Bienvenue dans ma maison d'édition (Année 2 & 3 - Partie 1)
1 janvier 2015
Ce qui pousse
L'année 2014 aura été particulièrement intense de ce côté-ci de la Marne. Et vous savez quoi ? J'ai adoré ça ! Sentiment d'être à nouveau sur un chemin. Le Ver à soie a beaucoup travaillé et les bonnes nouvelles continuent de pleuvoir. Pour la première fois depuis 2000, il y a vraiment des petites pousses vertes dans mon jardin. Envolé ce sentiment de bêcher de la terre gelée comme une biélorussienne de kolkhoze. Ce sentiment-là, si je le revois re-rôder dans ma vie, je pense que je n'hésiterai plus un seul instant à tirer à vue. Le repousser est d'ailleurs l'une des choses les plus difficiles qu'il m'a été donnée de faire, parce que cela signifiait larguer les amarres, rompre avec un certain monde dit de la "recherche", même si la mémoire de ce que j'ai vu et vécu structurera certainement tous mes choix jusqu'à mon dernier souffle. Il a fallu cesser d'avoir peur, vous comprenez ? Cesser d'avoir peur que, rompre, puisse un jour signifier abandonner mes recherches. Qui voudrait m'empêcher de penser la Biélorussie (ou quelle que soit la manière dont on l'appelle) très exactement ?
6 janvier 2015
Le Ver à soie et La Poste (suite...)
Lorsque j'ai fondé Le Ver à soie, beaucoup m'ont dit : "Tu vas voir ! Une entreprise, cela consiste surtout à savoir gérer et administrer de l'argent !" Heureusement, il y a la Poste ! Nous avons la chance de vivre dans un pays où la Poste a des solutions dites "business" qui consistent aussi à vous faire dépenser de l'argent, mais encore, à apprendre à gérer votre temps. Par exemple, quelle que soit la voie que vous choisissez pour obtenir un timbre, cela ne peut pas prendre moins de 20 minutes. J'en déduis que quelqu'un a dû, à un moment donné, décider que, toute procédure d'obtention de timbres devait conduire le client (que dis-je, le "prospect", parlons juste), à souffrir un minimum de 20 minutes par timbre. Comme nous l'avons déjà vu précédemment, l'un des moyens d'atténuer la douleur peut parfois consister à prévoir d'emmener son coussin avec soi, au cas où il soit par exemple nécessaire de se mettre à genoux devant les machines. "Pro", je commande la majorité de mes timbres sur internet, ce qui me prend toujours 20 minutes quand même, temps qui ne comprend pas le fait de trouver une boîte aux lettres.
Nos boîtes aux lettres ont changé deux fois au cours des six derniers mois. Je me dis qu’ils ont dû engager un chercheur pour faire des tests. D'abord, nous avions le choix entre Paris-région parisienne et Province-étranger. Ensuite, nous avons eu le choix entre Petits-moyens formats et Grands-Formats (mais j'ai eu bien du mal à cerner ce qu'était un grand format, lequel ne doit pas être confondu avec ce qu'on appellerait vulgairement un gros format, même si, a priori, on peut toujours envoyer une plaque de marbre de 3 kilos au tarif lettre pourvu qu'elle ne fasse pas plus de trois centimètres d'épaisseur, ce qui donne 1 kilo par cm). Enfin, nous sommes maintenant de nouveau revenus au choix entre Paris-Région parisienne et Province-étranger. C'est dire si nous avons avancé !
7 janvier 2015
Charlie...
Je déteste les manifs, mais cette fois, j’y serais. Je viens déjà de me retrouver spontanément Place de la République en pleurant et sans savoir comment.
28 janvier 2015
Bienveillance
4 heures de folie ce matin : de nouveau, plus d'e-mails ! Dans mon malheur, j'ai de la chance. Le monsieur qui m'a aidé par téléphone a été juste parfait. Je le lui ai dit tout net d'emblée d'ailleurs : "Monsieur, je suis une femme, qui plus est en état de stress, il faut me parler très doucement et très clairement". Ce qu'il fit (génial !). Autant dire que c'est suffisamment rare pour que je le marque d'une pierre blanche dans mon agenda. Et mes mails enfin de réapparaître, avec la possibilité d'en recevoir et d'en envoyer. Et que lis-je, tandis que je suis juste au bord des larmes d'avoir perdu toute cette matinée de travail que je ne pouvais pas perdre ?
Chère Virginie Symaniec,
Je vous souhaite une année 2015 bonne et généreuse, à vous qui tenez à bout de bras le merveilleux Ver à soie comme s'il était le Vers à soi, et que ce soi concernait tous ceux qui savent que la créativité des marges est au centre de la créativité de notre monde.
Cordialement,
Mirjana
Sincèrement, n'hésitez jamais, never ever, à m'envoyer ce genre de message. Merci Mirjana !
13 février 2015
La guerre d'usure
J'essaie de ne pas trop montrer que je l'ai mauvaise de devoir refaire le travail déjà fait, à peine payé et déjà détruit. On se remet lundi sur le site. Il va falloir encore y passer des nuits. Pas grave, au fond, c'est un peu toute ma vie, cette guerre d'usure. A un moment, je perdrai, c'est sûr, mais pas maintenant.
24 février 2015
Hallucinations visuelles
Je commence à être prise d'hallucinations visuelles : ce matin, au lieu de lire "lettre prioritaire", j'ai lu "lettre autoritaire". C'est là qu'une petite voix intérieure m'a dit : "Relis bien choupette, cela n'a aucun sens, assieds-toi, bois un café, fais quelque chose d'utile, je ne sais pas moi, tiens, mets-toi à ta compta par exemple, mieux, édite des factures !" Et là, une idée lumineuse m'a traversée l'esprit : et si j'envoyais à mes libraires en retard de paiement sur les achats fermes une série de lettres, sur lesquelles j'écrirais, pour les paiements spontanés de 7,80 euros à 90 jours, "lettre autoritaire" ; pour les paiements de 7,80 euros à 120 jours "lettre très autoritaire", et, pour les paiements de 7,80 euros à plus de 120 jours, "lettre super autoritaire", histoire de voir s'ils ont une petite voix intérieure qui leur parle, eux aussi ?
Entendu également ce matin : "Ah mais, si vous voulez qu'on vous paie plus vite, vous n'avez qu'à nous faire une remise plus importante". Personnellement, je laisse spontanément 35 % du prix de mes livres aux libraires. Sur les 7,80 euros qu'il me reste, je dois bien évidemment encore payer les auteurs, l'imprimeur, le cas échéant, la poste, et, dans tous les cas, le RSI. Entrer dans un circuit classique de distribution signifierait retirer encore 20 à 25 % pour le diffuseur/distributeur, et donc, financer aussi des tirages supplémentaires, sans aucune garantie de vente. Le Monsieur qui estimait me donner cette excellente idée d'augmenter sa remise avait déjà vendu le livre commandé, mais il essayait de me convaincre de lui laisser 40 % pour un paiement à 30 jours (je répète : nous discutons d'un livre vendu à 12 euros, sur lequel il me doit 7, 80 euros qu'il n'a déjà pas réussi à me payer en 60 jours !). Je lui ai bien évidemment demandé s'il avait vu la Vierge, bien contente de constater que je n'étais peut-être pas la seule à être sujette aux hallucinations visuelles, tout en lui disant que, tout ce qu'on lui demandait était déjà de payer à 60 jours. J'imagine qu'il a dû prendre ma réplique pour une hallucination auditive, mais je m'en fous, car j'étais moi-même en train d'halluciner de comprendre qu'il me demandait de le payer plus, pour que, au final, il me paie moins, tout en demandant 30 jours de délais supplémentaires.
En même temps, je me sens totalement rassérénée et décomplexée vous savez : venant des sciences humaines et sociales, je pensais être réellement la seule à ne jamais enlever mes moufles quand j'utilisais une calculette. Or, il ne faut pas être sorti de Polytechnique pour comprendre que, de nos jours, tout le monde déconne sans jamais retirer ses moufles devant une calculette. Alors je le lui demande : "Et si vous enleviez vos moufles ?"
Mon mari, qui traverse le salon à ce moment-là, émet une sorte de gloussement et, lorsque je raccroche, se marre, en me disant que j'ai juste l'air d'un poussin ébouriffé. Sincèrement, je trouve cela formidable de vivre dans un monde où les hallucinations des uns finissent par déteindre à ce point sur celles des autres pour en produire toujours de nouvelles, et où il est devenu absolument inutile d'absorber des substances plus ou moins licites pour en avoir. Aller, pause : c'est l'heure du goûter !
27 février 2015
Assassinat de Boris Nemtsov…
10 mars 2015
Savez-vous combien d’occurrences du terme Moscou il peut y avoir dans un livre de 464 pages sur Novgorod ? C'est la partie du travail que je préfère, Cela me rappelle l'HDR... La mienne faisait plus de 630 pages, et j'ai dû faire l'index deux fois : une fois pour la soutenance, une fois pour l'éditeur. Allez, plus que 7 pages d'index à monter pour hier. J'en suis à Pinsk !
16 mars 2015
Souvenirs
Un nouveau chapitre : du théâtre, du feu et des canards...
J'ai passé mon BAC, obtenu une licence d'études théâtrales, et me suis inscrite au concours du TNS à Strasbourg. J’ai planché sur un projet de scénographie et de mise en scène sur un thème imposé : Le Tartuffe de Molière. Ma maquette est prête. Mon père décide de m’emmener à Strasbourg en voiture pour la déposer. Il y croit. C’est la seule fois où il m’emmène quelque part pour me rendre service. Nous partons, maquette dans le coffre, ce qui est une histoire en tant que telle : comment nous avons failli mourir. Je viens aussi de passer mon permis de conduire. Mon père me donne les clés de son Opel GTI. Autant dire que je n’ai pas intérêt à commettre la moindre erreur. Arrivés sur l’autoroute, il lance, toujours aimable un « quand on ne sait pas doubler, on ne prend pas l’autoroute ! », ce qui, dans sa langue, signifie "accélère !" Soupir. Clignotant, 130, 140, je double. Alors lui : « Cette voiture a un moteur puissant, c’est allemand ! », ce qui, dans sa langue, signifie "accélère encore !" Alors moi, 150, 160, 170… Nous allumons une cigarette. Nous roulons depuis plus de deux heures. A cette époque, il y a presque trente ans de cela, pas de radars, pas de flashs. Il se met à bruiner. La route s’est rétrécie à deux voies. Nous sommes sur la voie de gauche. Je m’apprête à doubler un camion, qui, sans prévenir, se met lui-même à en doubler un autre. Si j’accélère, nous sommes morts, si je pile, nous sommes morts. Regard rétro, par chance, personne derrière. Blanc.
Mon inconscient qui a pris la main a tout fait de manière mécanique : j’ai rétrogadé sans m’en rendre compte et, en quelques secondes, nous avons perdu 100 kilomètres heure. Sentiment de faire du surplace, ça fait mal dans le corps, le moteur hurle. Lorsque mon cerveau conscient reprend la main, je constate que l’avant de l’Opel est en train de passer à quelques centimètres du cul du camion. Mon père lance un toujours aimable constat : « Le moteur hurle Virginie ». Je pense : « On s’en fout là ! Mais d'accord, 3ème, 4ème, retour 5ème...». C'est vrai, il n'aurait pas fallu couler une bielle aux russes, non plus !
Nous suivons maintenant le camion à 80 kilomètres heures. Il se rabat enfin. Comme il n’y a pas de nouvelle injonction à ma droite, je double, car c’est apparemment essentiel pour montrer qu’on sait conduire sur l’autoroute et, de nouveau, 90, 100, 110, 120, 130, 140, 150, 160, 170… Nous sommes vivants, alors nous pouvons allumer une nouvelle cigarette. Mon père, qui n’a pas cillé pendant toute la scène, dit alors trois choses : « Cette voiture consomme normalement à 140… » Dans sa langue, cela signifie « j’ai eu la trouille, tu peux ralentir ». Alors d’accord, 160, 150, 140… Puis : « Tu devrais arrêter de fumer ces cigarettes américaines, elles sont cancérigènes, les brunes, au moins c’est sain. Fumer ces merdes va finir par te tuer… » Aha… Et enfin, un peu plus tard : « Qui t’a appris à conduire ? » C’est la première fois que je parle depuis le début du voyage : « Un pilote de course ». Et c’est vrai : un obsédé du frein moteur. Ses cours donnaient à peu près ça : « Avance, dégage la route, tes rétros, ça passe là, frein moteur, 3ème, 2nde, mais avance, laisse glisser, lâche nom de Dieu, accélère, lève le pied, plus vite avec les pédales, on ne freine jamais avant un virage, pendant un virage, ou après un virage : rétrograde avant, accélère pendant, c’est physique, 3ème, 4ème, maintenant ! Et arrête de conduire comme une fille, on n’est pas là pour dormir, avance ! » Je n’ai pas dit à mon père à quel point ce sale type a pu m’humilier et me faire pleurer. J'en avais marre ! D'autant que, mon permis, je l'ai passé 3 fois, du fait que l'inspecteur n'a pas du tout apprécié d'être secoué comme ça par une fille. Je dois pourtant admettre aujourd'hui que, dans la pratique, les méthodes de cette brute m'ont déjà sauvé la vie plusieurs fois, en fait.
A Strasbourg, le concours du TNS se passe mal. Il est annoncé qu’il y aura 6 gagnants. J’arrive bien évidemment 6ème. C’est alors que le directeur de l’école annonce que le TNS ne prendra que 5 personnes. Quand on ne veut pas de quelqu’un, il n’y a aucun problème pour changer les règles, même au dernier moment. Toute ma vie : chaque candidat est convoqué devant la commission pour l’annonce des résultats. Lorsque le directeur, qui regarde ses chaussures d’un air énervé, comme tous ceux qui ont quelque chose à se reprocher, m’annonce devant la commission que cette dernière n’a pas retenu ma candidature, je suis debout, je me sens toute petite, terriblement triste, et le seul mot qui sort de ma bouche est juste : « Pourquoi ? »
Un vieux Stal, directeur technique, assis à la droite du directeur, du genre énervé lui-aussi, lance alors entre ses dents un : « Vous avez un profil d’intellectuelle. On n’a pas besoin d’intellectuels ici ! » C’est alors qu’un homme, scénographe, plus jeune, qui se trouve en face de lui, prend la parole pour lui dire : « Ce que vous êtes en train de faire est dégueulasse ». Et ils commencent à s’engueuler, devant moi : l’un pour dire « elle a une licence d’études théâtrales, comment vont faire les gars en face d’elle ! » ; l’autre : « Depuis quand un bon technicien ne doit-il avoir aucune éducation ? Depuis quand ne faudrait-il pas qu’il soit créatif dans sa relation au metteur en scène ? Ses résultats passent ! Elle a les notes qu’il faut ! » — « On ne veut pas d’une intello, ça va foutre la merde ! » — « Ok, je me casse, c’est dégueulasse, dégueulasse ! » Et il se lève, passe devant moi, me présente ses excuses pour cette farce, et sort en claquant la porte. Il était magnifiquement courageux, cet homme. Un homme courageux, on s’en souvient toute sa vie. Je ne l’ai jamais revu, jamais pu le remercier, c’est un vrai regret. Et le directeur de lancer : « Si vous voulez faire vos preuves, allez donc à Bussang ! » On se demande bien pourquoi il fallait que je fasse mes preuves, puisque j’avais le nombre de points requis, mais c’est comme ça : il y a des gens qui n’ont jamais besoin de faire leurs preuves, même lorsqu’ils n’ont pas le nombre de points requis, et d’autres qui, quel que soit ce qu’ils font, doivent toujours faire leurs preuves, même avec tous les points requis, parce que la preuve de leurs résultats, même s’ils présentaient un prix Nobel, sera toujours insuffisante, mais toujours aux yeux des mêmes crétins. Nous sommes remontés dans l’Opel GTI et, force est aujourd'hui de constater que, cet échec, je me suis débrouillée pour le répéter de façon systématique pendant les 20 ans qui ont suivi.
En attendant, me voilà partie pour un stage au Théâtre du peuple de Bussang, dans les Vosges où, cet été là, on jouait Macbeth, pièce maudite du répertoire. Nous serons deux techniciennes plateau, deux filles, aussi petites et peu baraquées l’une que l’autre. Il y a plusieurs problèmes (et je passe sur la légende qui dit que Tante Cam, qui a joué Lady Macbeth dans ce théâtre, vient y rôder pour le hanter la nuit depuis qu'elle a été enterrée dans le jardin). Le théâtre de Bussang est déjà un vieux théâtre en bois. Ses dessous son emplis de décors qui datent et qu’il faut entièrement dégager. C’est pour les deux filles. Il n’y a jamais eu de prise de terre dans ce théâtre. Le directeur technique nous prévient que, si, en installant les projecteurs sur le grill à 10 mètres du sol, nous prenons une décharge, nous risquons d’être projetés à plusieurs mètres. Aller placer les projecteurs à 10 mètres de haut, en marchant sur des ponts en bois qui datent aussi de la création du théâtre, et qui bougent horizontalement et verticalement lorsqu’on marche dessus, c’est aussi pour les deux filles. Il nous faudrait des gants, mais la production ne veut pas nous en acheter. Il faudra faire grève pour que nous ayons chacune une paire de gants, car cela sert à beaucoup de choses, des gants : à ne pas rester coller non plus sur un projecteur s’il y a une décharge ; à ne pas se taillader ou se lacérer les mains lorsqu’on va chercher des plaques d’acier dans les bennes de l’usine d'à côté.
Pendant trois semaines, nous travaillons sans gants. Pourquoi des plaques d’acier ? Parce que l’on va faire de la pyrotechnie dans un théâtre en bois où chaque poutre part en poussière lorsqu’on la touche, et qu’il faut au minimum sécuriser tous les lieux de départ de feux. Construire des baignoires en acier avec des clous tapissiers, ce sera aussi pour les deux filles. A 10 mètres, les perches en bois datent aussi de la création du théâtre. Il va falloir les remplacer par des perches en allu. Apprendre à utiliser la meuleuse et grimper à 10 mètres de hauteur pour faire les installations de poulies nécessaires, c’est encore pour les deux filles. Le système de perches n’est d’ailleurs pas encore électrifié dans ce théâtre. Tout est mécanique : pour les faire monter et descendre une fois toilées, il faut placer les poids correctement en coulisses, prendre son élan, sauter sur les guindes pour y peser de tout son poids. Ce sera aussi, pendant le spectacle, un exercice pour les deux filles. En bref, ce théâtre, nous le reconstruisons en un mois de A à Z, à trois. Le directeur technique est dans une merde noire. Il nous forme comme il peut. Il est le seul à prendre réellement soin de nous. Il soupire, nous prévient des dangers : « Les filles, j’ai quelque chose à vous dire et cela ne va pas vous faire plaisir... » Ce type, je lui fais confiance. C’est un type bien. Il est courageux, se bagarre, aime son métier, dit toujours le juste, sait tout faire, trouve toutes les bonnes solutions. Nous suivons, mais tout en pensant que nous serons bientôt physiquement prêtes pour faire l'école du cirque.
A Bussang, les journées de travail sont longues. L’équipe technique travaille tard. Lorsque nous arrivons à la cantine, il n’y a déjà plus rien à manger, pas seulement parce que les autres se sont servis avant les techniciens sans rien leur laisser, mais parce que la production a décidé qu’il ne fallait pas faire plus à manger que nécessaire, le nécessaire ne comprenant apparemment pas l’équipe technique. Pendant un mois, nous mangeons les restes de riz aux courgettes que veulent bien nous laisser les autres. Porter toute la journée des charges qui font deux fois leur poids, c’est encore pour les deux filles. Perdre 10 kilos en un mois, aussi. Et lorsque nous allons enfin nous coucher, les draps sont humides, parce qu’il se trouve que c’est humide, les Vosges. Nous travaillons presque 20 heures par jour, mangeons du riz et on se pèle. Au bout de trois semaines de ce régime, j'ai même la démarche aussi souple et délicate que celle d'un camionneur.
Bien sûr, nous ne sommes pas rémunérées. A l'époque, les stages ne sont pas rémunérés. Alors, le directeur technique demande d'abord gentiment à la production de nous donner au moins 500 francs chacune, et la production lui répond : c'est non. Alors, la vieille de la première, il annonce simplement qu'aucune lumière ne s'allumera le lendemain sur le plateau si on ne nous trouve pas au moins 500 francs chacune. Son argumentaire est devenu simple : l'esclavage a tendance à lui provoquer une paralysie inopinée des deux bras ; il sera bien à son poste, en cabine, mais on ne sait pourquoi, ses mains ne pourront jamais atteindre les potars ; elles resteront tranquillement assises sur ses genoux. Noir programmé pour tout le monde ! Or tout le monde sait, à ce moment-là, que cet homme est bizarre, qu'il a une fâcheuse tendance à être honnête et à toujours faire ce qu'il dit. Il est radieux lorsque la production cède.
Il n’y a qu’une chose qui n'était pas pour les deux filles, mais pour l’une des deux seulement : les effets pyrotechniques. C’est une femme d’un mètre cinquante qui en était chargée. Pour devenir pyrotechnicienne, elle avait dû passer un diplôme de tir de mines dans l’armée. Sa spécialité était de faire du feu sur elle, de se transformer en torche, et je fus intronisée assistante de cette femme-là. Dans son atelier, autour des poudres, il y avait de grands panneaux : « attention », « danger », « ne pas approcher, ou ça va vous péter à la gueule », et plein de têtes de mort dessinées tout autour. Pam y était généralement assise pour préparer ses bombes devant une grande table, clop au bec. Elle m’apprit à faire des circuits électriques, à doser.
Pour le 14 juillet, elle décida d’organiser un feu d’artifice sur la colline qui surplombait le théâtre. Nous étions plusieurs blousons en cuirs et gants, cagoulés en haut de la colline, attendions le top départ, en silence. « Au moins, vous saurez ce que c’est que de déclencher un feu à la main. Je répète : briquet main droite, vous allumez, vous restez au sol, et seulement une fois que la bombe est partie, vous courez jusqu’à la suivante. C’est clair ? Et n’allez pas vous faire emporter un bras, ce n’est pas le moment ! » C’était très clair. A minuit nous avons dévalé la pente. Ça partait dans tous les sens. Couchés, allumer, debout, courir, couchés, allumer, debout, courir, et en rythme s'il vous plaît, car il ne faudrait pas s'imaginer que l'on puisse passer à côté de la dimension éminemment artistique de l'action. Tout autour, des fusées, des arbres, et un théâtre en bois. Et tous : oh la belle rouge, oh la belle bleue…
Tous les jours, le metteur en scène disait : « Lors de la scène de Banco, lorsque l’enfant jette le pétard dans les dessous, et que les victimes de Macbeth en sortent dans la fumée, cela ne pète pas assez bon sang. Il faut que ça pète plus ! » Cela énervait beaucoup Pamela d’entendre ça tous les jours. Tous les jours, elle tassait un peu plus la poudre. Un jour, elle s’est énervée un peu plus que tous les jours. Elle a grommelé un : « Il m’emmerde ! Je vais lui montrer ce que ça fait quand ça pète ! ». Elle a pris un seau de chantier, mis des assiettes cassées dedans, pris un mini sac de poudre noire, l’a tassé au maximum, l’a mis dans le seau, a placé le seau dans l’un des escaliers qui menait aux dessous, a relié le mini pétard à la console électrique. Cela, elle l’a fait toute seule, sans prévenir personne.
Lorsque le pétard était jeté par l'enfant dans les dessous, c’était ce qu’on appelait un top, et lorsqu’il arrivait à ma hauteur, je devais appuyer sur le bon bouton. Pendant ce temps, ma collègue préposée au plateau devait mécaniquement actionner l’ouverture du rideau d’avant-scène, dont la manivelle se trouvait en haut de l’escalier où Pam avait placé le seau.
Dans les dessous, il y avait aussi toute l’armée des victimes de Macbeth en armures de cuir, et une soprano qui, après l’explosion du pétard et le départ des fumées, devait chanter un air de Monteverdi. C’est sur ce chant que les victimes de Macbeth devaient monter l’escalier (sous lequel je me trouvais avec ma console électrique), avant d’apparaître les unes après les autres sur scène, sous le regard de Macbeth ahuri. Le pétard est arrivé, j’ai appuyé sur le bouton, et je n’ai pas compris tout de suite ce que je venais de déclencher. L’explosion du mini sac de poudre au fond du seau a été si puissante, que la scène du théâtre s’est soulevée. Ma collègue a vu les assiettes brisées passer à côté de sa tête en haut de l’escalier, et en a été tellement pétrifiée, qu’elle n’a jamais pu ouvrir le rideau. La soprano n’a jamais pu non plus trouver le la. Je la revois en train de taper son diapason sur une poutre tout en disant : « je suis sourde, je suis sourde… ».
Nous sommes tous péniblement sortis des dessous dans un nuage de poussière. J’étais mouchetée de petites brûlures, les mains, le visage, le cou, parce que, comme j'ai toujours de la chance, je faisais bien évidemment face à l'explosion. Pam, qui jouait l’une des sorcières était déjà sur scène en costume. Elle a demandé au metteur en scène, dans un silence terrible : « Alors, ça pète assez comme ça ? » Lui, blême : « Ok, j’ai compris, on va faire moins ». Puis, un peu plus tard, me tendant un tube de biaphine : « Tu auras au moins appris que, lorsqu’on joue avec le feu, on garde ses distances ! ». Aha…
Elle m’a réengagée plus tard, lors d’un feu d’artifice sur eau qui s’appelait La Dame du lac, et qui devait se dérouler sur le lac de Créteil à l’occasion du Festival du film de femmes. Le principe était simple : elle, la dame du lac, se tenait debout sur un radeau. Deux petits bateaux à moteur, apprêtés en dragons, et dans lesquels nous étions, devaient attaquer la dame de toutes leurs flammes, laquelle dame allait se transformer logiquement en torche. Simple. Nous avions passé la journée à monter le circuit électrique de son costume et du radeau. Parallèlement, dans les bateaux, nous avions des petites bombes, qui avaient la capacité de se retourner dans l’eau avant d’exploser. Il fallait dégoupiller avec les dents, allumer au briquet, lancer, tout en conduisant le bateau. A la nuit tombée, nous sommes montés dans les bateaux. Cuirs noirs, cagoules noires, comme d’habitude. J’étais assise sur une couverture mouillée, laquelle était sur le réservoir d’essence. J’étais aussi censée conduire. Tout autour, le silence et les canards : coin coin coin. Nous avions encore un seau à bord, au cas où. Nous attendions le top de Pam : une fusée qu’elle devait lancer du radeau. Enfin, la fusée inonda le ciel d’une magnifique couleur rouge. Essayez de tenir un manche tout en dégoupillant, allumant, lançant. Ce n’est pas facile. 3 minutes. Cela a duré 3 minutes. 3 minutes, pendant lesquelles nous avons lancé tout ce que nous pouvions lancer, tout en tournant en rond sur ce schtroumpf de lac de Créteil. Nous n’avons bien évidemment jamais réussi à atteindre le radeau.
Tout allait trop vite en fait, et Philippe, mon co-équipier, à un moment donné, de crier : « Feu à bord, bordel ! » La tête de notre dragon était en flammes et c'est précisément dans ce genre de moments qu'on n'est pas très contente d'être assise sur un réservoir d'essence. Philippe s’est jeté sur le seau pour éteindre l'incendie avec l’eau du lac. Pendant ce temps, je devais continuer : dégoupiller, allumer, lancer, tenir la barre, et schplaf, me prendre aussi au passage des seaux d’eau dans la figure. Je criais : — « Je ne suis pas le dragon, merde ! » Et Philippe : « Je m’en fous, on crame, j’arrose ! » Et Pam qui, au loin, part en torche, fiiiiiiz, oh la belle jaune ! Et l’autre bateau qui tourne aussi en rond, prout, prout, prout, prout. Nous ne savons pas qui regarde, mais ce que les spectateurs entendent ne doit pas être triste : « Tiens la barre bordel, attention, un canard, faut pas faire exploser les canards ! »
Lorsque nous revenons sur la berge, nous sommes exténués, lessivés par l’eau du lac. Nous sommes allongés dans l'herbe lorsque Pam débarque à son tour. A voir sa tête, nous sommes tous pris d’un fou rire, mais tant qu’elle nous engueule, c’est qu’elle ne va pas trop mal. A chaque fois qu'elle s'enflamme, nous avons tous un peu peur pour elle tout de même ; qu'un jour, cela ne tourne mal. Elle sort la biaphine, frotte son visage rougi avec. Et c’est là que nous prenons conscience que le public commence tout juste à arriver. Que tout cela, personne ne l’a vu, et que Pam s’est juste transformée en torche pour trois canards… Pourquoi je raconte cela ? Je me demande : qu’est-ce que cela va bien pouvoir donner, quand je vais commencer à vous raconter la Biélorussie, si j'ai la force un jour de le faire ?
17 mars 2015
L'exercice d'endurance sur Novgorod est terminé. Aujourd'hui, les rotatives se sont mises à tourner...
22 mars 2015
Pour la deuxième année consécutive, le samedi matin a donné lieu à une accumulation de moments fantastiques au salon du livre de Paris. Mais le plus fantastique de tous était mon rendez-vous sur le stand de la Slovaquie, où je devais remettre des exemplaires de Café Hyène à la SLOLIA. Je suis accueillie très chaleureusement et, comme il est dix heures du matin, on me demande si je veux du café. Chouette ! Je m'assois, nous commençons à discuter et, en même temps que le café, arrive sur la table… un petit verre de liqueur aux herbes ! Sincèrement, sur le moment, j'ai du mal à ne pas rire. J'inspire un grand coup en me disant que, voilà : je suis éditrice, il est donc important de savoir donner de sa personne pour pérenniser un certain nombre de relations. Il fait de toute façon toujours froid dans les allées. C'est un argument objectif. Il faut donc bien prendre les moyens de se réchauffer. De plus, prenant de la bouteille, si je puis me permettre, je l’avais anticipé. Mais comme l'année dernière, la chimie de cet alcool aux herbes que je croyais maintenant reconnaître m'avait fait beaucoup d'effet, je m'étais cette fois jurée de ne pas en abuser. Les conditions ne sont toutefois pas tout à fait les mêmes. Derrière nous, il y a un stand russe sur lequel un monsieur parle très fort, et mes hôtes slovaques semblent un peu fatigués : "Ne croyez pas que nous ne les aimons pas", dit l'une de mes hôtes. "Nous les trouvons juste parfois un peu trop… agressifs. Pas individuellement, non non, pas comme peuple, non, non plus". Puis, roulant les r comme si elle poussait un grrrrr après avoir avalé d'un coup sa liqueur : "mais comme Krrrrrremlin !"
Vue l'injonction, j’avale aussi, brrrrr. Puis, mmm..., et je demande : dites-moi, cela fait un an que je veux vous poser cette question : qu'est-ce que c'est, comme alcool ? Mes hôtes se regardent en souriant cette fois d'un air complice et, sortant une bouteille verte de dessous la table, expliquent : c'est de la Becherovka, à savoir un alcool tchèque aux plantes qui porte le nom de son inventeur, Monsieur Becher, lequel était pharmacien de son état et s’y connaissait donc très bien en plantes. — Ah ! C'est bon. Et moi qui pensais que c'était de l'alcool slovaque ! — Ah nooon, me dit l'une de mes hôtes, l'alcool slovaque ne se trouve pas dans cette bouteille verte. Il se trouve dans cette autre bouteille verte (qui sort soudain elle aussi comme par magie de dessous la table...), et qui porte le nom de Demänovka ! La seule pensée qui me vient alors à l'esprit est que je viens certainement de monter en grade ; que je vais donc aller plus loin dans la découverte de la Slovaquie, tout en étant dument tenue et cadrée dans l'axe tchèque. Le constat est clair : il s'agit bien des mêmes bouteilles, mais pas des mêmes étiquettes : il va donc aussi falloir goûter à la Demänovka.
Comme j'ai très envie de rire, en me disant que, du coup, le reste de la journée ne va pas être facile, j'essaie de me concentrer. Toujours optimiste, je me dis que, avec un peu de chance, la slovaque Demänovka va annuler l'effet de la tchèque Becherovka. Alors j'inspire, et… zou, j'avale la Demänovka ! Mes hôtes ont ouvert de grands yeux. Ils attendent impatiemment ma réaction. — Mmmm, c'est bon, dis-je. Il y a des herbes, aussi. En plus, c'est vraiment très différent de la Becherovka ! Bonne réponse, alors c’est cette fois une assiette de fromages qui sort de dessous la table. Car me dit-on, la Demänovka est bien meilleure avec du fromage, mais pas avec n'importe quel fromage. Elle est bien meilleure avec ce fromage, premier élément de la longue liste de nuances qui séparent Prague de Bratislava. Au fur et à mesure que ces dames remplissent mon verre, je sens qu'une longue collaboration franco-biélorussiano-slovaque est en train de devenir possible, mais que je suis en train de boire deux fois plus que l'année dernière, et que, logiquement, je vais mettre deux fois plus de temps à rejoindre mon stand que l'année dernière.
J'y arrive enfin. La Demänovka n’a pas du tout annulé l’effet de la Becherovka, bien au contraire, et j'ai le sourire super tchécoslovaque lorsque j’aperçois mon éditeur préféré en train de se bagarrer en ronchonnant avec la machine à café. Il est blanc comme un linge et semble envahi d’une immense lassitude. Je lui demande bien évidement s'il a encore passé la nuit à signer des contrats sur fond de breuvages aux plantes avec des serbes. — Pire, me répond-t-il. Je viens de quitter la Roumanie, j'ai mal au dos, j'ai mal à la tête, je veux du café, j'ai envie d'une cigarette... (Puis, remarquant enfin mon sourire.) Ah non ! Ne me dis pas que tu reviens de Slovaquie gavée de potion magique ! — Siiii, hi hi... Alors lui : "Virginie, tu pourrais faire un effort tout de même, c’est Shabbat merde !" Je suis pliée : "Continues", lui dis-je, "j’adore quand tu m’appelles Virginie". Il pouffe, me dit que je suis insupportable, mais m’aide pendant une heure à dessouler en me servant du café. Puis, soudain, ça le prend. Sans transition, il va voler dans les plumes de notre collègue qui publie des livres sur les nazis d'Ukraine en lui disant : "Je trouve tout de même que tu véhicules des idées de merde, ça m’ennuie, alors c’est Shabbat, mais si tu veux, le nazisme, je te l’explique". — "Oui, mais Poutine est victime de…" — "Tu nous prends pour des cons là ?" Je dessoule à la seconde en pensant : "Ah la la, que c’est beau un homme qui revient de Roumanie, qui a mal au dos, qui a mal à la tête, qui vient de boire plein de café, qui a toujours envie d’une cigarette, et qui travaille le samedi pour défendre à ce point son métier d’éditeur". Il est formidable, ce salon du livre. J'y retourne. Vous venez ?
29 mars 2015
Comment planter une parution ?
Voici de nouveau ce qu'on peut lire sur Amazon sur les deux livres du Ver à soie qui viennent de paraître.
"Temporairement en rupture de stock. Commandez maintenant et nous vous livrerons cet article lorsqu'il sera disponible. Nous vous enverrons un e-mail avec une date d'estimation de livraison dès que nous aurons plus d'informations". Fausse information, cela va de soi(e).
2 avril 2015
Colère froide
Hier, autre rendez-vous, toujours avec un homme : 10 minutes de discussion, 3 gifles, 2 pics, 4 sarcasmes. Celui-là ne semble pas comprendre que, plus je souris, plus je deviens gentille, plus je me tais, et plus je deviens dangereuse. Il a l'air content d'avoir affaire à une gentille fi-fille qui lui sourit. Il est en pleine ascension. Il est convaincu de dominer. Il plane, sans remarquer que cela fait déjà 10 minutes que je suis en posture de combat. D'ailleurs, son mépris est tel, qu'il ne lui viendrait même pas à l'esprit d'imaginer que, lorsque je me tais en souriant, ce n'est pas parce que je bois ses paroles, mais parce que je l'observe. Nous faisons partie du même milieu, nous partageons certaines connaissances, mais il n'a pas l'air non plus de se rendre compte qu'il utilise des phrases qui ne sont pas de lui, et donc que, concomitamment, je suis en train de découvrir et de lister avec qui ce perroquet a déjà parlé de moi sur le ton de la moquerie. C'est tellement bête, au fond, de monter sur mon bateau en oubliant que c'est moi qui le dirige et qui donne le cap. Je sais que certains ne m'utilisent que comme faire-valoir.
26 avril 2015
Le Ver à soie, fin de seconde année d'exercice
2 traductrices et 1 auteure payées aujourd'hui. Je viens de commander tout un chapelet de RIB aux autres. Je m'amuse comme une gamine depuis hier matin avec le simulateur de calcul de l'AGESSA. J'adore cliquer sur le bouton calculer. Je m'amuse à entrer n'importe quel chiffre, pour voir ce que cela donnerait si je vendais, par exemple, 10 000 livres ! Sur mon interface bancaire, je clique aussi, mais là, pas sur n'importe quel chiffre hein et, à chaque fois que je clique, je me dis : clic, tu es éditrice, clic, tu es encore éditrice, clic clic, tu es toujours éditrice.
Demain, je vais cliquer pour le RSI. Cela va être moins drôle, parce qu'ils n'ont pas de simulateur de calcul. Je pense que vais tout de même m'offrir une vodka avant de me retrouver en slip, mais au moins aurais-je le sourire béat de la fille qui gère une entreprise utile. Personne ne va être millionnaire, nous sommes bien d'accord, mais comme dans une société, c'est essentiellement le partage des richesses qui compte, mes libraires préférés vont donc avoir le plaisir de m'entendre à nouveau au téléphone dès la fin des vacances scolaires : "Allô, bonjour, c'est le petit Ver à soie à l'appareil. D'après mon simulateur de calcul, vous me devez toujours 7,80 euros depuis 145 jours..."
9 mai 2015
Sentiment qu'il m'est impossible, depuis des semaines, d'écrire vraiment sur les belles choses comme sur les moches. J'essaie de me forcer, rien à faire. Mille choses me perturbent en permanence, des choses qui n'ont l'air de rien, comme qui dirait des détails, mais qui semblent me toucher plus profondément que d'habitude, et c'est un peu comme si une porte restait entr'ouverte, claquait au vent, je ne sais pas où elle se trouve, impossible de la refermer. Il y a 48 heures, j'ai pourtant fait une rencontre magnifique. Je me suis retrouvée avec une collègue éditrice que j'avais très envie de connaître et nous avons pris le temps de nous asseoir pour parler. Une partie de la conversation donnait à peu près ceci : est-ce que tu connais X, chercheuse de formation devenue éditrice ? Et Y, chercheuse de formation, devenue éditrice ? Et Z, chercheuse de formation, devenue éditrice ? Tu ne savais pas que j'étais médiéviste ? Tu es HDR ? Mais sur quoi as-tu travaillé ? C'était incroyable, je vous assure. C'était calme aussi. Paisible. Pas besoin de tout expliquer ou de tout dire sur ce qui procure de la joie ou sur ce qui abîme. Simple. Peut-être pourrions-nous nous réunir ? Commencer par ça ? Et si cela arrivait vraiment ? Que toutes ces surdiplômées qui en ont pris plein la figure tout en trouvant la force de construire leur propre galion se trouvent et se réunissent enfin ? Qu'échangeraient-elles ? Que trouveraient-elles ? Je voudrais bien que cela arrive, pour voir si la porte cesserait enfin de claquer et si une île pourrait enfin apparaître ne serait-ce qu'au lointain du sentiment d'exil.
13 juin 2015
La poste, parce que cela faisait longtemps, mais on va faire court. Devant moi, une dame visiblement très handicapée. Au guichet, une jeune employée qui, voyant la dame lui donner une enveloppe à affranchir, la renvoie sur les machines. Je lui demande : "Ne voyez-vous pas que cette dame est incapable d'utiliser l'une de vos machines ?" Et la conversation donne à peu près ceci :
Elle - Ce n'est pas mon problème !
Moi - Vous ne pouvez pas demander à l'un de vos collègues de l'aider ?
Elle - Mes collègues sont peut-être occupés !
Moi - Peut-être ?
Elle - Écoutez Madame, j'ai ma propre morale !
Moi - ?
Il s'est fort heureusement trouvé quelques contribuables qui ont une autre morale pour aider la dame handicapée, sans quoi elle y serait encore, mais sincèrement, vue la tournure qu'a pris la conversation lorsque j'ai dit à cette jeune femme à morale que sa morale était de toute évidence une morale de merde, je ne sais pas si mes courriers auront quitté la poste de Charenton aujourd'hui. Je voulais envoyer un colis en Russie, mais elle voulait à toute force que mon colis parte en bateau. Lorsque je lui ai demandé pourquoi elle voulait que mon courrier parte en bateau, elle m'a répondu que c'était parce que, pour la Russie, les courriers partaient en bateau. En sortant de la poste, j'étais en train de me débrouiller avec cette réponse, lorsque je croise une connaissance qui, vu ma tête, me demande si ça va. Je lui raconte. Il se marre en m'expliquant que, maintenant, lorsqu'il se rend dans notre célèbre bureau de poste, il commence de toute façon par leur demander systématiquement une choucroute. Voyez comme les gens finissent par s'adapter...
16 juin 2015
Ce matin, je constate que la librairie Lavocat, située dans le 16e arrondissement à Paris, m'a enfin réglé la facture 35c du 17 juillet 2013, dont le montant était de 7,80 euros. La chaîne du livre se porte beaucoup mieux maintenant. On l'applaudit !
17 juin 2015
C'est drôle comme ma boîte aux lettres est désespérément vide depuis 3 jours. Cela peut arriver. Mais c'est drôle aussi comme l'étiquette du Ver à soie y a été arrachée. Mon humour et ma prose énerveraient-ils quelqu'un ? On va continuer alors ! Mais non sans oublier de faire ce qu'il faut pour archiver ces faits et les rendre publics, accessibles à tous et à toutes. Nous sommes le 17 juin 2015, pour commencer. Si on note tout bien, ce sera ensuite plus facile pour faire les recoupements qui s'imposent.
28 juin 2015
Dernière ligne droite avant Léon
Cet été, à partir du 6 juillet, Le Ver à soie installera tous les matins sa petite librairie éphémère sur le marché de Léon (nocturnes les mercredis soirs à Léon, mais aussi les 23 juillet et 13 août à Messanges). Grâce à LycAtébas, il participera aussi aux marchés nocturnes des créateurs qui se tiendra à Léon les dimanches 26 juillet et 16 août, et ça, c'est l’autre super bonne nouvelle de ces dernières semaines. Préparer cette aventure demande beaucoup d'organisation. La liste de ce que je dois emporter fait actuellement trois pages. Charger la voiture toute seule la veille du départ va déjà être en soi un festival. Sentiment d'avoir perdu trois kilos rien qu'à réunir tout ce que je dois prendre. Il va encore falloir faire preuve d'une ingéniosité de biélorussienne pour réussir à tout caser dans le coffre, mais je viens de découvrir que la Twingo pouvait se mettre totalement en break, ce que je n'avais pas vu l'année dernière, et ce qui va tout de même beaucoup faciliter les choses. On me dit : "Quoi ? Tu y retournes ? Mais c’est dur de faire les marchés !" Un peu que c’est dur et un peu que j’y retourne ! Depuis deux ans, je teste des tas de choses. Beaucoup fonctionnent, d’autres non. Cela ne signifie pas que ce qui ne fonctionne pas au Ver à soie ne peut pas fonctionner pour d’autres dans l’absolu, mais ce qui fonctionne pour d'autres ne fonctionne pas toujours dans la micro-économie qui est la mienne et qui nécessite d’être quasiment constamment sur le terrain. Quel terrain ? Partout où il y a des lecteurs potentiels, c’est « le terrain ». Et si j’ai bien appris ma leçon de l’année dernière, le monde se divise en deux : ceux qui savent qu’ils sont des lecteurs potentiels, et ceux qui ne le savent pas encore. L’objectif est le même : gagner de quoi tenir pour avoir quelques livres de plus au catalogue à la fin de l’année. Il faut beaucoup travailler pour cela, mais si j’y arrivais, alors je pourrais commencer à envisager de déléguer un peu plus la distribution. J’aimerais bien. Alors on va continuer à travailler beaucoup encore un peu sur 3 mètres linéaires, sous un parasol rouge, auquel on suspendra, cette année, des papillons (jaunes et orangés). Facile comme ça de me trouver ! Et un grand merci à Léon de m’accueillir encore cette année.
6 juillet 2015
La douce vie estivale d'une éditrice volante
Ce matin, 7 h 30, premier jour de "déballe" comme on dit dans le jargon des camelots. Je suis à peine sortie de ma voiture que j'entends un très souriant : "Tiens, tiens, voilà une éditrice qui a un record à battre cette année !" Mais quelque chose me dit que cela ne va pas être facile, pas seulement parce que rien ne peut être facile dans ma vie, mais parce que, ce matin, j'avais un libraire itinérant pour concurrent. Ou bien faudrait-il dire qu'un libraire itinérant m'a eu pour concurrente ce matin ? Moi, je suis immédiatement allée voir son stand. Lui, ne s'est pas résolu à s'approcher du mien. Or le libraire qui fuit l'éditeur, et en particulier l'éditeur indépendant, ce n'est pas nécessairement un paradoxe. Vous savez à quel point j'aime le vocabulaire des marchés ; à quel point je suis sensible au fait que tout est une question de contexte dans la vie. Sur un marché, ce qui est confus ailleurs redevient immédiatement clair et ce qui tourne ailleurs à l'envers se remet immédiatement à tourner à l'endroit.
Dans la vie courante, cet homme est un libraire, c'est-à-dire quelqu'un qui fait un métier considéré comme noble : il vit en vendant ce que produisent des éditeurs, mais pas forcément des éditeurs indépendants, ou disons, pas toujours, et pour cause. Moi, je suis éditrice indépendante, c'est-à-dire quelqu'un qui produit des livres qui sont aussi censés être vendus par des libraires, mais qui n'a absolument pas les moyens de placer ses livres chez tous les libraires, et pour cause. Il y a libraire et libraire, éditeur et éditeur. Bien sûr, sur un marché, on pourrait se dire que, a priori, nous ne sommes plus qu'entre bonimenteurs. Mais sur un marché, on ne confond jamais un bonimenteur artisan avec un bonimenteur revendeur. On sait même que le principal concurrent du bonimenteur artisan est le bonimenteur revendeur.
Par exemple, un artisan qui passe des heures à créer ses bijoux dans une matière noble est bien obligé de vendre ses créations plus cher que le type qui vend du plastoc fabriqué en Chine. Le second dira vendre aussi des bijoux, mais le premier ne qualifiera jamais le produit du second comme du bijou. Pour le livre, ce qui est extraordinaire, c'est que, sur un marché, on voit soudain que c'est exactement la même chose. Ce matin, j'étais du côté des bonimenteurs artisans, tandis que mon libraire itinérant se trouvait du côté des bonimenteurs revendeurs de livres à deux balles fabriqués pas cher on ne sait où. Et bien sûr, quelqu'un qui aura vu son stand avant le mien aura toutes les chances de penser qu'il a fait une affaire en achetant les siens. Au fond, même si ses livres ressemblent à tous les autres, certaines histoires peuvent paraître être originales, de la même manière que certains bijoux en plastoc peuvent paraître parfois originaux, surtout lorsqu'on a besoin de se faire plaisir pour pas cher.
Il faut donc comprendre que ce combat est perdu d'avance et que la cause des éditeurs indépendants est décidément une cause perdue par excellence. Nous sommes pour mille raisons incapables de faire concurrence à ce système qui est aussi celui de la grosse distribution. D'ailleurs, en regard de l'économie qui est la mienne, le moins qu'on puisse dire c'est que, ce matin, Le Ver à soie avec ses papiers de création, ses papillons, ses rabats et ses contenus originaux, n'avait pas du tout besoin de se retrouver face à un revendeur d'éditeurs non indépendants casseurs de prix. En bref, ma première réaction a été de me dire que ce revendeur n'était pas mon copain. Et en même temps, il s'est soudain produit quelque chose de fantastique : je me suis surprise à penser que mon stand avait en fait l'air d'une rolls à côté du sien. Et c'est là qu'il m'est apparu que mes livres n'étaient peut-être pas du tout assez chers. Or je suis entourée de gens qui me serinent que, si mes livres ne sont pas fabriqués en Chine au prix du bijou en plastoc, je vais cesser d'être concurrentielle, je ne vendrai pas, je vais finir par couler, etc. Je n'en peux plus en fait, de ces discours.
Et tandis que je pensais, en installant mon stand : et bien, que le meilleur gagne (c'est-à-dire que je pensais vraiment : et bien choupette, tu vas nécessairement perdre, mais tu vas en même temps comprendre encore quelque chose de fondamental dans cette aventure), j'ai tout de même réussi à prendre mon premier fou rire. Car ce matin, je me suis aperçue que Le Ver à soie se trouvait pile devant l'entrée de la salle municipale de Léon où se pratiquent la savate et la boxe française ! Alors j'ai pensé : parfait, voilà qui me met directement dans l'ambiance et, s'il te plaît, prends-le comme une injonction à rester combative, parce que le système du livre à 2 balles fabriqué en Chine, il n'y en a peut-être plus pour longtemps non plus.
Puis, je me suis souvenue que, l'année dernière, à la même date, il pleuvait. Au lieu de vendre, j'avais bataillé pendant deux heures avec ma toile cirée pour sauver mon stock. Je n'avais bien évidemment rien vendu, du tout. Ce matin, au contraire, j'ai royalement fait 30 euros de chiffre d'affaire. Allez, on va dire que cela représente 30 fois plus que l'année dernière à la même date, que je suis remontée dans ma rolls pour rejoindre mon château situé dans mon airial, puis, que j'ai réinstallé mon pôle éditorial de plein air. Ce dernier m'a immédiatement informé que j'étais informatiquement protégée, dument connectée et que la force du signal était même excellente. J'ai même pris quelques photos du luxe dans lequel je suis en train de me vautrer, pour vous, en exclusivité...
7 juillet 2015
Matinée russophone à Léon dans les Landes...
Hier, c'était parking. C'est comme ça. Ceux qu'on appelle les volants ne sont par définition pas fixes, ce pourquoi, en fonction du nombre de camelots présents, ils peuvent être placés tous les jours à un endroit différent. C'est là qu'on apprend qu'un bon vendeur doit savoir s'en sortir quelle que soit la place que le placier lui a assignée. A Léon, être sur le parking ne signifie pas seulement se retrouver en plein soleil à tous les vents. Cela signifie aussi se retrouver entre le Floc de Gascogne et le nougat d'Algérie, tout en faisant face, pourquoi pas, au saucisson façon basque. Ce n'est pas du tout la même ambiance que sur la tranquille petite place ombragée de la Poste. Ce parking est d'ailleurs craint de tous, car il faut voir la manière dont la tension monte dans la mêlée des véhicules. Tout le monde entre, plus personne ne peut sortir, le dernier entré doit avoir fini de déballer le premier s'il ne veut pas se faire conspuer par les autres, et c'est encore sans compter ceux qui poussent. Bref, déballer à cet endroit est particulièrement éprouvant.
Après vingt minutes de lutte pour réussir à passer mon stock et mes tables dans cette foire d’empoigne, je réussis à déballer quelques livres, dont mes russes, et tandis que j'ai encore la tête dans mes cartons, j'entends derrière moi un très sonore Nu ty govoris^ po russki ? J'inspire, car il est tôt, et je ressens une immense lassitude à l'idée qu'il va falloir que j'articule en russe avec on ne sait qui alors que je n'ai même pas eu le temps de prendre un café. Lorsque je me retourne, je tombe nez à nez avec un magnifique jeune homme coiffé d'un béret basque qui me dit : "Bonjour, je suis Ukrainien (Ah !), et ne me dis pas que tu es Russe (hein ?)!" Au fond, je ne risque pas de le lui dire, tant on sait que mon père n'est né qu'en Biélorussie. Alors lui : "Aïe aïe aïe, belaroussssskaaaaaaaaaa !" Et comme il s'agit précisément du vendeur de saucissons, me voilà immédiatement assortie d'un sac de saucissons. Il y a de quoi sourire bêtement face à cette expression de solidarité biélorussiano-ukrainienne, au moins le temps d'imaginer de quoi il m'aurait assortie si j'avais été russe. Dans la vie, il y a des moments où il ne faut pas être russe, et là, par exemple, c'était le moment.
Arrive un autre camelot qui nous entend parler russe et qui demande : "Waouh, zêtes russes ?" Alors nous, en chœur : "Naaaaan !" Tout le monde se marre. Sur ce, arrive la copine du camelot qui a posé la question : « Priviet, priviet, kak delo, etc, mais tu es russe ? » Alors elle : « Naaan ! » Et c’est d’un drôle tous ces non-russes qui essaient de parler russe en plein milieu du parking de Léon dans les Landes. Il n'est pas 9 heures du matin qu'on sortirait bien la vodka, sauf qu'il y a du vent, que toute ma papeterie s'envole, et qu'il faut lui courir après dans les allées. Alors je cours, l'Algérie court, la Gascogne court, l'Ukraine court, en bref, tout le monde court pour rattraper les sérigraphies d'Elza et de Danka, et cette fois, je ne pleurs même pas. Pendant deux heures, je fais face au vent accrochée à mon parasol rouge qui fait voile, et je ne pleurs toujours pas. Au fond, nous ne sommes ni à la mine, ni dans le Donbass, n’est-ce pas, et Andreï a tranquillement commencé à vendre son saucisson : "Allez allez, messieurs dames, un peu d'amour, de poésie et de tendresse s'il vous plaît !" Alors je pense : « Face à un boniment pareil, essaie un peu de concurrencer le saucisson avec tes livres si tu y arrives ».
Et soudain, un jeune homme déboule à toute allure sur mon stand en criant à sa compagne un "Retiens-moi chérie, je vais faire une folie !" Comme je remarque qu'il s'apprête à se jeter sur l'exemplaire de présentation de Novgorod, je pense très fort un "mais non chérie, ne le retiens surtout pas, il est en train de se jeter sur Novgorod là". Et lorsque je dis qu'il se jette, c'est qu'il se jette, non sans me piquer mon boniment qu'il se met à réciter tout seul, comme si je le lui avais appris. "C'est unique, lance-t-il, car il faut bien comprendre qu'il n'existe presque rien sur Novgorod, et quand on dit presque rien, en fait c'est rien, puisque ce livre est la mine qu'il faut lire pour tout savoir sur l'histoire de Novgorod". Et hop, je me retrouve avec 60 euros dans les mains sans avoir eu le temps d’en placer une. Ce doit être ce qu’on appelle un miracle. "Allez allez, un peu d'amour, de poésie et de tendresse s'il vous plaît !" continue l'Ukraine. "Je vous assure que j'en ai réconcilié plus d'un avec le nougat", renchérit l’Algérie. "Un peu de vin rouge n'a jamais fait de mal à personne !" rit la Gascogne. Il est 11 heures du matin et enfin, je vends, tu vends, ils vendent : nous vendons… Ouf !
10 juillet 2015
Ce matin, re-parking, où il faut avoir le cœur bien accroché ! Cette fois, je suis entre les olives du soleil et les chiots en peluche qui couinent. Tandis que je suis en train de réaliser une vente, le vent s'engouffre sous mon parasol qui s'envole, rebondit sur le nez de la marchande d'olives et atterrit dans les bras du policier municipal qui vient percevoir notre redevance. C'est aussi à ce moment-là que le téléphone sonne et que ma belle-mère arrive. Mais au moment où je sens que je vais aller embrasser le nez de la marchande d'olives, fondre en larmes dans les bras du policier municipal qui me rend mon parasol, éconduire ma belle-mère et rater une vente, le fromager me fait pouffer en lançant un "allez allez messieurs dames, faut pas être vaches avec les brebis !" Ah ! Ce genre de phrases, ça vous fouette ! Alors j'ai redressé mon parasol, terminé ma vente, payé ma redevance, répondu au téléphone, salué ma belle-mère, acheté des olives et comme ce n'est pas tous les jours qu'on a la chance de vendre des livres face à un mur de chiots qui couinent, j'ai pris, pour vous, quelques photos du sens du vent et des chiots qui couinent.
13juillet 2015
La réinvention de l’arrosoir
J'aime lorsque les objets sont détournés de leur fonction première. Par exemple, des doudous ne sont pas d'abord conçus pour être jetés du haut des avions sur la tête des habitants d'une dictature pour revendiquer plus de démocratie. De même, une bouteille de jus d'orange cartonnée n'est pas a priori conçue pour servir d'arrosoir. A quoi peut d'ailleurs bien servir un arrosoir sur un marché ? Par exemple, à maintenir au sol la poussière sur laquelle nous nous trouvons, parce qu'elle s'en prend à nos produits et à nos gorges au fil des déambulations des badauds. C'est un vrai problème, la poussière, pour nos voix comme pour la bonne tenue de nos stocks respectifs. Ce matin, comme il y a un peu de monde et que nous travaillons dans un véritable nuage, Jeff, bijoutier de son état, se met en quête d'un moyen pour humidifier le sol de la place. Et voilà que, en perçant quelques trous dans le bouchon d'une bouteille de jus d'orange en carton, il en fait un arrosoir. Pourquoi ai-je parfois le sentiment que ces gens sont autant ingénieux qu'indestructibles ?
16 juillet 2015
Retour d'un expert sur un dossier de demande de subvention, je cite : "Elle est autoentrepreneuse. Elle est seule et, qui plus est, a fondé toute seule son entreprise. Mais comment va-t-elle donc faire pour tout faire toute seule ?" Cette fois, j'ai ris. J'ai pensé : l'est expert, et celui-là, c'est un pur. Cela m'a fait repenser à un autre expert qui, sur un dossier de recherche européen, avait écris : "Mais comment va-t-elle donc faire pour obtenir un passeport et un visa pour la Biélorussie ?" L'était expert lui aussi. Cela m'a fait encore repenser à ce troisième expert qui avait écris : "Bien que spécialiste du théâtre slave, j'émets des réserves sur le fait que Madame Symaniec puisse enseigner le théâtre". La bêtise, quand c'est énorme comme ça, au bout de 46 ans, ça fait rire (notez qu'il faut beaucoup de temps pour que cela fasse rire tout de même). Et encore, j'ai de la chance, celui-là n'a pas écris que j'étais atypique et que c'était grave. Le bonheur, au fond, comme le diable, se cache aussi dans les détails. Aujourd'hui, sous ma toile de tente, je vois le monde de l'expertise un peu comme une vaste entreprise de recyclage des personnes ayant un QI inférieur ou égal à 50 et je pense, en mangeant un fruit, que je ferais bien sécher quelques experts aux baleines de mon parasol, en construisant un petit boniment sur le modèle de celui de mes camarades de peine qui vendent des crayons ou des bougies inusables : "Besoin d'être divertis ? Connerie garantie inusable et entièrement renouvelable, échappez au réel, expertisez à l'infini !"
18 juillet 2015
Le Ver à soie en camping
Avez-vous déjà essayé de payer votre imprimeur par virement dans une toile de tente sous un orage, pendant que le déca lyophilisé dégueu que vous venez de réussir de vous faire au gaz fait de la buée sur vos lunettes, et tandis qu'une araignée à très longues pattes poilues passe en diagonale sur l'écran de votre ordinateur. Je vous le conseille. Le moment de bonheur intense de la soirée fut de voir un moustique se noyer dans la citronnelle. J'avais mis tous les appareils électroniques sur batterie pendant l'orage. Ma multiprise est sous la pluie mais, pas biélorussienne pour rien, je l'ai plongée dans un magnifique sac poubelle entouré de gaffeur. Maintenant qu'il n'y a plus d'éclairs, j'ai rebranché l'ordinateur et suis en train de recharger mes lampes sur clé USB, si ! N'est-ce pas magique ? Je confirme que c'est bien mon téléphone portable qui me sert actuellement de modem, le même qui va me servir tout à l'heure de réveil. Ma grande déconvenue est que je n'ai pas encore réussi à le transformer en toaster. En revanche, l'autre grande joie de ces quatre dernières heures a été de constater que j'ai correctement monté ma toile de tente qui vient de supporter le vent et les seaux d'eau venant de l'Atlantique. Comme il faut toujours voir le petit côté positif des choses, je me dis que je pourrais actuellement être en train de flotter, assise en tailleur, sur mon matelas gonflable, mais même pas, je suis au sec. Comme j'ai besoin d'eau, je vais vous laisser pour aller chercher mon eau au puits en pataugeant à plus d'une heure et demie du matin dans la nature détrempée qui m'entoure. Je trouve ça sympa comme activité pour clore une grosse journée de travail. Il faut dire que j'aime mon métier. C'est une aventure permanente. On se demande d'ailleurs bien comment je vais faire pour réussir à le faire toute seule...
19 juillet 2015
En plus de mes matinées léonaises, mercredi soir, je serai sur le marché nocturne de Léon. Jeudi soir, je serai sur le marché nocturne de Messanges. Dimanche soir prochain, je participerai au marché nocturne des créateurs de Léon organisé par LyCa De LycAtébas, mais de celui-là, on en reparlera (parce qu'il est un peu spécial, il va être beau). Petite semaine à 10 déballages et 10 remballages en perspective donc. Comme physiquement, cela va tout de même être chaud, j'ai à peu près autant de boîtes de Doliprane dans la toile de tente. Je ne sais pas comment je vais tout faire toute seule, mais sincèrement, disons-le une bonne fois pour toutes, on s'en fout. De toutes façons, je serai concrètement toute seule à déballer, à remballer et à vendre. On va dire qu'il suffira de le faire et que, l'essentiel, comme dit l'autre, c'est surtout de participer, sans quoi, on ne risque pas de savoir comment faire, y compris toute seule. D'ailleurs, quand je dis toute seule, je mens. Mercredi dernier, les exposants de la ferme de Grit m'ont aidée. Ils se sont proposé de rester pour surveiller mon stock à plus de 23 h 30 tandis qu'ils avaient terminé de remballer, et ceci le temps que j'aille chercher ma voiture. Ils ne m'ont pas demandé comment j'allais faire pour aller la chercher toute seule ou comment j'allais bien pouvoir faire pour obtenir mon permis de conduire un mercredi soir à 23 h 30 à Léon dans les Landes, à savoir énoncer un raisonnement tordu pour ne pas se mouiller et me refuser de l'aide. Peut-être se sont-ils simplement dit que, si j'avais su conduire à l'aller, j'allais savoir conduire au retour. En tous les cas, ils ont eu l'idée de rester, et ils l'ont fait, c'est tout. Comme quoi, pour faire, il suffit parfois d'être simplement entourée de gens biens. Alors comme il y en a pas mal dans la région, on va même réussir à tout faire. L'aventure continue...
20 juillet 2015
La nature, ses orages, ses fourmis, ses moustiques et autres bestioles plus ou moins rampantes et ailées, ses bruits de toutes sortes, zzzzzz, ses pommes de pin qui tombent sur la tente, poc, ses campeurs qui viennent coller leur toile de tente juste à côté de la tienne tandis qu'ils ont un hectare entier à disposition autour d'eux et... qui s'engueulent depuis 23 heures. Bouhouhou...
21 juillet 2015
Léon, 9 h, 28 degrés. Alain essaie déjà de protéger ses cuirs. Gus s'est trouvé un copain parlant wolof. Les enfants du marché sont beaux. Gus joue les pédagogues. Il récite à Falou le boniment de Marco par le détail et Falou révise le nom des couleurs à partir de ses bougies inusables. Je ne sais pas encore que, ce matin, je vais me prendre une série de vents du genre : "Ah non, moi madame, j'ai tout sur ma tablette !" Dans le domaine, les choses ont changé depuis l'année dernière. Bon sang que cela change vite. Il va vraiment falloir que je trouve des solutions. J'ai bien une idée, mais j'ai besoin de 2000 euros minimum pour la lancer. Alors il va falloir serrer les fesses et continuer à faire mon petit marché.
Sur les coups de midi, arrivent une dame et sa copine. La dame parle à tout le monde comme à ses larbins. "Ah non, dit-elle à Nyang en regardant une de ses ceintures, je n'achète pas cette merde pour 25 euros ! En plus, le motif est un cheval et je veux un aigle !" Nyang, très gentil, se marre et je le vois bien qui pense : "Et bien ma belle, tu ne risques pas de le trouver ici ton aigle !" Sur mon stand, la dame va grommeler pendant tout le temps de mon boniment. Je la vois prendre les livres, elle les tourne, les retourne, les frappe sur la table comme du poisson qu'on tiendrait par la queue et je me dis que j'ai décidément affaire à Bonnemine.
Tandis que je lui présente le Volkina comme le livre le plus drôle et le plus léger de mon catalogue, elle lance un "Qu'est-ce que c'est intello votre truc ! Moi, il me faut du léger et du drôle !" Aha. J'espère qu'il ne se voit pas trop que je pense "non mais quelle conne", même s'il m'arrive, dans ce genre de cas, d'être très expressive. Au fond, il est vrai que ce ne serait pas être très commerçante que de lui dire ce que je pense de son attitude et on sait d'ailleurs à quel point je sais être diplomate pendant quelques minutes. Mais comme elle continue à être agressive, tout en lançant à la cantonade qu'elle n'est certainement pas en vacances pour réfléchir, à un moment donné, je pouffe : "Vous avez raison Madame, penser, ça pique, surtout à la plage !" Alors elle, passant en voix de tête et frappant à nouveau la table avec l'un de mes livres : "Je ne lis jamais à la plage !" Bon sang, mais c'est bien sûr, puisque ça pique ! En même temps, je me dis que, plus léger que léger, bah, mais ça va être le vide et je me marre avant de l'envoyer au rayon "librairie" d'une grande surface pour voir si elle n'y trouverait pas tout de même son bonheur. Sauf que la dame n'a pas fini d'engueuler tout le monde, passe à un autre stand et la copine suit comme un toutou : "Bonne journée mesdames !" Lorsqu'elle s'est éloignée, toujours en grommelant, Marco nous met "La vie en rose" de Piaf en disant : "Et ben, ce n'est certainement pas avec ça qu'on va se faire des sandwiches. Ou peut-être qu'on aura les sandwiches, mais on n'aura jamais le dessert !" David, lui, chante qu'il a touché le fond. C'est qu'il est maintenant presque midi et demie sur la place de la poste et il est vrai que nos caisses sont en effet plus que mal remplies.
En même temps, cela montre bien dans quel état sont les gens lorsqu'ils arrivent en vacances. Ils regardent sans voir, écoutent sans entendre. Bref, on a parfois envie de leur dire : "Écoutez, revenez lorsque vous serez un peu plus reposés. Pas de panique, nous, nous sommes là tous les matins et les mercredis soirs. Il y a une belle nocturne de créateurs qui arrive dimanche. Posez-vous, plutôt que de venir sur le marché pour passer vos nerfs à peine descendus de voiture là !" Mais voilà que, comme certains commencent déjà à remballer, un camelot espagnol qui se trouve ce matin sur la place demande à mes collègues dans quel ordre ils vont rentrer leur voiture. Comme je suis de toute évidence absolument transparente à ses yeux, je pense : "Ah mais oui, les voitures ! J'avais oublié que c'était une affaire d'hommes. Comme ce matin, je suis la seule femme de l'allée, inutile de me poser la question de savoir si je vais devoir moi aussi rentrer ma voiture (vais-je d'ailleurs savoir le faire toute seule, hein ?). Bon, et bien puisque c'est comme ça, tant pis".
Arrive bien évidemment le moment où je vais chercher ma voiture et où son camion bloque entièrement l'entrée de l'allée. Il va donc falloir que je porte mon matériel plutôt que de pouvoir rapprocher mon véhicule. Alors je lui demande s'il ne peut pas reculer un tout petit peu pour que je puisse passer. Mais lui, ironique, tout en me désignant le chemin le plus long : "Mais tu peux faire le tour par là, non ?" - "Bien sûr, lui dis-je, j'imagine que je peux passer par le chemin le plus long parce que je suis une femme (mais je pense une mule), et toi par le chemin le plus court parce que tu es un homme. Z'êtes moins résistants à l'effort en fait, c'est connu !" Comme je ne bouge pas et que mon ton est devenu sibérien, l'Espagne ne rit plus et me dégage un passage. Pendant que je charge, mon téléphone indique toujours plein soleil, mais le ciel devient noir. Je me dis que je ne vais pas pouvoir rater cette nouvelle occasion de tester l'étanchéité de ma toile de tente et cela ne loupe pas : je m'enfonce dans l'orage obsédée par l'idée de faire une bonne sieste. Le temps de manger une tomate, je dors. Même sous l'orage, il fait sacrément bon dormir dans mon jardin.
22 juillet 2015
Une journée d’enfer ?
22 juillet. Problème d’entrées et de sorties de voitures dès 8 h, matinée de vente toutefois correcte, mais je dois me dépêcher de remballer, car je dois déposer Gus dans un centre de vacances à 14 h pour lui éviter toutes les nocturnes de cette semaine. J’empile les livres, la valise de Gus, Gus et nous voilà partis sur l’heure de ma sieste à Mimizan, qui se trouve environ à 50 kilomètres d’ici. Arrivés au centre de vacances, les animateurs nous regardent avec des yeux gros comme des soucoupes. Toute une flopée d’enfants vient de partir, les séjours sont terminés, ils n’attendent personne. Pendant tout le mois de juillet, nous n’avons eu que des problèmes pour recueillir les informations concernant cette colonie. Il a bien fallu les appeler 30 fois pour avoir une idée. Le mail de convocation, avec le trousseau adéquat, m’est enfin parvenu le 21 juillet à 18 h 14 pour le 22, et le 22, il se trouve que je fais 50 kilomètres pour rien.
La dame que nous appelons au téléphone pour comprendre ce qui se passe me demande avec ce ton de supériorité qui sied si bien aux incompétents notoires de lire 24 au lieu de 22 sur la convocation. L’idée qui me traverse très rapidement l’esprit est « y’a pas à dire, c’est mon destin ». J’essaie bien d’expliquer que 22 c’est 22 et pas 24, « oui mais vous êtes convoquée pour le 24 », et en gros, je n’ai qu’à savoir lire 24 lorsqu’on m’écrit 22. Gus me regarde ahuri. Je suis toujours au téléphone avec la dame, mais je le lui dis à lui : « Tu vois mon canard, toute ta vie, tu risques d’être confronté à des gens qui vont vouloir te faire passer des 22 pour des 24 et qui, si tu ne prends pas des 22 pour des 24, vont te reprocher en prime de ne pas savoir lire 24 lorsqu’ils t’écrivent 22 ». Mais nous n’avons pas écrit 22 ! J’ai pourtant la convocation sous les yeux : 22, et il n’y a aucun moyen d’en sortir, c’est toujours 22 !
Alors la dame me sort tout un boniment sur le fait qu’on nous a prévenu qu’un second séjour allait être transposé au premier, comme s’il fallait comprendre que, remplacer un séjour par un second signifiait automatiquement en modifier les dates. Au fond, on aura remplacé du même par du différent en nous faisant croire qu’il s’agissait toujours bien du même, tandis qu’on a bien créé un différent dans lequel nous avons perdu 2 jours, mais sans doute ne fallait-il pas nous en informer, car nous en informer aurait aussi signifié devoir modifier la facture. On a alors sagement attendu que nous soyons arrivés à Mimizan pour nous donner une vue complète du tableau, et qui plus est, avec l’aplomb d’une voleuse de grand chemin. Je lui pose alors la question : si jamais il arrive un problème à mon fils, vous allez le gérer de la même manière ou bien ?
Le directeur de la colonie, qui n’est pas présent sur le site, me téléphone : « Je veux bien garder votre fils pendant deux jours, mais j’ai besoin d’un papier écrit de l’administration ». Mais est-il seulement question que je lui laisse mon fils dans ces conditions ? Lorsque je demande comment faire pour qu’on nous rembourse l’argent qu’on a déjà donné, la dame ne perd pas le nord : « Vous n’avez qu’à écrire, dit-elle toujours avec aplomb, que votre fils n’a pas pu être déposé à la colonie ». Sauf qu’il me manque le complément d’agent : "n’a pas pu être déposé à la colonie par qui, exactement ? 22, c’est 24, et moi, en ce moment même, je n’existe pas, c'est ça ? Ne vous inquiétez pas, lui dis-je, je vais vous écrire une magnifique lettre, mais je ne vais certainement pas y écrire ce que vous êtes en train de me dire. Je vais écrire que je n’ai pas pu déposer mon fils dans votre centre de vacances parce que vous nous avez envoyé une convocation erronée ; que je constate à quel point vous vous fichez comme de votre première culotte d’avoir pris notre argent pour finalement nous mettre dans la difficulté et que vous n’avez même pas l’idée de vous en excuser".
Et hop, en voiture, direction Léon. Je n’ai rien mangé depuis mon brugnon de 7 heures du matin, et c’est dur. Mais je suis bien contente de savoir que mon petit loup est à côté de moi. Il se marre d’ailleurs, bien content de ne pas aller dans un centre de vacances. Je lui demande : est-ce que tu connais la loi de l’emmerdement maximum ? Alors lui : non, c’est quoi ? - "On est dedans chéri !" Et lui de partir dans un fou rire, qui réussit enfin à me faire rire. Mais en faisant un créneau à Lit et Mixe pour tenter de trouver une salade à 15 h, je casse le bracelet de ma mère et cela fait juste un peu plus d’écroulement à l’intérieur.
***
De retour à Léon, je n’ai plus qu’une heure et demie pour me préparer pour le marché du soir, pas de sieste, et on se demande s’il va pleuvoir. L’idée de ne pas y aller me traverse l’esprit, mais je suis là pour ça, alors il faut tenter. Sur la place, les camelots sont tous rivés à la météo agricole qui n’annonce pas de pluie, mais le ciel est noir, et c’est un véritable entremêlement de camions et de voitures dans lequel tout le monde perd patience. Le placier me place au centre de la place, mais le temps que j’amène mon véhicule, un autre camelot s’est posé à l’endroit que le placier m’a désigné. Il me dit qu’il est fixement ici tous les mercredis soirs et qu’il se fout bien de ce qu’a dit le placier. Alors je pense que, décidément, c’est mon jour de fête et j’arrête sa logorrhée : « J’ai compris, lui dis-je, ici, c’est chacun pour sa gueule, je ne dirai rien, je vais même me taire et ne pas faire de scandale pour que nous ne soyons pas exclus tous les deux du marché, mais ne t’inquiètes pas, toi, je ne t’oublierai pas ». Et tandis que, parasol sur l’épaule, j’essaie de réfléchir avec d’autres sur la manière de trouver une nouvelle place pour pouvoir travailler, Fabien (le Floc de Gascogne) et François (le foie gras de la ferme Castéra) me hèlent. « Virginie, lâche ce parasol, viens avec nous, on te monte un barnum » ! Alors moi : ? Fabien me dit qu’il en a un qui ne lui sert à rien dans son camion et qu’il me l’installe. Alors moi : ??
Et il le fait. Alors moi : ??? Il sort un barnum blanc qu’il installe, comme ça, sous mes yeux totalement ébahis et, en quelques secondes, Le Ver à soie se retrouve dans un palace. Lorsque le placier revient, ils lui disent : « Cela ne vous dérange pas si on se comporte comme des princes avec le ver à soie ? On lui a construit un château ! » Alors le placier : « Ouh là, rien ne me dérange plus à mon âge ! » Je suis pliée autant qu’émerveillée ! Carine, qui déambule, lance un : « Ah que c’est beau ! De toutes façons, le parasol de Virginie, à la fin de la saison, on le brûle au milieu de la place pour qu’elle soit obligée de s’équiper, ok ? » Et les voilà tous les trois en train de chanter et de danser au beau milieu de la place. Comme si cela ne suffisait pas, Fabien me ramène un café. Sincèrement, je ne sais pas comment les remercier de m’avoir sauvé ma journée. Il faut que je trouve quelque chose qui soit à la hauteur du geste, parce que des gens qui m'aident vraiment comme ça, c'est peu dire que je n'en croise pas tous les jours. Allez, maintenant douche, et direction Messanges pour une nouvelle nocturne !
24 juillet 2015
Devinette du soir
Messanges. Sous la halle couverte. Il y a beaucoup de vent, mais tout se passe bien. Une jeune femme, habillée en rose de la tête aux pieds, déboule soudain dans le marché sur un skate assorti. Il y a une cinquantaine d'exposants. D'après vous, dans quel stand va-t-elle lamentablement aller butter pour finir par se vautrer en emportant toutes les tables ?
24 juillet 2015
Hubert, c'est notre gazette locale : tous les jours, il passe de stand en stand pour nous serrer la main et nous raconter quelque chose. Aujourd'hui, Hubert est en retard. Nous le voyons soudain arriver d'un air pressé et déterminé, mais il ne fait que passer en disant avec son accent qui chante : "Ah ben ça y est, on va bientôt avoir la fusée biodégradable ! C'est pas comme Ariane, celle-là, on pourra la réutiliser. Et pis y z'ont dit que la région des Landes, c'était la plus dynamique de France, mais c'est pas à nous qu'y faut le dire, parce que nous, on le sait déjà. Et pis y'en a des qui vont bientôt voter. Alors voter, c'est simple : s'ils sont bons, on les garde, s'ils sont pas bons, on leur met la paille au cul comme on dit chez nous. Bon, et pis faudrait qu'y ait un peu plus de monde sur ce marché, hein ? Y'en a des qui sont arrivés, y en a des qui sont partis, y'en a des qui reviennent, y'en a des qui repartent, faudrait un peu qu'y se décident". Les touristes regardent Hubert d'un air halluciné. Mais nous : "Salut Hubert, ça va bien Hubert ?" On le leur dit : "C'est Hubert. A demain Hubert !"
25 juillet 2015
Vu ce matin à Léon
Un camelot qui a mal au bras se rue sur notre policier municipal en chef : "Il paraît que tu soignes les tendinites !" Et voilà notre camelot en train de se faire masser le coude par la police. C'est bien la première fois que je vois un policier faire un massage tout en délicatesse à un camelot (à qui que ce soit d'autre d'ailleurs), et qu'il m'apparaît qu'il peut même parfois être bon de se faire masser par la police ! Léon : fantastique petite bourgade au bord de l'Atlantique !
26 juillet 2015
Hier déjà, une toute petite bougainvillier s'était présentée sur mon stand. Aujourd'hui, tandis que je reviens du petit déjeuner pour installer mes livres, j'en trouve deux tiges sur ma table. Sincèrement, je trouve qu'il y a une concentration absolument inhabituelle et anormale de princes sur ce marché. Et une fois de plus, cela se voit sur mon stand. Princes-camelots ou camelots-princes, avec leurs gestes anti-tristesse. C'est peu dire que cela m'a fait plaisir et a éclairé ma matinée. Après les fleurs, ce fut au tour de l'épisode de l'arrivée du chat. Oui, nous sommes un peu plus d'une quinzaine d'exposants sur la place de la poste, et devinez sur quel stand le chat (ce même chat qui me tenait déjà compagnie lorsque je tournoyais l'année dernière près de l'office de tourisme pour avoir l'internet), a décidé ce matin de venir s'allonger. J'ai trouvé ce moment absolument magique. Après avoir reniflé scrupuleusement l'ensemble de mon catalogue, le chat a finalement choisi de s'improviser un lit en ronronnant sur mes deux livres jeunesse. "En fait, comme tu es la seule à écrire ici, s'il t'arrive tout cela, c'est certainement pour que tu puisses ensuite raconter des histoires", me dit David. "Tu as de la chance, me dit Marco, ce sont de merveilleux présages. Tu vas voir qu'il va t'arriver du bonheur". Pensez : des fleurs, puis un chat, sur le stand du Ver à soie. Et c'est encore sans compter sur de vieilles connaissances parisiennes et facebookiennes qui viennent me trouver sur le marché de Léon pour m'acheter des livres. Au fond, vous savez quoi ? A Léon, en ce moment, tous les princes sont là...
27 juillet 2015
La nocturne d'hier avait bien commencé. Mais face au gros nuage noir qui est venu nous rejoindre, on sauve d'abord le stock, ensuite, on attend. La météo agricole annonce 80 % d'humidité et de la pluie à 11 heures ce matin sur Léon. C'est le moment pour les livres du Ver à soie de faire une petite pause (pour moi aussi d'ailleurs, car la semaine a été sacrément physique). Hier soir, j'ai tout de même eu le temps de vivre encore un moment épatant. Un petit garçon, Clarence, s'est précipité sur mon stand en disant : "Madame, ce que vous faites, c'est beau, et vous, vous êtes belle !", et ceci avant d'ouvrir grand les bras pour venir m'embrasser. Pourquoi ai-je préféré ce petit garçon qui m'est tombé dans les bras à la skateuse qui a glissé mercredi dernier sous mon stand ? Au fond, vivre cela valait encore bien de prendre une averse sur la tête. Ensuite, j'ai fait pfuuuuit (lire que c'est moi qui ai fondu derrière mon stand). Et j'ai pensé : "Alors, comment as-tu fais pour survivre à cette semaine toute seule ?" Bah, je l'ai fait, et je vais même me récompenser : ce matin, puisqu'il est très risqué de déballer, je vais aller voir un peu à quoi ressemble la mer par 80% d'humidité.
28 juillet 2015
Sincèrement, si je ne vivais pas ce genre de choses, je ne pourrais pas les inventer, y compris dans la structure même des répliques qui s'échangent :
Ce matin, le ciel est bleu, j'ai bien dormi, sentiment d'être en pleine forme après une journée de pause. Bref, je suis à nouveau derrière mon stand et j'attends. Un homme s'arrête devant mon stand, alors je commence à expliquer : "Bonjour, c'est une jeune maison d'édition, le Ver à soie, qui travaille essentiellement sur le mouvement..." Mais je n'ai pas le temps de poursuivre que l'homme me coupe brutalement la parole en lançant méchamment un "Je vous arrête tout de suite dans vos conneries. Moi, le dernier qui m'a vu bouger, il est mort !" Aha.
Ce n'est pas sur le moment qu'on se pose la question de savoir ce que les gens racontent. Il n'y a d'ailleurs pas vraiment à se poser de question, puisque l'intonation en dit elle-même assez long sur ce qu'il faut comprendre. Alors je le lui dis : "C'est drôle, vous êtes pourtant déjà en train de vous éloigner, je vous vois bouger, mais je vous garantis que je vais vous survivre !" Alors lui : "Ah ah !" Du coup, moi : "Ah ah ah !" Et cela pourrait durer, n'est-ce pas : "Ah ah ah ah !" Bouh !
Tandis que mes collègues pouffent, à ma gauche, j'entends un tout petit : "Encore un qui aurait besoin qu'on lui prescrive du vermifuge..." Je ne peux pas inventer ce type de scènes, de personnages ou de dialogues. Même si je le voulais, je n'y arriverais pas. Ici, la réalité dépasse toujours la fiction et si je faisais œuvre de fiction, on me dirait que non, ce n'est pas possible : Virginie, tu exagères ! Avez-vous remarqué que, la vie, ça exagère toujours ? En tous les cas, avec moi, elle ne se gêne pas.
29 juillet 2015
Pause obligatoire ce matin. Il pleut des cordes, et une rose. On s'ennuie tout de même. Sous la pluie, le dialogue entre camelots donne à peu près ceci :
Camelot 1 - Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai comme le sentiment qu'il va pleuvoir...
Camelot 2 - C'est ça, ça sent l'humide...
Camelot 3 - Oui, ça va mouiller...
Camelot 4 - C'est pas comme s'il pleuvait...
Camelot 2 - En fait, on travaille la patience...
Camelot 4 - C'est une vertu, en plus...
Camelot 3 - Mouais...
Sont beckettiens ces camelots. N'empêche que, si nous restons, nous risquons de payer notre emplacement pour rien. Alors il faut décider : pile on part, face, on reste, mais soit tout le monde part, soit tout le monde reste. Puis, la conversation dérape en partie de cash, laquelle se transforme en partie de rigolade. C'est la première fois que je vois des camelots jouer ensemble comme ça. Bien sûr, nous perdons en dépit des incantations de Nyang. Le ciel nous le dit pourtant depuis 8 heures, ce n'est franchement pas notre jour de chance. Mais l'espoir est ce qui meurt en dernier, n'est-ce pas ? Et il y en a tellement sur cette place, qu'on se croirait dans la seule blague juive que je connaisse sur les Biélorussiens :
C'est le déluge et l'eau monte, mais Dzioma cherche toujours consciencieusement à ramasser ses patates. Un homme arrive en barque et lui dit : "Dzioma, c'est le déluge, monte !" Mais Dzioma répond : "Non non, ça va, je crois en Dieu, je sais qu'il va me sauver, merci bien !" L'eau monte toujours et Dzioma en a jusqu'à la ceinture. Une seconde barque arrive : "Dzioma, c'est le déluge, monte !" Et Dzioma : "Merci, merci, c'est gentil, mais j'y crois, Dieu va me sauver !" L'eau monte encore et, cette fois, Dzioma en a jusqu'au cou. Une troisième barque arrive : "Dzioma, c'est ridicule, tu vas te noyer. Donne-moi la main, monte !" Alors Dzioma : "Non merci, glou glou glou, ça va bien là, glou glou glou, je gère, glou glou glou, Dieu va me sauver, glou glou glou". Et Dieu, qui assiste à la scène assis sur son nuage, de se prendre la tête dans les mains en disant : "Bon sang, c'est quand même la troisième barque que je lui envoie !"
A 10 h, nous sommes finalement tous montés dans la troisième barque, à savoir que nous avons remballé avant, par exemple, que les livres du Ver à soie ne se transforment en papier mâché et qu'on puisse tous en faire des boulettes ; comme nous avons perdu au cash, il est également devenu évident qu'il valait mieux remballer avant que le régisseur du marché n'arrive pour encaisser nos redevances. Mais nous n'avons pas tout perdu ce matin. La place de la poste n'a en fait jamais été aussi chaleureuse.
30 juillet 2015
Imprimeur : payed
RSI : payed
Merci à Léon et à toutes celles et ceux qui ont acheté des livres du Ver à soie ce mois-ci ! C'est un vrai soutien ! On peut donc maintenant repartir pour trois mois de nouvelles aventures, et il convient de préciser que ce n'est pas tout à fait grâce à la cinquantaine de libraires qui ont 4 à 6 mois de retard de paiement et sans lesquels, le Ver à soie n'aurait peut être pas eu à faire les marchés pour maintenir sa trésorerie. Mais moi, je m'en fiche d'avoir à faire les marchés si cela permet à ma maison d'édition de survivre. S'il faut le faire, je le ferai. Et à la rentrée, ceux-là peuvent compter sur moi pour trouver une solution pour les cadrer. En attendant, pouvoir se projeter à trois mois, c'est bien. Il y a une époque où je ne parvenais pas à me projeter à plus de 24 heures. On avance. De plus, mon parasol ne cesse de s'améliorer. J'ai replongé dans le fond de mon sac pour y retrouver le chasse-couillons qu'Elza et Danka m'avaient offert. Je l'avais au départ plutôt réservé à mon rétroviseur, mais je me suis dis que c'est au baleines de mon parasol rouge qu'il fallait le suspendre pour me porter bonheur. Le plus drôle, c'est que, ce matin, cela a eu l'air de très bien fonctionner...
1 août 2015
Ce matin, il y avait quelques héros à Léon, dont Jo, Fabien et Ludo. Moi qui me demandais quel était l'équipement le plus efficace en cas d'orage, me voilà fixée. Hier, les barnums qui ont tenu sont ceux qui avaient des propriétaires costauds, qui se sont suspendus aux barres de toit pour faire poids. Ils sont donc restés suspendus comme ça dans les airs pendant dix minutes à s'en prendre plein la figure pour ne pas que leurs barnums fassent voile ou pour ne pas finalement rentrer chez eux en ligne droite tout simplement en barnum. Ceux-là avaient la chance d'avoir des stocks non périssables. On aura toutefois une pensée émue pour leurs étiquettes (on ne pense jamais aux étiquettes, c'est un tort, car c'est très long, de refaire des étiquettes et de tenir toute une saison, quand on est une étiquette). Ludo, vendeur de savons bios de son état, avait un parasol traditionnel télescopique de marché. Il s'agit de ces parasols qui peuvent, certes, se replier entièrement, mais dont le toit peut également s'abaisser totalement ouvert, et à plat, à hauteur des tréteaux pour les couvrir. Sous un barnum, Ludo aurait pu se retrouver dans un nuage de bulles de savons de toutes les couleurs mais, imperturbable comme à son habitude, il a simplement abaissé son parasol sur sa table, avoue avoir tout de même dû un peu s'aplatir dessus face à l'orage, mais son parasol n'a pas fait voile et lui a sauvé son stock. En revanche, Fabien m'a montré ce matin une vidéo d'un stand réduit en miettes : tout s'envole, plie, casse ; les produits se confondent avec les éléments et, à la fin, il ne reste plus qu'une sorte de grosse bouillabaisse. Ce n'est vraiment pas drôle du tout à regarder et il y a du tremblement dans la voix de ceux qui en parlent. Nous étions donc tous heureux de revoir le soleil ce matin. Grâce à Elza et Danka, le petit stand du Ver à soie s'améliore toujours et fait sourire les badauds. Juillet nous aura appris à ne pas trop espérer faire de bénéfices, mais août commence bien, et tout reste possible.
2 août 2015
Vent d'Ukraine
Ce matin, mon erreur a été de déballer sans m'être intéressée à la vitesse du vent. C'est bête, parce qu'il soufflait par rafales à plus de 25 kilomètres heure. Dans les tourbillons de poussière sur la place de la poste, Françoise vient me parler du cosmos et, lorsque Françoise commence une matinée de vente en parlant du cosmos, c'est que l'heure est grave. Mes premiers dialogues avec les badauds donnent d'ailleurs à peu près ceci :
"Bonjour, c'est une jeune maison d'édition (et ploc, un livre tombe de son chevalet) ouh là (je redresse le livre sur son chevalet) qui travaille essentiellement sur (et trois livres tombent de leur chevalet ploc ploc ploc) ah ah, ne quittez pas l'écoute (je redresse les livres sur leur chevalet) le voyage, le mouvement (le parasol se soulève dangereusement, wouf, je m'accroche au parasol, hein, tandis que deux autres livres tombent de leur chevalet et qu'une carte postale s'envole, zou) hi hi (je cours rattraper la carte postale et paf, je la plaque sur le stand, sauf que j'ai lâché le parasol, mais zuuuuteeeeu !). Mesdames et Messieurs, c'est un nouveau jeu : ce matin, c'est à celui ou celle qui réussira à lire les titres de mes livres le plus rapidement possible, avant que ploc ploc ploc, ils ne se jettent tous de leur chevalet..."
Nyang, toujours gentil, me propose de me prêter des poids, mais je n'ai rien qui puisse servir de haubans. Ludo, qui m'a vu me débattre, sort de derrière son stand pour me conseiller, toujours imperturbable, de retirer carrément le parasol et de fait, il a raison : si je ne veux pas me retrouver dans dix minutes à Dax en parasol, c'est exactement ce qu'il faut que je fasse, alors (étape 1) je retire le parasol. Comme les livres continuent de plonger de leur chevalet face contre table pour ne plus laisser paraître que leur quatrième de couverture, je n'ai bientôt plus qu'à retirer aussi mes chevalets (étape 2). En bref, tout est en vrac, mon stand n'a jamais été aussi moche et, au moment où je m’assois enfin avec la ferme intention de pleurer (étape 3), Christina m'apporte un café en disant : "Tiens bon, bois donc un bon café". Marco, après s'être bagarré lui-même pour que ses bougies puissent rester allumées, viendra même derrière mon stand pour reprendre mon boniment et me sauver une vente. Vous savez à quel point c'est chouette d'être entourée de gens biens quand on est dans la difficulté. Et bien voilà, ces mains tendues, c'était juste bien.
Restait à planter le clou de cette matinée particulièrement harassante : une dame vient sur mon stand en me disant qu'elle va bientôt marier une amie Ukrainienne originaire de Crimée et que son mari se propose de lui chanter une chanson dans sa langue à cette occasion. D'où sort-elle avec son idée de chant ukrainien ? Je n'en sais rien. Ce que je comprends, c'est qu'ils ont bien les paroles, mais ne sont pas suffisamment calés pour savoir s'il s'agit de paroles en russe ou en ukrainien. Or vu les circonstances actuelles, ils voudraient aussi éviter que ce mariage ne tourne en une scène d'Astérix en Crimée. Aussi serait-il plutôt de bon ton de ne pas créer la zizanie en annonçant un chant en Ukrainien, pour finalement entonner, sans transition, un chant en russe. Bref, si je voulais bien regarder la feuille qu'elle m'a apportée, il se pourrait bien que je puisse sauver la situation. Qu'à cela ne tienne, car au fond, ne suis-je pas docteur ? Et même docteur habilitée à lui dire dans quelle langue son mari va chanter ? Comme cela vaut bien une consultation, je déplie la feuille, m'apprêtant après une inspiration à faire un exercice de linguistique comparée, lorsque je vois une sorte de salmigondis surplombé du titre "Maroussia", écrit de façon pseudo phonétique avec force ii ii ïi dans tous les coins.
Autant dire que je pouffe, mais mon diagnostic est clair : même totalement massacrée, cette langue-là n'est ni du russe, ni du biélorussien ; quant à "Maroussia", il s'agirait d'un chant ukrainien de mariage qui nous viendrait des Carpates, donc tout va bien, sauf que son mari l'aurait finalement repris aux chœurs de l'Armée rouge. Autant dire que j'esquive le débat de fond anti-commercial sur la question de savoir s'il est pertinent de penser faire plaisir à une Ukrainienne originaire de Crimée en lui servant un chant des chœurs de l'Armée rouge le jour de son mariage en France. Au moins, le bonhomme se sera-t-il trouvé une bonne occasion de chanter en ukrainien à tue-tête, et même sans toujours le savoir. "S'entraîne-t-il, au moins ?" "C'est qu'il a bien du mal", m'explique sa femme. Pensez, chanter en ukrainien sur les chœurs de l'Armée rouge, on aurait tous du mal... Et comme il n'est pas facile de chanter en ukrainien quand on n'a jamais chanté en ukrainien, il va impérativement falloir que le bonhomme articule. "Mon mari adore chanter !", renchérit-elle, "mais il n'a appris que le russe, c'est pour ça qu'il ne sait pas faire la différence avec l'ukrainien !" Aha. Peste, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il ne doit tout de même pas être très avancé en russe pour ne pas savoir faire la différence entre le russe et l'ukrainien et que, d'une manière générale, c'est bête de s'entraîner à penser articuler le russe en chantant Maroussia en ukrainien. Puis, je me souviens que ce sont malheureusement des choses qui arrivent bien plus souvent qu'on ne le croit. Ce monsieur est-il d'ailleurs le seul en France à penser articuler le russe sur Maroussia chanté en ukrainien par les chœurs de l'Armée rouge ?
N'empêche que je trouve toutefois assez fantastique que, au prétexte de savoir chanter, on se mette spontanément en tête, non seulement de chanter en ukrainien, mais aussi de venir répéter en 2015 dans les pinèdes landaises avec son disque des chœurs de l'Armée rouge. "Est-on bien certains que personne ne confondra ce qu'il va chanter avec du russe ?" demande la dame qui a finalement bien raison de ne pas être très rassurée. Alors moi, pour être gentille, sachant qu'il va nécessairement chanter avec un accent russe à couper au couteau : "Ah ça non non, vous pouvez être certaine que personne ne confondra Maroussia avec du russe dans un mariage ukrainien..." Enfin... Pas les Ukrainiens... Parce qu'il est bien entendu que je ne vais pas m'avancer pour ceux qui écoutent toujours les chœurs de l'Armée rouge en 2015, y compris dans les pinèdes landaises.
Et la dame de repartir toute contente avec sa feuille de chant : "Merci, merci beaucoup ! Nous allons pouvoir faire un beau cadeau à notre amie" Pour une fois que mes longues études servent à quelque chose, c'est Noël ! Mais je m'assois bientôt, exsangue, et je pense : bouhouhou ! Mais quel merdier tout de même ! Voyant Françoise les yeux rivés sur le cosmos, je pense aussi, ironique, que Dieu (le tout étant de savoir lequel), finira bien par me rendre cet effort de linguistique comparée et de diplomatie spontanée au centuple... Toutefois, si le bougre voulait bien se dépêcher un peu, n'est-ce pas ? Car s'il veut envoyer sur le stand du Ver à soie, place de la poste, à Léon dans les Landes, tous ceux qui veulent chanter en ukrainien, grand bien lui fasse, du moment que personne ne déboule avec ses disques des chœurs de l'Armée rouge pour me forcer à les écouter. S'il pouvait toutefois éviter de nous envoyer en même temps des orages et des vents de 25 kilomètres heure pendant les heures de marché, nous serions certainement plusieurs à lui en être reconnaissants. Avant, d'accord, après, c'est mieux, mais pendant, pour quoi ? Veut peut-être qu'on le lui demande en russe ou en ukrainien ? C'est dire si je ne suis pas sortie de l'auberge avec mon biélorussien...
6 août 2015
J'aime être à Léon dans les Landes, parler avec une lectrice sur le marché, m'apercevoir qu'elle réside à deux pas de chez moi à Charenton. J'aime que, trouvant les livres du Ver à soie beaux et la ligne éditoriale intéressante, elle se propose d'alerter le CE de sa grande entreprise dont le siège social se trouve également audit Charenton. J'aime ouvrir mes mails une semaine plus tard et constater qu'elle l'a fait. J'aime lire qu'elle me donne les coordonnées de la personne à contacter pour organiser une présentation des livres du Ver à soie devant le CE de ladite grande entreprise. Du coup, je me demande ce que cela donnerait si je m'installais, de temps en temps, avec ma petite table de livres du Ver à soie, sur le marché... à Charenton...
10 août 2015
Je dessine les contrats de distribution/diffusion qui m'ont été envoyés. Cela donne une sorte de gros gribouillis avec des flèches partout. J'en déduis que, ce qui se passe sur un marché (je donne, tu donnes ; tu donnes, je donne), est une sorte de sport reposant sur un système d'échanges qui doit s'appeler l'économie réelle ; tandis que, ce qui se passe dans ces contrats (je prends, tu donnes ; tu donnes, je prends, et je m'enrichis sur ta capacité à t'endetter, c'est-à-dire en m'arrangeant aussi pour être payé quand tu perds, voire... plus tu perdrais, plus ça m'arrangerait en fait), est une sorte de sport reposant plutôt sur un système de pensée de la prédation auquel, à un moment donné, on a dû donner aussi le doux nom de capitalisme. Si vous connaissez ne serait-ce qu'un distributeur qui vit dans le réel, vous me le dites ? D'autant que je veux bien continuer à dessiner ce qu'on me raconte. Tout cela est fort intéressant en fait.
11 août 2015
Ce matin, après avoir assisté à un lever de soleil extraordinairement rose en emmenant mon mari prendre le train à Dax ; après avoir salué Nyang à 6 h 45 sur la place de Léon qui était tout seul à déballer, je me suis perdue dans mes rêves au bar du commerce. C'est là que j'ai vu un lama traverser tranquillement Léon à l'arrière d'un camion de cirque. Sur le chemin du retour de Dax à Léon, je venais de croiser deux biches. J'ai pris mon temps pour déballer. J'étais bien. Ensuite, lors de ma première vente, j'ai ris en expliquant à un acheteur que, l'année dernière, lors de mon premier jour sur le marché, mon catalogue tenait sur un mètre. Cette année, il tient sur deux. L'année prochaine, il faudra le faire tenir aussi en hauteur et, à ce rythme, dans 5 ans, j'arriverai en même temps que Monsieur Nyang à l'aube pour déballer 8 mètres, dont un carton de Doliprane. Les gens sont pliés, moi aussi, et je vois bien que certains ont vraiment envie que cela arrive. Plus tard, tandis qu'un acheteur potentiel me demande si je suis là tous les jours, je lui réponds avec bonne humeur que je suis un peu comme la grenouille du marché : s'il fait beau, on me voit ; s'il pleut, on ne me voit pas. D'autres donnent moins que moi dans le strict baromètre météorologique. Marco, par exemple, lorsqu'il ne vend pas, on le voit ; c'est lorsqu'il vend, qu'on ne le voit pas...
Ce qui me fait doublement plaisir, que je dis peu, mais que je savoure :
Lorsqu'un homme qui a acheté Les esprits moldaves voyagent-ils toujours en bus vers l'Ukraine ? de ma chère et douce Volkina revient m'acheter trois autres livres du Ver à soie en me disant qu'il a été naviguer sur mon site et qu'il veut Le Dernier bateau pour Yokohama, Désordre et Café Hyène ;
Lorsqu'une femme qui vient de terminer Les Esprits... traverse la place de la poste en courant et en criant, tout en brandissant ses enveloppes : "Vous direz à l'auteur que c'est succulent ! C'est succulent !" Je le lui dirai, sans faute. Elle appréciera, beaucoup.
14 août 2015
Messanges, 13 août 2015. Tic tac tic tac tic tac... et un drôle de miracle. Nous sommes sous une halle couverte, mais ouverte à tous les vents. Toute la région est en alerte orange. Je me démène et je parviens à vendre 11 livres en deux heures accrochée à mon parasol rouge. Il y a du vent, on s’en doute, mais quelque chose est différent : les bourrasques les plus violentes s'en prennent à d'autres stands, et en particulier ceux qui sont à l'extérieur de la halle. La pluie va arriver. Maintenant, du moins, je sais mieux prévoir lorsqu'elle arrive. Elle sent vous savez, c’est même fantastique à quel point. Je suis donc déjà prête à recouvrir mon stand avec ma toile cirée et à replier mon parasol le plus vite possible, car cette fois, je n'ai pas fait la bêtise d'installer mes bougies pour pouvoir tout couvrir en un geste. Et elle arrive enfin, la pluie. De la mer. Et je suis même placée de manière à me la prendre carrément de face.
Pourtant, drue, verticale, elle ne s’approche pas de mon stand et reste à deux mètres de distance. Alors moi : ??? Le vent ne la pousse même pas vers moi. Je vois bien les camelots qui sont à l’extérieur de la halle crier, courir dans tous les sens, sauver tout ce qu’ils peuvent. Je devrais être dessous dans la même situation, mais je suis au sec, à côté. Je lève les yeux, et je prends conscience que je suis en bordure de halle, que j’ai donc l’arrête du toit au-dessus de la tête, et que ce morceau de toit long de deux mètres me protège. Je fais le tour de mon étal, je cherche les gouttes sur mes livres, sur mes mains, rien. Derrière moi j’entends : « Les livres de Virginie ! » C’est Ferdie qui accourt pour m’aider, mais elle comprend, s'arrête net et nous commençons à sauter de joie toutes les deux en rigolant comme deux gamines au milieu de l’allée. Elle me dit de prendre une photo de la pluie vue de mon stand, ce que je fais.
La joie ne dure pas longtemps. Il pleut de plus en plus fort et le vent s'en remêle. Un stand de l’extérieur vient de s’écrouler au sol, tout est par terre, et nous courrons vers cette femme qui s’arrache les cheveux pour lui dire que nous avons des bras libres pour aider. Elle est en larmes, cette femme. Tout son travail est en miettes. Elle est exténuée et se flagelle encore d’avoir eu la seconde d’inattention qu’il ne fallait pas avoir. Mais bientôt, la colère lui monte au nez. Nous comprenons qu’il était interdit de garer les camions derrière les stands, mais qu’un autre camelot s’est tout de même garé derrière le sien et elle crie : qu’il n’y a rien de pire que de se tenir là, comme des cons, de savoir que ça va tomber, de savoir ce qu’il faudrait faire (rapprocher le camion), et de ne pas pouvoir le faire parce qu’un crétin ne joue pas selon les mêmes règles que les autres. Qui devait le rappeler à l’ordre, voire même lui coller le PV du siècle ? Un marché, c'est comme un bateau. Quand ça coule, ça peut couler vite. Sauf que sur un bateau, ce genre de boulets on les jette par dessus bord.
Il y a quelque chose de fondamental à comprendre dans le monde des camelots. La plupart peuvent tout supporter, endurer les heures de travail, les déballages, les remballages, le vent, la pluie, le soleil, les haut, les bas, tout. Ce sont souvent des gens durs avec eux-mêmes et avec les autres. A première vue, on se dit que ce n’est pas croyable de voir une telle concentration de grandes gueules, de relations brutes, de mots non mâchés, et surtout jamais remâchés. La plupart de ces gens ont toutefois fondamentalement le même problème avec deux notions : la liberté, d’une part ; l’injustice, de l’autre. Deux faces : la lumineuse et la sombre, comme le ying et le yang du marché. Tout se joue entre ces deux pôles. L’injustice est à la plupart d’entre eux totalement, absolument, radicalement insupportable. Cela ne peut pas exister. Et lorsque cela existe, alors, ce n’est plus un camelot que vous avez en face de vous, c’est une bombe plus ou moins à retardement qui peut vous faire tourner dans votre slip sans toucher l’élastique tant que le monde ne s’est pas remis à tourner à l’endroit. C’est très impressionnant à regarder, cette force qui sort soudain même des corps les plus exténués. Ceux qui niaient où se trouvait le sentiment d'injustice pour cette femme s’en sont pris plein la figure. C’est bien simple, l’orage a soudain eu l’air d’un mini hors-d’œuvre. Cela ne lui rend certes pas son stock, mais elle est devenue immense avant de s’effondrer à nouveau.
Lorsque tout s’est enfin calmé, je suis allée remballer mon stand avec la lenteur d’une tortue qui patauge dans ses tongs sur le bitume, tout en se laissant lester par son pantalon trempé pour ne pas glisser. A chaque livre que je rangeais, je pensais : « Choupette, tu as une chance inouïe, mais tu ne sais pas encore toujours très bien ni la mesurer, ni la savourer ». Il était donc environ 23 heures lorsque j’ai démarré ma voiture sur le terrain de sable détrempé où elle était garée. Là je suis devenue carrément boueuse, et il a encore fallu en sortir sans enliser la voiture. Au rond point, à la sortie de la place de la halle, je suis passée au point mort. Il n'y avait soudain plus que le bruit du vent et du moteur. J'ai vraiment hésité : à droite, vers la maison ? Ou tout droit, vers la mer ? Je me sentais terriblement attirée par la mer. J’ai ouvert la fenêtre, inspiré profondément, roulé une cigarette au rythme de mes essuie-glaces, me suis souvenue du sourire de ma mère me racontant La chèvre de Monsieur Seguin. Alors, j’ai suivi ce sourire jusqu’à Léon en pensant aussi que, 164 + 11 = 175…
17 août 2015
Fou rire du matin : entrain
Magnifique matinée, qui commence par un cours magistral de mon camelot préféré sur les relations entre fournisseurs et revendeurs dans le monde de l’économie réelle. J’apprends mille choses que je ne savais pas et qui ne vont pas simplement m’être utiles, mais carrément précieuses. Puis, il faut installer le stand. Il fait beau, je savoure tout, lorsqu’un vieux camelot vient me saluer en m’embrassant et en me demandant finalement si j’ai décidé 1) de faire les marchés parce que j’avais besoin de gagner ma vie à la retraite 2) si je serai sur la place de l’église le soir pour la nocturne des créateurs. Lorsqu’il repart, je lance dans un grand éclat de rire aux trois hommes qui m’entourent un « Dites, j’ai donc déjà l’air si vieille que ça pour qu’on me demande si je suis à la retraite ? » Sur quoi, mon collègue revendeur et poète se retourne et m’explique en se marrant que « non non non, je ne dois pas mal interpréter ce qu’il vient de dire. Le type qui cherche quand même à te donner rendez-vous ce soir sur la place de l’église, il ne doit pas te trouver si vieille que ça. Un homme, ça frétille jusqu’au bout, tu sais ça ? » A ma gauche et à ma droite, ça pouffe et j’entends un « attention, Virginie est en train de faire monter les franchises en gériatrie. Après les marchés, elle va nous faire le buzz avec sa maison d’édition dans les maisons de retraite ! » Autant dire que je suis absolument pliée, mais aussi rassérénée par cette explication de texte, parce que, lorsqu’un homme me parle, il me faut souvent une explication de texte et là, les choses me paraissent tout à fait compréhensibles. M’enfin, draguer une femme en commençant par lui demander si elle est à la retraite, on ne s’y attend pas tout de même. Je ris aux larmes, en me disant que ce doit être une méthode d'approche spécifique qui joue sur le sentiment de paralysie.
Comme il est temps que je me maquille, je sors mon mascara et je commence, comme tous les matins, à utiliser la porte vitrée de l’office de tourisme comme miroir pour tenter de me faire des yeux de gazelle. C’est un moment très plaisant. Pour ma part, il me détend, je cesse de penser, tout va bien. Mais soudain, la tête d’Hubert apparaît de l’autre côté de la vitre pour me crier avec son accent qui chante que, « Ca y est, on ramasse le maïs ! » Hubert qui sort de ton miroir au moment où tu te concentres pour te faire des yeux de gazelle pour te parler de la récolte du maïs, ça aussi, ça surprend. C’est vraiment un coup à se retrouver avec le tube de mascara planté dans l’œil. Je me dis que je vais rire toute la semaine en repensant à cette apparition fantastique et que, à l’avenir, il va falloir que je m’approche un peu moins près de cette vitre. Lorsque je reviens vers mon stand, j’ai à peine le temps d’accrocher le magnifique logo du Ver à soie que m’a plastifié Marco contre les intempéries, que j’ai un café dans la main droite, des noix de cajou dans la gauche et un poivron rouge parfaitement assorti à mon stand sur ma table. Parfois, ici, j’ai l’impression d’être un peu comme un personnage de conte initiatique qui reçoit des objets, lesquels devront bien avoir une utilité à un moment donné pour résoudre une énigme ou surmonter un obstacle. Au fond, ce matin, en vivant, je retrouve des sentiments de gamine qui ouvre un beau livre.
Le soir, lorsque je déballe sur la place de l’église, il pleut, donc je bâche. Il cesse de pleuvoir, donc je débâche. Il repleut, je rebâche, et ça dure un peu. Qui apparaît soudain dans ce mouvement perpétuel ? Hubert ! Et ce soir, Hubert a quitté l’envie de me parler de la récolte du maïs pour me professer un cours magistral sur l’hirondelle et le moustique, au point que cela sonne comme une fable de La Fontaine. « Parce que les hirondelles, il faut savoir qu’elles suivent les moustiques. Lorsqu’il pleut, le moustique, il descend, alors l’hirondelle, elle descend aussi. Mais lorsqu’il fait chaud, le moustique, il remonte, alors l’hirondelle, elle remonte aussi ». Du coup, je dis à Hubert que, ce que je constate, c’est que, lorsque l'hirondelle descend, je bâche, et lorsqu’elle remonte, je débâche. Mais Hubert me dit que cela ne va pas mon truc, parce qu’il n’y a pas de moustique entre l’hirondelle et ma bâche, puis il se croit obligé d’enchaîner sans transition sur la manière dont les hirondelles s’y prennent pour faire fuir les chats, et qui n'a pas vu Hubert décrire l'hirondelle qui fait fuir le chat, ne connaît décidément rien, ni aux hirondelles, ni aux lois fondamentales de la nature. Alors lorsqu’il conclut que « Si tu ne sais pas quoi faire avant d’aller aux champignons, et ben tu n’as qu’à faire de la lecture ! », je dois tout de même sacrément lutter pour ne pas me rouler par terre en me tenant les côtes derrière mon stand. Ce n’est pas facile, de faire son métier d’éditrice en disparaissant derrière son stand pour pouvoir se rouler par terre en se tenant les côtes, ou de vendre des livres en étant prise de hoquets intempestifs. En même temps, je ne suis pas la seule à être atteinte. L’autre jour, nous en étions à nous demander sérieusement si ce n’était pas le pollen de platane qui commençait tous à nous rendre dingues.
Je ne sais pas du tout dans quel état nous serons tous dans dix jours, mais pour ma part, je pense que c’est en rentrant à Paris que je vais réellement souffrir de ne plus avoir toute cette vie et tous ces rires tout autour. Je pense qu'il va pourtant bien falloir que je trouve des remèdes pour consoler et recadrer mon cœur d’artichaut et que, comme un dossier bien géré est un dossier bien anticipé, j'ai plutôt intérêt à penser aux solutions dès maintenant. Mais pour l’instant, deux carrés de chocolat aux cerises viennent d’atterrir sur mon stand et je vends bien pour un Ver à soie. De plus, j’ai appris de source sûre que Vala L. Volkina s’était remise à écrire et je compte que, au 17 août, puisque 175 + 19 = 194, alors, je viens aussi de faire ce qu’il fallait pour pouvoir payer Elza. A mon policier municipal préféré qui passe en me demandant toujours gentiment si je vais bien et si je tiens le coup, je réponds que j’ai dû tout de même être sacrément traumatisée par l’histoire de La Cigalle et de la fourmi étant petite, mais que ça va, à quatorze ans d'une retraite que je n'aurai jamais, je tiens encore le coup.
18 août 2015
Nous sommes le 18 août, il est 14 h 37 et 194 + 6 font bien 200 ! Cela vaut vraiment le coup de mouiller parfois son parasol, je vous le dis. Ce matin, je regarde mon stand, et je pense : « En fait, j’ai réussi à me construire un vrai stand russe ! Lorsqu’on le regarde de face, on voit bien qu’absolument rien n’est d’équerre ! » Du coup, je passe un quart d'heure à genoux pour caler le parasol de manière à ce qu'il ait l'air d'être le plus droit possible. Après cet exercice, je pense aussi qu’il va falloir que j’écrive en hommage à mon voisin de gauche qui nous a abandonné pour reprendre son activité professionnelle hivernale. Ce même voisin qui, tous les jours, n’avait jamais terminé d’installer toutes ses suspensions (les bidules qui pendouillent en forme de cœurs ou de papillons) à 12 h 10, tant son stand était long à mettre en place. Tous les jours, je le voyais tourner et retourner autour de son étal pour tenter de finir de les installer, tout en vendant des bijoux et tout en brandissant soudain son livre de lithothérapie dans un déterminé, mais hirsute : « Sí señora, yo hablo tambien castellano ! »
Peu avant son départ, j’ai eu l’honneur d’être aux premières loges d’une scène extraordinaire. Tandis qu’il en bavait et était en train de faire un nombre considérable de kilomètres pour tout installer, je l’entendis soudain commencer à rire nerveusement, puis s'adresser à une cliente à peu près de cette manière : « Ah Madame, savez-vous seulement que le marché, c'est une école de vie ? » Alors moi, je souris. Mais il dégage 150% de stress en plaçant et en déplaçant ses bidules qui pendouillent, aussi poursuit-il en serrant les dents : « Ici Madame, voyez, on apprend le détachement, le lâcher prise... » Cette fois, je hoquète. Mais il poursuit encore : « On apprend aussi la patience, l'adaptation, l'endurance, la douceur, l'humour, une forme de béatitude, l'effet de surprise aussi. Oui Madame : le marché, c'est une école de vie ! Mais peut-être trouvez-vous que je vous raconte un peu trop la mienne ? » Or il s’emballe : « Regardez bien Madame, ceci est un cœur qui pendouille à vendre ! ». Et comme la dame qui se retrouve avec le cœur sous le nez lui répond du tac au tac que : « Peut-être, mais le mien n'est pas à prendre, ah ah ! », il lance un « Ne vous inquiétez pas, si ça continue, je vais de toute façon me mettre torse nu et m'acheter un éventail ! ». Comme cette sortie qu’on pourrait croire équivoque dans ce contexte m’assoit, je commence à tendre négligemment le bras vers mon petit carnet, même si je sais que je suis en train de rire, et que rire va rendre particulièrement difficile la prise de notes.
Mon voisin, lui, sait que, à 12 h 15, il aura enfin terminé d'accrocher toutes ses suspensions, qui vont pendouiller en toute liberté jusqu'à 12 h 30, mais que, dès 12 h 30, il va lui falloir commencer à les remballer de nouveau une à une s'il veut pouvoir sortir de la place de la poste avant 14 h 30. J'avais déjà remarqué que c'est dans le courant de ce quart d'heure, où il peut enfin profiter de sa mise en place à plein, qu'il lui arrive parfois de se mettre à chanter à tue-tête, sur l'air de celui qui fait mine de ne pas craquer, un tonitruent : "I'm the king of the boxes !" ou un « I’m independant ! » Lancer ce genre d'imprécations à la cantonade avec la puissance vocale d'un chanteur d'opéra lui aura d'ailleurs certainement permis de comprendre par l'expérience qu'il ne faut surtout pas chanter quand on est camelot, parce que cela a tendance à faire sursauter les passants avant de les faire tout simplement fuir en courant.
Mais ce jour-là, j'ai le temps de noter ce discours : « Mesdames et messieurs, à Léon, soit on rigole, soit c’est la dépression. Choisissez votre camp ! Apprenez, vous aussi, à trouver la voix intermédiaire. Or ce qu’il faut savoir, c’est que la voix intermédiaire, c’est toujours pareil, c’est à l’intérieur de soi qu’il faut la trouver. Oui mesdames et messieurs, à l’intérieur de soi, pas à l’extérieur. Savez-vous que, pour ma part, je suis magicien : plus je dis des bêtises, plus je suis content ! Et regardez bien, je vais même faire un tour de magie devant vous : en ce moment même, je tiens un ange en plâtre dans les mains. Et bien, même celui-ci, je vais réussir à le casser avant la fin de la matinée vous allez voir. La réduction des anges en morceaux est, depuis le début de l’été, devenue ma grande spécialité ! ». Une dame, qui le regarde fascinée, lui dit alors tout gentiment : « Mais monsieur, moi, je l’aime beaucoup votre magie ! ». Mais lui : « Vous avez raison madame, l’essentiel dans la vie, c’est d’aimer ! D’autant que, comme on dit à la maison, et il faut le savoir, dans le cochon, tout est bon ! »
Alors j’écris que, quand je le regarde travailler, je me mets à rêver d’une BD qui s’ouvrirait sur un camelot montant six mètres de stand avec des tas d’angelots et de bidules qui pendouillent. A la fin, il parviendrait, tout fier, à positionner enfin délicatement le dernier angelot et à suspendre le dernier bidule. Mais c’est à ce moment précis qu’une femme, toute vêtue de rose, déboulerait sur un skate de la même couleur pour éparpiller dans les airs, en s'encastrant dans son stand, le camelot, ses bidules et ses angelots. Sur le côté, on ne lirait pas « the end », mais « strike ! »
19 août 2015
J'ai finalement atteint l'objectif que je craignais de ne pas atteindre, et les derniers jours ont été beaucoup trop pleins d'émotions. Repenser à la Biélorussie à Messanges plage et s'apercevoir que, ce que nous avons vécu, je ne suis toujours pas capable de l'écrire, n'est pas la moindre des choses qui me tourneboule. Ce matin, je bulle, d'autant que, lorsque je suis fatiguée, il m'arrive de bégayer un peu, mon boniment s'emmêle, je dois baisser la voix, respirer. Je voudrais que cette journée soit calme, car certains souvenirs m’ont encore empêché de dormir. De plus, j’ai encore dû ferrailler avec une sorte de Conan le barbare hier soir sur la place de l’église, et cette fois encore, il a bien fallu que je m’en sorte toute seule. Le bonhomme s’était endimanché dans un short taille basse dégoulinant qui laissait transparaître le haut d’un slip rose. Torse nu, il occupait le centre de la place. C’est en sortant de ma voiture que je me suis rendue compte que mon nez n’arrivait qu’à la hauteur du gymnaste plaqué or qu’il avait suspendu à son cou. Le bonhomme faisait déjà comme chez lui. Il avait pris soin de garer son camion en travers sur nos emplacements. Il expliquait en donnant du « chef » à tous les hommes qui l’entouraient où il avait décidé de déballer et on sentait bien que c'était de cette manière que, selon lui, les choses allaient se passer.
En me voyant sortir de ma voiture, il s’est mis à expliquer aux mêmes hommes qui l’entouraient que "elle, la meuf là, elle aura ka s'met là". Aïe aïe aïe, a fait mon cerveau qui est passé immédiatement en mode biélorussien, et donc renfrogné. Comme mon mètre soixante me positionne au niveau du gymnaste plaqué or qui pendouille, je dis : « Elle, la meuf là, s’appelle Virginie, alors tu l’appelles Virginie ! ». Mais voilà qu’il ne capte pas les trois i. Dans sa bouche, cela donne d’abord « Vèrginie ! » Je ne vais pas expliquer à Conan que, « Virginie », cela vient du latin virgo, virgus qui signifie petite vierge, tandis que « Vèrginie ! », je n’ai pas spécialement envie de savoir d’où ça vient et ce que ça signifie. De toute façon, je sens bien que, si je me mets à lui parler de cette manière, il risque de me coller une gifle, alors la question qui se pose devient plus technique : comment donc réussir à lui faire articuler les trois i, même si le risque est qu'il s'emmêle dans un exercice qui peut s'apparenter à de la psychomotricité fine ? Je croise les bras, et je répète : « Virginie ! » Alors il le dit : « Virginie ! » Puis il tente tout de même un « Tu pourrais te garer là ». Mais comme je n’ai pas quitté le mode renfrogné, je réponds : « Nan ! » Alors il tente un « Si je pousse mon camion par là, du coup, ça ferait de la place pour ta voiture ici ! » Voilà qui me sied. Je peux donc décroiser les bras et Conan va bouger son camion. Mais qui arrive à ce moment-là pour nous expliquer que le prince Charles a choisi de troquer Lady Diana contre une vieille, et qu’il ne sert à rien de prendre les femmes trop jeunes ? Hubert, qui me pose une question ! Si. Il veut savoir si les marchés nocturnes se poursuivent sur le mois de septembre. Tandis que je lui réponds que non, Hubert écoute ma réponse. C’est un moment en or, Hubert qui écoute quelque chose. Et il sourit en plus. C’est la première fois que je le vois sortir du monologue. Le dialogue dure 3 secondes, d’accord, mais c’est quand même ce qu'on appelle une amorce de dialogue.
En rentrant le soir, comme je ne peux pas dormir, je prends le temps de relire mes notes : je retombe sur le moment où un groupe d'enfants autistes et différents a déboulé sur la place de la poste encadré par deux animateurs un peu débordés. Ils ont tous voulu envoyer la photo d'Elza et de Danka à leurs parents, et tandis que j'étais en train de remplir mes petites poches roses de ces photos, l'un d'entre eux me pointe du doigt en disant : « Toi ! » Je m’appelle Virginie lui dis-je. Et toi, comment tu t’appelles ? Et voici sa réponse : « Mon papa est tombé à la mer. On a été obligé de trouver une corde pour le sortir de là. Mais il a fallu trouver d'autres cordes parce que ce n'était pas suffisant. Alors on a cherché. Mais trop tard. La nuit tombait. » Silence. Une bourrasque, ce n'est rien à côté de ça. Envie de lui dire que c’est fini, que tout va bien, mais rien n’est fini, rien ne va bien dans la tête de ce petit garçon, et quelque chose fait que, pour lui, cela ne finira jamais.
Du coup, lorsque c’est au tour de Denis le Viking de venir sur mon stand pour imiter cette fois le cri de l'otarie, je fatigue un peu. J'espère juste que cela ne se voit pas trop. C’est la troisième fois que Denis le Viking vient sur mon stand ce matin-là : la première fois pour me dire que je suis magnifique comme princesse ; la seconde pour m’inviter à dîner ; la troisième pour faire le cri de l’otarie. Son autre grande question est de savoir pourquoi je ne me peins pas les ongles comme lui et comme toutes les princesses. Je ne peux pas lui dire qu’il se fait une très drôle idée des princesses ; qu’on a jamais vu aucun conte dans lequel les princesses se vernissaient les ongles, car il se trouve qu’elles ont toujours quelque chose de bien plus important à faire que de prendre soin d’elles : se coincer des bouts de pomme empoisonnés dans la gorge pour être obligée de dormir, et faire en sorte que les princes aient tout de même au moins une fois un problème important à résoudre dans leur vie, au moins, ça, ça fait avancer l’action, mais le vernis à ongles, pas du tout. Certaines commencent même par être de vraies souillons qui sèment jusqu’à leurs chaussures. D’ailleurs, où est-il donc écrit que cendrillon a les doigts de pieds vernis ? Le vernis à ongles n’est strictement d’aucune utilité dans les histoires de princesses. Dans les histoires de femmes par contre, c’est bien différent. Pour ma part, j’ai toujours pensé que ce sont les princes qui n’existaient pas. Mais je n’avais jamais fait les marchés. C’est à cet endroit qu’ils se planquent en fait de nos jours, et il se trouve que l'art du boniment leur va merveilleusement bien.
Denis le Viking écrit lui aussi. Il me le dit et je le crois. C’est lorsqu’il me dit que ce qu’il écrit lui vient du ciel que je ne le crois pas. N’empêche que parler écriture avec Denis le Viking, c’est quelque chose. J’aime lorsqu’il dit qu’on ne peut pas écrire dans la haine ou dans la colère. Voyez, même Denis le Viking sait ça. Il se trouve que, depuis quelques jours, nous ne sommes pas les deux seuls à écrire sur la place de la poste. Des marqueurs ont commencé à circuler, comme tenus par des mains invisibles qui ont envie, elles, d’écrire dans le rire. Les toilettes sont sujettes à un processus de réécriture, au cours duquel rien ne se perd, rien ne se crée, mais tout se transforme. C’est un peu comme les fleurs qui apparaissent de temps en temps sur mon stand. C’est génial à regarder, et la folie du monde, pour un temps du moins, s’apaise un peu.
21 août 2015
Aujourd'hui, je traite 5 nouvelles commandes et j'en suis ravie, car c'est un signe que la rentrée approche et que l'activité reprend. Pendant deux ans, j'ai expédié les commandes avant paiement : qui exigeant des paiements à 30 jours fin de mois, qui à 60, lesquels 60 jours se transformaient en 90, 145, 260, 365, et, on l'a même vu pour des factures de 7,80 euros, en 730. Ceux et celles d'entre vous qui me suivent depuis la fondation du Ver à soie savent à quel point j'ai pu m'arracher les cheveux sur les impayés, et peuvent imaginer le temps, l’énergie et l'argent que cela coûte de faire des relances. Ce n'est pas fini d'ailleurs, car il me reste encore une vingtaine de factures de ce genre à solder, et il va encore falloir que je joue mes charamiz^niki (mot pris au français "cher ami", passé dans la langue biélorussienne au temps où les soldats francophones de Napoléon, réduits à l'état de mendiants, erraient entre le Bug et la Bérézina en tendant la main et en disant "cher ami" pour quémander de la nourriture), tandis que le travail est fait, le livre livré, la commande payée et reçue depuis belle lurette par l'acheteur, et que l'on ne devrait pas avoir à quémander pendant 6 mois le paiement d'un travail fait, tout petit éditeur qu'on est. Cela ne concerne pas les dépôts, qui sont généralement consentis entre les parties, mais comme force est de constater que certaines demandes de dépôts se font passer pour des commandes fermes, je ne vois pas d'autre manière de commencer par clarifier l'objet de la demande.
Je sais ne pas être la seule dans cette situation. Tous les petits éditeurs éditant de petites factures et qui n'ont pas les moyens de jouer le jeu de la grande distribution/diffusion, sont dans cette situation. J'ai donc composé ce petit texte, tout simple, et je cite : "Bonjour, votre demande est bien prise en compte et nous vous en remercions. Face à l'augmentation des impayés de petites factures, nous sommes malheureusement désormais dans l'obligation d'expédier les livres à réception de leur paiement. Vous trouverez donc ci-jointe une facture Pro format accompagnée d'un RIB. Le livre vous sera alors expédié dès réception de votre virement par courrier prioritaire. En vous remerciant pour votre compréhension, et en vous souhaitant une belle fin de journée, Bien cordialement, Virginie Symaniec".
Alors voilà pour la première opération de cadrage. La seconde va suivre, et sera suffisamment drôle et symbolique pour faire sourire tous ceux qui me soutiennent. L'idée n'est pas machiavélique, mais absolument logique. J'espère même que, à termes, elle pourra d'ailleurs aussi profiter à d'autres de mes camarades de peine et collègues, que je vois s'arracher les cheveux de la même manière, et qui n'ont pas plus de raisons ou d'envie que moi de passer régulièrement leurs journées à quémander sur de si petites sommes, ou de couler parce que ces petites sommes manquent à s'additionner constamment dans nos fragiles trésoreries. Alors, suspens !
Dans l'attente, je vous fais profiter de la photo du jour, car ce matin, le vent a tout simplement aidé Le Ver à soie à inventer le stand décapotable !
22 août 2015
Ça à l'air de marcher en plus : en réponse à une demande de paiement envoyée hier à 17 h 12, je reçois un avis de virement le lendemain à 10 h 19. Je vais donc attendre sagement que l'argent apparaisse sur mon compte, et j'éprouverai de la joie, de la motivation, de l'enthousiasme, de l'apaisement, de la sérénité, voire même de la béatitude, à éditer une magnifique facture où, pour la première fois, il sera écrit : "facture réglée le X août 2015". Je la glisserai dans l'enveloppe en pensant que je viens de replacer le Ver à soie dans l'économie réelle du "je donne, si et seulement si tu donnes aussi" ; que j'ai peut-être enfin trouvé "la voie intermédiaire à l'intérieur de moi" pour sortir ma petite entreprise du délire capitaliste du "je donne et tu vas prendre pour m'oublier". J'aurais appris en prime, que, pour faire du bu-si-ness, ce qui est urgent, c'est de prendre le temps. Alors ce soir, légumes au champagne, parce que je ne vais peut-être pas gagner plus, mais ce que je vais gagner, je vais maintenant le gagner mieux. Merci Léon !
23 août 2015
Super article dans le Télérama n°3423 du 22 au 28 août 2015 sur le thème : "le livre va disparaître". Tous les % seraient en baisse. Les gens liraient de moins en moins les têtes de gondoles et les égéries de la grande distribution. Ce serait d'ailleurs là la preuve que le livre risque de disparaître en tant qu'objet, même si on ne comprend pas très bien, finalement, dans cet article si les gens lisent moins les têtes de gondoles parce que le livre est réellement en train de disparaître en tant qu'objet, ou si on pense que le livre est en train de disparaître en tant qu'objet parce que les gens lisent moins et achètent moins les têtes de gondoles.
Yves Pagès, le patron des éditions Verticales, nous dit que "les auteurs qui vendaient 5000 livres il y a quelques années n'en vendent plus que 1000 ou 2000 aujourd'hui". Mais il ne nous dit pas sur combien de temps d'exploitation ou si les temps d'exploitation sont comparables. "Quant aux primo-romanciers, nous disent aussi les auteurs de l'article, leurs ventes atteignent rarement le millier d'exemplaires en comptant les achats de leur mère et de leurs amis". La grande distribution, toute distribuée et diffusée qu'elle est, serait-elle donc en train de s'aligner sur les résultats de certains titres produits par les indépendants ? Est-ce le livre ou la grande distribution qui bat de l'aile ?
La phrase que j'ai trouvée la plus drôle est toutefois celle-ci : "A la sortie de La Naissance de la tragédie, Nietzsche n'en a vendu que 200 exemplaires." Du 6 juillet au 18 août, le catalogue du Ver à soie, non distribué et non diffusé autrement qu'à l'huile de coude dans les bourrasques et les orages intempestifs a donc fait aussi bien que La Naissance de la tragédie de Nietzsche à sa sortie ? Hi hi.
27 août 2015
Ce soir, tandis que je termine de déballer sur la place de l'église, Hubert vient me saluer : "Toi, ce qu'il te faut, c'est un fourgon !" Alors moi : "?" - "Tu vendrais tes livres dans ton fourgon en faisant du porte à porte comme faisait le Raymond. Sauf que le Raymond, dans son fourgon, il vendait surtout du nougat. Alors pour avoir ta librairie, t'as qu'à faire comme le Raymond : tu prends un fourgon, et tu vends tes livres avec ton fourgon. Tant qu'à faire, tu pourrais aussi faire du nougat, pour les cas où les livres, ça se vendrait pas. Comme ça, si t'as les livres, et si t'as le nougat, avec ton fourgon, tu restes à Léon !" Et non Hubert, il faut maintenant que je rentre à Paris.
31 août 2015
C'est cela : motivation, enthousiasme, joie, en éditant des factures avec la mention "réglée le..." ; émotion et béatitude face aux paiements qui apparaissent en moins de trois jours sur le compte ou dans la boîte aux lettres ; sentiment de détachement et de lâcher prise devant la poste le jour où on y poste sa première commande dument réglée. Je pense que Le Ver à soie vient réellement de résoudre un énorme problème. Et ce n'est pas terminé. En revanche, allez donc savoir pourquoi je ne reçois plus que des pubs pour les 10 000 postes à pourvoir dans l'armée de terre, ça...
3 septembre 2015
Je fais un tableau statistique
Sur les 29 libraires relancés hier (et ce n'est pas fini), pour retard de paiement de 4 mois à 8 mois, nous avons :
- 5 qui s'excusent sincèrement ;
- 6 qui ne s'excusent pas, mais m'envoient immédiatement un ordre de virement ;
- 2 qui se sont trompé d'adresse : les chèques leur sont revenus, mais croyant que j'étais morte, ils n'ont pas jugé utile de me les renvoyer à la bonne adresse. L'erreur est humaine ;
- 1 qui me dit qu'elle a bien une facture du 2 février 2015 sous les yeux et qu'elle la regarde. Je lui ai demandé si elle comptait la regarder encore longtemps, et je regrette vivement ce matin de ne pas avoir eu la présence d'esprit de lui demander si elle ne voulait pas que je lui envoie de quoi l'encadrer avec un mars et un disque des Beattles.
- Tous les autres disent m'envoyer leur paiement, mais on finit par ne plus savoir si, dans certains cas, ce n'est pas une manière de botter en touche.
En revanche, très beau moment hier avec un libraire me passant commande. "J'imagine que vous fonctionnez en pro format", me dit-il. Alors, fatiguée, je lui explique que, après tout ce que je viens encore d'entendre, je ne peux plus faire autrement. Et là, il explose figurez-vous : "Vous ne pouvez pas savoir ce qu'ils m'emmerdent ! Ils nous emmerdent tous ! On se fait ensuite tous passer pour des cons, et ce sont les plus petits qui trinquent, comme d'habitude ! Vous ne pouvez pas savoir comme je vous comprends : j'ai un copain éditeur qui fait des choses fantastiques et qui est en train de tout laisser tomber tellement il est épuisé ! Épuisé ! Pourquoi ? Parce qu'il court depuis des années après des factures de 9, 10, 12 euros ! J'ai les boules Madame, j'ai les boules mais à un point, vous ne pouvez pas savoir ! Cela fait 30 ans que je fais ce métier ! 30 ans que je vois les choses se dégrader et tout le monde couler ! Moi, j'en ai sincèrement rien à foutre de passer mes journées à faire des virements ! C'est fastoche, nom de Dieu, de faire un virement ! (Et le voilà qui m'explique comment il fait les virements. Du coup, j’acquiesce, parce que c'est tout à fait comme ça qu'on fait les virements). Alors vous me dites comment vous voulez qu'on fonctionne, et on fait exactement comme vous dites. Et vous allez tenir bon, hein, vous accrocher, ne rien lâcher, vous entendez, rien ! J'en ai marre de voir des éditeurs couler !"
J'ai presque failli pleurer, et vu son timbre tremblant de voix, je pense que lui aussi en fait. On en est là. Enfin, je veux dire : ceux qui se pensent comme faisant bien partie de la même chaîne en sont là. J'ai tellement apprécié cette expression de solidarité qui s'affirmait de manière si spontanée, que, s'il n'avait pas été aussi loin, je serai immédiatement allée le voir pour lui serrer la main en lui apportant un bon café ; et au passage, mais cela devient malheureusement presque secondaire, un prix européen de littérature.
4 septembre 2015
Je fais des statistiques (suite)
3e libraire parisien depuis un an à me faire remarquer hier sur un ton mi-autoritaire mi-hystérique que "Oui, j'ai bien votre facture, mais vous n'êtes pas distribuée par X !"
Notez que X est un distributeur/diffuseur parisien qui s'est spécialisé dans l'édition indépendante et qui doit maintenant avoir quelques 20 000 titres à proposer aux libraires. X est donc très connu dans le milieu, non seulement par les indépendants, mais aussi par les libraires. Plusieurs de mes collègues préférés sont même distribués, voire diffusés par X.
Au fond, il est tout aussi important de connaître le complément d'agent que d'aller au bout de la fatigue pour finir par comprendre et voir certaines choses. On pourrait continuer à me faire remarquer, comme beaucoup le font d'ailleurs, que je ne suis pas distribuée, et que tss..., ce n'est pas bien. Ce qui me frappe dans "Oui, j'ai bien votre facture, mais vous n'êtes pas distribuée par X !", c'est que trois choses deviennent explicites : 1) par qui on voudrait que je sois distribuée 2) conséquemment, pour quoi (dans quel but) certains temporisent le paiement de mes factures 3) concomitamment, pour qui ils travaillent ou plutôt, de qui ils dépendent. Tss...
5 septembre 2015
Je suis touchée par l'expression de votre solidarité et de votre amitié envers le petit Ver à soie. Très touchée, car je reçois beaucoup de petits mots comme :
"Tiens bon ma belle !" "Mords-z-y l’œil !" "Fonce !" "Je pense à toi !" "Publie un blog !" "Continue à nous faire rire !" "Bon. On le fait ce projet ?" "Mais t'es où ?" "Tu vas arrêter de fumer ou bien ?" "Je n'aime pas comprendre que vous êtes fatiguée" "Bon sang que vous êtes courageuse c'est pas possible !" "J'ai trois conseils à vous donner" "Quand viens-tu boire une bière à la maison ?" "Bonjour, je viens de plaquer la copie de votre facture sur le front de mon comptable !" "Ça te dirait des huitres au vin blanc?" "Love !" "Vous pouvez compter sur moi" "Tu voudras un café ou un litre ?" "Ton texte est tout bonnement magnifique, je te concède que c'est parfait !" "N'oublies pas de penser à faire l'amour aussi !" "Quand pouvons-nous nous voir ? J'ai des solutions concrètes à vous proposer !" "J'ai sorti la machine à laver avant de partir, et même que j'ai rangé les chaussettes !" "Bonjour, j'ai le plaisir de vous confirmer notre virement !" "Chérie, besoin d'une épaule ?" "As-tu suffisamment de chocolat pour tenir ?" "Puis-je vous commander quatre livres ?" "Je vais baisser nos prix pour vous" "Tu veux que j'en parle à ma filière yougoslave de ton problème ?" "Maman, si tu veux, je te fais deux câlins" "Salut ! Tu ne crois tout de même pas qu'on les aurait laisser te garder dans les Landes, tes princes, non ? Moi aussi j'ai un cheval et je sais m'en servir !" "Coucou, j'ai 5 boîtes de Doliprane en trop pour toi, t'en veux ?" "Appelle ce contact de ma part !" "Dis, tu vas avoir l'idée de prendre soin de toi un jour ?" "Ça a l'air pas mal ta cure ! Moi aussi j'ai besoin de perdre 8 kilos. Si tu veux que je t'aide sur les marchés, appelles-moi" "Bon, hé, on t'aime, tu le sais ça ?"
Et vous ? Vous le savez que, la vraie richesse, c'est vous, n'est-ce pas ? C'est incroyable comme vous venez d'éclairer mes journées en cette rentrée où il n'y avait que des soucis, des horreurs insupportables à regarder tout autour, une déferlante de connerie de stature internationale, et plus que des tomates qui ont un goût de plastique dans mon assiette. J'ai une semaine de retard sur mon planning de fabrication, mais mon compte en banque me dit que les dernières factures fournisseurs vont pouvoir être honorées sans que le Ver à soie ne soit à découvert. Comme il reste encore quelques impayés dans la nature, c'est aussi grâce à ceux et celles d'entre-vous qui ont commandé des livres du Ver à soie cette semaine. Alors merci à tous et à toutes pour votre soutien. Je comprends que je viens de passer deux mois à gagner enfin un vrai week-end, et que lundi, le Ver à soie va pouvoir se remettre de nouveau à tisser. Joie ! Immense !
8 septembre 2015
Je ne sais pas ce qui m'a pris hier soir. J'ai voulu lire sur les femmes créatrices d'entreprises. Une envie d'en savoir plus peut-être ? En quoi cela consiste-t-il ? Être créatrice d'entreprise en France aujourd’hui ? J'ai lu toute une série de fiches et de statistiques généralement produites par l'INSEE, et j'en ai appris des choses. Savoir que 81% des femmes créatrices d'entreprises, et plus particulièrement d'auto-entreprises, ont créé leur activité parce qu'elles étaient au chômage. Les plus perspicaces supputent même qu'elles créent leur activité pour se créer un emploi, ce qui serait pourtant à classer au rang des objectifs modestes. Savoir qu’un objectif qui ne serait pas modeste pourrait consister à se créer un emploi tout en dégageant des bénéfices.
Autre point intéressant : il apparaîtrait que ces femmes créatrices sont souvent aussi diplômées, voire plus diplômées, que leurs homologues masculins. Pourquoi étaient-elles donc au chômage ? C'est globalement une très mauvaise question.
Savoir que, tout en faisant leur complément de formation surdiplômante chez Pôle emploi, elles sont environ 40 % à choisir la structure de l'auto-entreprise lorsqu'elles se décident à créer leur activité. Voilà encore certainement une expression de modestie, car leur nombre reste fortement limité dans les conseils d’administration des entreprises dites classiques (SA, SARL, que sais-je encore ?), et encore plus limité en tant que gérantes ou dirigeantes desdites structures. Savoir en effet que les femmes ne représenteraient qu’un tiers des dirigeants d'entreprises en France. Certains affirment, du coup, que c’est parce qu'elles ont certainement moins d'audace que les hommes. C’est d’ailleurs à se demander si, pour créer une vraie entreprise, avoir de l'audace doit nécessairement primer sur le fait d'avoir du capital, mais c'est une autre très mauvaise question.
Le fait de choisir l’auto-entreprise ne serait donc pas tant une preuve de la modestie de leur capital de départ qu'une preuve de leur modestie quant à la manière dont elles se représenteraient le développement tout aussi modeste à termes de leur activité. Et de là à suggérer qu'elles seraient moins ambitieuses par nature que les hommes, il n'y a qu'un pas. Or deux rumeurs persistantes à méditer parcourent les blogs :
1) plus il y a de personnel dans une entreprise et moins il y a de femmes parmi ce personnel (notez que ce n'est pas une idée facile à intégrer et qu’il n’y a pas grand-chose à en tirer. Inutile de l'utiliser pour en tirer des conclusions).
2) les femmes auraient tout de même beaucoup plus de mal que les hommes à obtenir des financements de la part des investisseurs et on ne va pas non plus en faire un critère d’analyse.
Ne cherchons pas l'entrefilet dans la mer de l'Internet qui explique que les femmes créatrices d’entreprises ont parfois des idées très originales, qui viseraient à démontrer qu'elles ne comptent pas "tout à fait" travailler comme leurs homologues masculins. D'ailleurs, allez donc savoir pourquoi une femme qui s'est vue barrer l'accès à l'emploi en dépit de ses qualifications ne chercherait pas, d'emblée, à fonder une entreprise de 50 personnes et plus, voire à reproduire bêtement le modèle qui lui a si bien barré l’accès à l'emploi. Sincèrement, mystère et boule de gomme.
Ne cherchons pas non plus à comprendre le lien de cause à conséquence direct qui peut exister entre le fait de ne pas vouloir reproduire bêtement le modèle qui leur a barré l’accès à l’emploi, et le fait qu'elles aient moins accès aux investissements (et au capital) que d'autres. Re-mystère et re-boule de gomme.
Je comprends par ailleurs que les femmes auraient une fâcheuse tendance à moins déléguer certaines tâches, mais cette fois encore, il ne faudrait pas penser que cela pourrait être dû au fait que de nombreuses femmes créent leur entreprise sans capital (ce même capital qu'elles n'ont d'ailleurs certainement pas eu l'audace d'accumuler lorsqu'elles étaient au chômage, et ceci sans doute parce qu'elles sont encore caractérisées par le fait d'être trop modestes par nature, tout en étant perçue bizarrement comme trop audacieuses lorsqu'elles sont à la recherche d'un emploi).
Seulement voilà : en dépit du fait qu'elles délèguent moins sur l'ensemble des postes dits non stratégiques, tout en revendiquant le fait de devoir, en tant que chef d'entreprise, gérer aussi l'aspect stratégique du développement de leur activité (on ne comprend d'ailleurs pas très bien pourquoi elles veulent avoir ce genre de revendications puisqu'elles pourraient se contenter des tâches non stratégiques qu'on leur assigne généralement ailleurs en déléguant plutôt la direction de leur entreprise), elles seraient globalement toujours rémunérées 31 % de moins que les hommes (c’est une moyenne, et c'est un hic). Non pas parce qu'elles n'ont pas le capital au départ qui leur permettrait de se rémunérer, déjà (autant que les hommes, c'est une autre histoire), mais parce que - et là, accrochez bien vos ceintures s'il vous plaît -, elles travailleraient moins à l'année que les hommes.
Ici, le discours nécessite une traduction du français vers le français. Cela m’arrive souvent, lorsque certains hommes me parlent, d’avoir besoin d’une traduction du français vers le français. Du coup, je passe une partie de mes journées à faire de la traduction. Et dans le cas qui nous concerne, cela donne à peu près ceci : les femmes délègueraient moins à tous les niveaux, c'est-à-dire qu'elles accompliraient plus de tâches à tous les niveaux, mais en même temps, elles réussiraient à cumuler moins d'heures de travail que ceux qui ne s'occupent que de stratégie en déléguant tout le reste à tous les niveaux. Si.
Y aurait-il ici un petit présupposé non-dit de base ? Croyez-vous qu’il se pourrait qu’on ait a priori pris le parti de défalquer à la gente féminine quelques heures de travail, comptant qu’elle doive également s'occuper des tâches ménagères et de la famille, sans décompter a priori le même temps sur les agendas de la gente masculine, ce pourquoi il devient possible de présupposer d'emblée que cette dernière travaille plus ? Car comment peut-on en arriver à la conclusion que les femmes entrepreneuses travailleraient plus sur moins de temps, ce pourquoi elles gagneraient moins, sachant que les indépendants n'ont précisément aucune fiche de paie permettant de mesurer leur nombre d'heures réelles de travail ? Si mesdames, prenons-nous ce type de raisonnement (que d’aucuns pourraient qualifier d’audacieux, mais que d’autres pourraient qualifier de retors), dans la figure et pensons-y lorsque nous enchaînons notre quatorzième heure quotidienne de travail parce que nous n’avons justement pas les moyens de déléguer les tâches que feraient nos 50 employé(e)s si nous avions un peu plus l'ambition d'embaucher. Qu’attendons-nous d'ailleurs pour aller en parler à notre banquier ?
Une bonne nouvelle ? C’est important, les bonnes nouvelles : nos autorités souhaitent que le nombre de femmes entrepreneuses augmente de 30% à 40 % d’ici à 2017, et elles font tout pour, nous dit-on. Or comment pourrait-on faire pour inciter 10% de femmes supplémentaires à avoir plus d’audace, sachant que, de toute évidence, 81% des créatrices d’entreprises viendraient du chômage ? Ne soyons pas mauvaise langue en corrélant a priori ces effets d’annonce à une augmentation probable a minima de 10 % de l’épaisseur du plafond de verre dans les deux années qui viennent. Non, restons optimistes, sans penser que nous avons en fait affaire à deux nouvelles biélorussiennes : une mauvaise et une bonne. La mauvaise est que nous vivrons pauvres ; la bonne est que nous ne vivrons pas longtemps. Une autre solution serait bien évidemment de faire preuve d’un peu plus d’audace et d’un peu moins de modestie, en essayant, dans la mesure du possible, d’être moins efficaces pour réussir enfin à travailler moins sur plus de temps de manière à gagner plus, mais ça...
17 septembre 2015
Ces derniers jours, j'ai appris à me familiariser avec un nouveau mot de vocabulaire : cervicalgie. Je cite : « Les cervicalgies aiguës sont des douleurs vives siégeant au niveau du cou, disparaissant le plus souvent en quelques jours ou semaines. Lorsque les douleurs s’étendent et irradient vers un bras, on parle de névralgie cervico-brachiale (quand c’est vers les deux bras, j’imagine qu’on parle de double névralgie cervico-brachiale). Le plus souvent, les cervicalgies sont favorisées par des postures et mouvements inadaptés (on parle souvent de torticolis) ou par l’arthrose ; elles peuvent également survenir après un traumatisme (« coup du lapin ») ». Je sais quel a été mon coup du lapin ! En fait, depuis le 29 août où j'ai croisé, à 4 heures du matin sur l'autoroute, le panneau « Paris, 50 kilomètres ! », elle monte, la cervicalgie. Je suis donc allée voir en urgence une ostéopathe de mon quartier, et lorsque la dame a vu mon dos, elle a été prise d'un fou rire nerveux. Du coup, elle m'a massouillée tout autour du problème avant d'empocher 50 euros. Je lui ai demandé : "Mais, vous ne me manipulez pas ?" Alors elle : "Ah ah ah, non, surtout pas, hi hi, mais vous allez voir, dans quelques jours, ça ira mieux et, si vous avez mal, parce que cela fait très mal n'est-ce pas, le mieux est d'aller voir votre médecin traitant pour lui demander du Myolastan, parce que le Myolastan, ça détend".
Je ne l'ai pas frappée, mais un jour, c'est promis, je vais finir par frapper quelqu'un, ça va même partir tout seul. Et comme je viens de passer quatre nuits à tourner en rond comme une lionne en cage, à voir Krishna, la Vierge, ma mère, mon grand-père, mes grands-mères, et toute la lignée de mes ancêtres judéo-ruthéno-ardéchois défiler pour me dire : « Alors, tu souffres bien là, hein ? L’est pas bien l’inconscient qu’on t’a donné ? », j'ai eu tout mon temps pour penser que c’est dans ces moments-là que je regrette de ne pas être en Biélorussie : à Minsk, je me serais certainement retrouvée le cas échéant avec de l'ail dans les oreilles, mais il se serait bien trouvé une grand-mère, n'importe quelle grand-mère, pour me secouer jusqu'à ce que ça craque ou pour viser la bonne vertèbre en me collant "the" gifle qui m'aurait finalement débloquée toute la colonne vertébrale. De plus, on m'aurait donné du Myolastan liquide local aux grains de blés radioactifs, tout en m'envoyant dans la fournaise d’un bania, et ça, ça m'aurait vraiment détendue ! Ici, pas de grand-mères, pas de grains de blé, pas de bains : c'est dire si mon monde fut triste.
Ce matin, après une nouvelle nuit passée à apprécier la manière dont on dispose les lattes de parquet de ce côté-ci de la Marne, je me suis dit qu’un acuponcteur me ferait peut-être du bien. Du coup, je me suis mise en quête de téléphoner à une praticienne qui se trouve à deux pas de chez moi. « Venez tout de suite ! », me dit-elle ! Et là… Je me suis retrouvée en Biélorussie, dans un capharnaüm de sorcière comme je les aime, face à une femme qui s’est mise à me planter des aiguilles dans le dos avec la douceur d’un rhinocéros tout en m’engueulant comme ma grand-mère et en me tapant sur la tête : « Tenez-vous droite ! ». Alors moi : « Mais aïe, vous me faites mal là ! » Elle : « Oui ben, on ne va pas en faire un fromage ! Et si vous continuez à travailler comme vous le faites sans prendre soin de vous, je tape encore plus fort, espèce de bourrique ! » Moi : « Hein ? Mais vous venez de me traiter de bourrique là ! » Elle : « Absolument ! Vous êtes une bourrique ! Ce n’est pas possible de réussir à se mettre dans un état pareil ! Vous manquez de tout ! Je vais vous faire un cocktail, vous allez voir un peu ! En attendant, droite j’ai dit ! Vous n’êtes pas droite là ! Vous êtes naturellement complètement tordue ou quoi ? Droite, c’est droite ! Alors, où ce que ça fait mal ? Là ? Ahaaaa. (Et schlak, elle me plante une aiguille dans la nuque !) ». Alors moi : « Non mais ça va pas la tête ? On dirait que vous maniez le couteau là ! » Alors elle : « C’est exactement la même chose ! De toute façon, il faut planter, alors quand y’a nœud, je plante, et là, y’a gros nœud, alors je m’excuse, mais faut planter carrément, sinon on ne va pas s’en sortir ! Alors, ça commence à aller mieux, oui ou non ? » J’ai bien senti que je n’avais pas intérêt à dire non, mais comme ça n’allait pas mieux du tout, j’ai dit non. « Alors on recommence ! Et là, ça fait mal ? Oui ? Ahaaaa » Et vlan ! Deuxième coup de couteau entre les omoplates ! De l’anti-massouille pure ! De la médecine contact ! Je venais encore de tomber sur un spécimen capable de réveiller un mort.
Du coup, à la troisième aiguille plantée de cette manière dans un troisième gros nœud situé cette fois dans l’épaule, je me suis mise à pleurer comme une gamine. Alors elle : « Allez-y carrément, lâchez tout, on est là pour ça, en plus, c’est très bon de pleurer, il y a des antidépresseurs dans les larmes ! » Alors moi : « Bouhouhou ». Et la voilà qui disparaît, zou, puis, qui réapparaît, vlan : elle me colle un paquet de mouchoirs en papier dans les mains : « Pleurez ! ». Puis, comme j’ai la bouche ouverte, elle m'y enfourne une gélule qui sort de nulle part. Du coup, je referme machinalement la bouche, mais elle lance : « C’est pas fini, y'en a une deuxième ! » Alors je rouvre la bouche. Et hop ! Je me retrouve avec une deuxième gélule dans la bouche ! « Et maintenant, avalez ! » Et hop : je me retrouve avec une bouteille d’eau qui sort également de nulle part dans les mains. Alors moi : « Machéquoi ? » Alors elle : « Du magnésium ! Et il en faut, du magnésium ! Buvez du lait ! Mangez du fromage ! » Du coup, je pouffe en pensant : « Ça y est ! Elle va me sortir l’ail ! » Puis, pensant que, décidément, je vis à Charenton comme je penserais, je vis à Sainte-Anne, je me mets à rire aux éclats. Du coup, elle éclate de rire aussi. « Alors ! Vous voyez bien que ça va mieux ! » Puis, sans transition : « Bien ! Et maintenant, que pensez-vous de l’homéopathie ? »
Je suis restée sans voix, tant la question ressemblait à un gag après la manière dont elle venait de me traiter. « Ben répondez ! » Alors moi : « C'est-à-dire que, dans ma famille…. » - « On ne se soignait pas, j’ai bien compris ! Alors je vais vous soigner moi, vous allez voir ! » Et la voilà qui commence à gribouiller une ordonnance cocktail, avec des phrases dans tous les coins. Je remarque qu’elle écrit bien de la même manière qu’elle plante les aiguilles, sauf que cette fois, elle glousse. Lorsque la pharmacienne voit arriver l’ordonnance, elle la prend entre deux doigts en éclatant de rire : « Aaaah, je l’adore ! Vous avez eu affaire à la spécialiste du remède de cheval ! Vous en avez de la chance ! Vous allez voir la vie en rose maintenant ! » Et ce n'est pas en rose que j'ai vu la vie, mais en super rose : l’arnica, associé aux anti-inflammatoires et aux opiacées, c’est super chouette comme traitement homéopathique ! Il n’y a pas non plus mieux comme Myolastan ! Qu'est-ce que ça détend ! Depuis, il suffit même que je repense à elle pour avoir toutes les cervicales qui craquent et qui rigolent. Du coup, je la trouve finalement plus efficace comme ostéopathe que comme acuponctrice. Du moins c'est ce que je me disais quand, soudain, je ne me souviens plus de rien. On va dire que j’ai dormi, c’est mieux. Après quatre jours à parler à mon parquet, c’était finalement mérité. Maintenant, si vous avez des poèmes à m’envoyer, n’hésitez surtout pas. Cela ne se voit pas toujours, mais j’aime aussi la douceur.
22 septembre 2015
Certains auraient vraiment besoin de se faire chiropracter les cervicales...
27 septembre 2015
A la fin de l'été, je vous avais promis de faire une grosse bêtise propre à faire sourire au moins symboliquement ceux et celles d'entre vous qui soutiennent Le ver à soie depuis sa fondation. Cette bêtise est désormais faite, et ce ne sera pas la dernière, on s'en doute.
Je tiens, entre parenthèses, à remercier chaleureusement mon inconscient d'avoir su placer une cervicalgie entre mon corps et le burn out intégral. J'avais en effet besoin de temps et de repos pour penser, allongée sur mon parquet en regardant les fissures de mon plafond, à l'évolution du Ver à soie en pleine rentrée littéraire. Je retourne lécher mon bras droit, ce qui me reste d'épaule droite, ainsi que mes cervicales.
29 septembre 2015
Restructuration intégrale
Ce matin, je reçois un mail de la chambre de commerce et d'industrie qui me rappelle que les auto-entrepreneurs qui font commerce deviennent, par décret, des micro-entrepreneurs, et qu'ils doivent, moyennant la somme de 78 euros et des brouettes, s'inscrire au registre du commerce pour obtenir un extrait de kbis, etc. Déjà, lorsque la dame m'a dit que je devais avoir un "compte professionnel", je lui ai fait répéter deux fois en lui demandant si notre statut juridique et fiscal basculait de personne physique à personne morale. D'abord, elle n'a pas compris la question. Quand elle a enfin compris la question, elle a reformulé : en fait, elle entendait par "compte professionnel", un compte normal spécifiquement dédié à l'activité (ce qui n'est tout de même pas du tout la même chose qu'un "compte professionnel" du point de vue de ma banque), sauf que ce n'était pas explicite. En dépit de tous les détails de ce genre qui ne sont pas explicites, elle a tenté de me rassurer en me disant que, au fond, tout était simple, et que, à part ça, rien ne changerait, même si elle devait bien avouer qu'elle n'en savait strictement rien puisque, suite à la publication de ce décret, nul n'avait réellement de visibilité sur ce qui allait se passer. Autant dire que j'ai adoré cette idée de décret à absence de visibilité...
De plus, je ne sais pas si vous vous souvenez, mais la dernière fois que j'ai eu affaire à la chambre de commerce, je suis tombée sur une folle qui était incapable de faire la différence entre un nom de naissance (mon nom) et un nom d'épouse. Comme une fois mariée, elle avait oublié comment elle s'appelait, elle estimait que toutes les femmes mariées devaient oublier comment elles s'appelaient. La vaine bataille pour réussir à me faire appeler par mon nom avait duré 3 mois, et ceci pour une simple adjonction d'activité. Alors quand j'ai ouvert ce matin les formulaires Cerfa à remplir, j'ai poussé un profond soupir. J'espère qu'ils ne vont pas de nouveau essayer de me dire comment je m'appelle, parce que je me connais, je vais encore résister, et ça va vraiment être chiant pour tout le monde.
Maintenant, dans l'attente de savoir si mon entreprise va pouvoir garder son nom, c'est-à-dire le mien, est-ce que quelqu'un, au cas où, connaîtrait Harry Potter ? C'est juste une question comme ça, au hasard.
1 octobre 2015
Je me rends compte qu'il est 19 h et que je travaille depuis 4 h 30 ce matin pour rattraper les 3 semaines de retard que je viens d'accumuler pour raisons de santé. C'est assez pour une journée ? Martine aurait dit sur un ton laconique que je suis obstinée. Je vais arrêter pour aujourd'hui, mais j'ai envie de raconter pourquoi Martine de Rougemont est devenue ma directrice de thèse. J'avais été voir tout le monde avec mon idée d'étudier l'histoire du théâtre biélorussien. J'avais pris des vents partout. A l'époque, on ne pouvait pas prononcer le mot "Biélorussie" sans entendre des "Mais la Biélorussie existe-t-elle ?", "Êtes-vous sûre qu'il ne s'agit pas de la Russie ?", "Mais ne pensez-vous pas que c'est polonais ?", "Êtes-vous certaine de ne pas verser dans le nationalisme ?", etc. C'était horrible, ce mur. Martine avait dirigé l'Institut d'études théâtrales de Paris III. Je suis allée la voir. Elle m'a accueillie. Elle parlait peu. Elle a sorti son petit agenda, dans lequel il y avait une petite carte de l'Europe. Elle l'a dépliée, l'a longuement regardée, et a demandé : "Pourriez-vous me montrer où se trouve la capitale de la Biélorussie sur cette carte ?" Alors avec la mine de mon stylo, je lui ai montré Minsk. Elle a eu l'air soudain étonnée, puis c'est moi qui le fut, car elle a immédiatement accepté de diriger, d'abord ma maîtrise en disant : "Il faut foncer Virginie !"
Ce n'est que bien plus tard, en travaillant sous sa direction, que j'ai compris, pourquoi elle avait accepté mon sujet. Elle était avant tout historienne, spécialiste du XVIIIe siècle. Elle avait beau enseigner en études théâtrales, elle était suffisamment érudite pour avoir entendu parler des partages de la Pologne, du Grand-duché de Lithuanie, de la campagne de 1812, du Congrès de Vienne et de la naissance de l'Europe moderne. Spécialiste de Germaine de Staël qui avait osé tenir tête à Napoléon jusqu'à devoir se réfugier en Russie, elle savait très bien où se trouvait la Bérézina et quel était le sens politique, et plus particulièrement démocratique, de ce terme : pas seulement pour la petite France, mais pour l'Europe entière. Il se trouve qu'elle connaissait la pensée de Benjamin Constant et de tous les auteurs qui avaient gravité autour du domaine de Coppet, et pour cause, elle nous venait de Suisse. Nous étions au début des années 1990 et elle constatait qu'il n'y avait aucun spécialiste formé sur cette région autant sismique qu'essentielle à la compréhension de l'histoire de l'Europe moderne. Alors elle m'a obtenu une allocation du ministère de la Recherche pour trois ans, la première du genre en France sur un sujet biélorussien. C'est dire si j'allais essuyer les plâtres. Plus tard, elle a totalement appuyé l'obtention de ma bourse post-doctorale en Suisse.
Martine est l'une des rares adultes en laquelle j'ai crue dans ma vie. Je me suis assise dans ma chambre aujourd'hui et je n'ai pourtant pas pu m'empêcher de penser à quel point je lui en ai voulu de m'avoir obtenu cette allocation, de m'avoir mise sur cette voie. Je pense qu'elle s'en voulait aussi. La dernière fois que nous nous sommes vues, après ma soutenance d'HDR, elle s'en est excusée : "Je suis désolée de n'avoir rien pu faire pour vous obtenir un poste" m'a-t-elle dit. Le reste est resté implicite, et cela vaut peut-être mieux, de ne pas savoir avec qui on négocie cela, et selon quels critères. Après ça, nous ne nous sommes plus jamais revues.
Aujourd'hui, je me suis dit que, si je n'avais pas obtenu cette allocation, ma vie aurait été radicalement différente. Je n'aurais pas appris à rêver d'être intégrée dans ma propre société. Je n'aurais jamais tant souffert par la suite de ne pas avoir de poste en effet, puis de devoir prendre la décision d'abandonner mes recherches, c'est-à-dire aussi le terrain de mes recherches, ses langues, pour survivre. Cet après-midi, j'ai regardé mes étagères, où tout est encore en vrac entre ma thèse, mon HDR, mes notes de recherches, mes articles, mes bouquins. Tout cela est devenu si poussiéreux. Sentiment de voir un naufrage, un gâchis intégral. Je sais que, faire le deuil de la joie que me procurait le fait d'aller en Russie, en Biélorussie, en Pologne, en Lithuanie pour chercher sur toutes ces questions est décidément impossible. Parce que c'était ça ma vie : bouger, chercher, poser les mauvaises questions, faire du théâtre, penser le théâtre, déterrer de vieux bouts de papiers jaunis dans des conditions de merde et en trois langues encore, j'adorais. Pourquoi ? Bah, parce que je pensais avoir trouvé ma voie et que ça durerait toujours. Et c'est à cette dévastation intérieure que me ramène aujourd'hui la nouvelle du décès de Martine. On peut pleurer ses morts, mais faire le deuil de sa vie, décidément, c'est un peu trop demander. Malheureusement, il y en a qui osent, et je les ai rencontrés.
Alors en regardant tous ces vieux papiers, j'ai pensé que, voilà ma tragédie : je ne pardonne pas à ceux qui ont osé. Pour écrire une thèse de doctorat et une HDR, passer 20 ans en milieu radioactif à apprendre à gérer la relation des niveaux de biélorusien au russe, écrire plus de 80 articles sans jamais être rémunérée puisque je n'avais pas de poste, geler dans les sous-sols des archives par -15 tandis que de l'eau suintait sur les murs, subir toutes les pressions psychologiques que j'ai eues à subir dans la fantastique "démocratie biélorussienne", où rien ne respirait la douceur, l'amour, la tendresse, la bienveillance et la liberté, essuyer les moqueries, les quolibets, les "Madame Biélorussie" et autres méthodes moins drôles de barbouzes, mettre la direction du RGALI au garde à vous pour déterrer ce que d'autres, grassement payés, n'avaient pas réussi à déterrer en 30 ans d'activité sur le théâtre soviétique, tant concentrés qu'ils (elles) étaient sur les seuls aspects "positifs" de la soviétisation et du seul point de vue de Moscou, j'ai un peu pris des risques comme on dit, mouillé ma chemise, et mis mes tripes sur la table, oui. Même à considérer que cela ne suffit pas au pays des droits de l'Homme pour susciter le respect ou un tant soit peu de reconnaissance, je ne vois pas comment il me serait possible de faire le deuil de cet effort-là.
Voici un extrait de ce que Martine écrivait encore sur moi en 2005, en vue de ma candidature à une bourse post-doctorale à Lausanne :
« Dans ma discipline d’histoire du théâtre, je ne pouvais qu’accueillir avec un intérêt particulier des travaux axés sur l’histoire de l’Europe, telle que le théâtre peut la manifester. Le cas de la Biélorussie fait partie de ceux qui permettent des analyses très complexes. Virginie Symaniec est remontée aux plus anciennes sources connues, et elle n’a pas négligé, loin s’en faut, les développements les plus récents. Ceux de ses travaux que j’ai dirigés faisaient intervenir l’histoire culturelle, celle des représentations, l’histoire de la langue et celle de la politique – à tout ce réseau, auquel mon père a consacré la moitié de sa vie, je m’honore d’avoir ainsi participé, en favorisant l’émergence de ses études très utiles. Je veux donc faire l’éloge de la candidate Virginie Symaniec et de sa candidature. (…) Sa capacité de travail est considérable, ainsi que sa rigueur dans une démarche très pluridisciplinaire et innovante. On ne s’étonnera donc pas qu’elle passe du théâtre à la politique, du théâtre à l’écologie, du théâtre à la linguistique : ce n’est jamais en amateur ni gratuitement. Son projet de recherche décloisonne les domaines et offre une approche nouvelle et plurielle des problèmes tant idéologiques que concrets et quotidiens qui se posent aujourd’hui à notre vieille Europe » (fin de citation).
Or voici précisément ce dont on n'a pas besoin en France, et débrouille-toi pour vivre comme tu peux avec ça. Assise dans ma chambre, je me suis dit aussi que je n'autorisais pas non plus Martine à emporter son rêve d'Europe dans sa tombe, parce que ce rêve a toujours été aussi le mien. Je regardais tous ces livres et je me disais : elle est tout autour de moi. Ce livre, je l'ai lu grâce à elle. Et encore celui-ci. Et encore celui-ci. Demain, j'irai lui choisir un arbre au bois de Vincennes, comme je le fais pour tous ceux qui ont compté dans ma vie au point de faire de moi ce que je suis devenue. Comme ça, lorsque je vais marcher, je peux de temps en temps m'arrêter et m'appuyer contre eux. C'est ma seule religion. Ensuite, comme d'habitude, une fois ravalée la tristesse, on ne sait pas quelle décision absolument stupide je vais prendre.
5 octobre 2015
Relances libraires, suite : au premier septembre, la dame se plaignait d'avoir pris des vacances, et il fallait bien que je comprenne que c'était bien difficile pour elle, tant elle se disait épuisée d'en avoir pris. Mais oui, disait-elle, elle allait indéniablement m'envoyer un chèque. Aujourd'hui, au 05 octobre, elle était toujours épuisée, mais cette fois, d'avoir un rhume. Vous savez ce que c'est, les rhumes. C'est un peu comme prendre des vacances : il y a des gens qui sont confrontés à ce genre de problèmes.
6 octobre 2015
Les cervicales tiennent, l'épaule droite grince, les ordis se sont ouverts sur deux commandes et le café est bon. J'ai déjà réussi à me coincer la main droite dans le tiroir à couverts de la cuisine, suite à quoi, j'ai pris logiquement la décision de vider ma boîte mail. Comme cela prenait beaucoup de temps, j'ai demandé à youtube Dire Straits, et youtube m'a donné Carla Bruni. Épaule crispée, cheveux dressés sur la tête, j'ai finalement réussi à récupérer Dire Straits à force de clics dans tous les sens. Le 5 pièces d'en face s'est allumé sur mon voisin courant dans son salon cravate en main, pendant qu'un petit van se garait juste devant ma banque : "Parce que la santé n'attend pas !", m'a dit le petit van. C'est ça : c'est ce que je vais expliquer à mon banquier après avoir passé Carla Bruni à mes libraires. Beau programme, belle journée : et une de plus qui commence, il n'y a pas de petite victoire, jamais. Je vais adorer...
Lorsque toutes les factures d'avant fin août seront honorées, je vais m'ennuyer ferme. Je vais gagner quelque chose comme 20 à 30 heures par mois pour pouvoir faire plein d'autres choses, voire même, me reposer. J'ai encore vécu des moments exceptionnels ce matin. Je passe rapidement sur l'épisode de la communication de mon IBAN à un comptable en flamand. Le monsieur me dit, avec un accent à couper au couteau : "C'est que je ne parle pas très bien le français !" Alors moi : "Je vous comprends, moi non plus, et mon inconscient parle beaucoup mieux biélorussien !" Il en a perdu immédiatement son accent, c'était drôle.
Le meilleur était encore un retard de paiement de 9 mois, pendant lesquels la dame, pourtant relancée début septembre, s'est en fait demandée comment elle allait bien pouvoir me faire avaler les retours. Elle avait 6 livres jeunesse, selon elle en dépôt, et n'en avait vendu que 2. Bien sûr, elle ne m'en informait que ce matin. Et comme tous les gens qui ont quelque chose à se reprocher, la voilà soudain qui part en live : 1) Elle a tout fait pour "jouer le jeu de la petite édition" 2) Même qu'elle aurait mis mes livres en vitrine 3) Elle est toute seule à tout faire sur 40 m² 4) Mettre mes livres en vitrine est bien la preuve qu'elle a tout fait pour les vendre 5) Or il faut bien comprendre que mes livres ne se vendent pas. Tss... Mauvaise pioche...
Alors je n'ai pas pu m'en empêcher. C'est sorti tout seul :
Moi - D'autant que vous aviez le derrière bien au sec !
Elle - Pardon ?
Moi - Oui, j'imagine qu'il ne pleut pas des cordes dans votre vitrine !
Elle - ?
Moi - C'est que, vous comprenez, lorsqu'il m'arrive de faire les marchés pour vendre mes livres, il n'y a pas de vitrine, et parfois même, il pleut ! Alors d'accord : je suis peut-être toute seule à tout faire sur 6 m², mais je n'ai pas toujours le derrière au sec, c'est ça que je veux vous dire. Si vous voulez un point de comparaison, cet été, j'ai vendu 50 exemplaires des deux titres que vous avez en 5 semaines d'exploitation, soit 10 par semaine, à raison de deux heures par jour d'ouverture de vente, soit en moyenne et à la louche un par heure. Et encore, commercialement, moi, je ne suis qu'une débutante. Vous dites que vous en avez vendu combien en 9 mois ? 2 ? Je vous félicite dites-donc, c'est ce qu'on appelle un score.
J'ai héroïquement réussi à m'abstenir de lui suggérer de nettoyer ses vitres, mais l'épaisseur du silence n'en a pas été moins parfaite.
Si seulement placer était vendre et bonimenter mentir, n'est-ce pas ? La grande différence entre cette dame et moi est parfaitement claire : lorsque je vends les livres du Ver à soie, j'utilise ma bouche et je n'ai pas le joker qui consiste à penser que j'ai une issue en me les retournant à moi-même. Je me suis demandée s'il fallait essayer, ce week-end, à la 25e heure du livre du Mans, de faire un nouveau test : savoir ce qui se passerait si je plaçais mes livres et si je m'en allais fumer des bières en attendant qu'ils se vendent tous seuls avec leurs petites papattes ? Quelque chose me dit que je connais déjà la réponse. Alors non, je ne vais pas faire ça, parce qu'il va bien encore falloir occuper le terrain et réussir à vendre. Mais une chose m'est apparue à l'issue de cette conversation : sur un marché, jamais personne n'aurait osé dire "Ah vous voyez bien que j'ai tout fait pour vendre puisque j'ai placé ma camelote sur l'étal". Et je me suis promise une chose : si un jour il doit y avoir des commerciaux au Ver à soie, j'irai d'abord les recruter directement sur les marchés, ça me détendra les cervicales, et on sera sûrs "de faire au moins le sandwiche", comme disait Monsieur Nyang.
8 octobre 2015
Déclaration du Mûrier Blanc diffusion-distribution : on va maintenant pouvoir commencer à travailler sérieusement.
9 octobre 2015
Je reçois des messages exceptionnels sur ma boîte mail : "Vive la Biélorussie !" "Gloire à Svetlana et à la Biélorussie dissidente !" C'est fantastique de voir à quel point ce sont toujours les mêmes qui bouffent à tous les râteliers. Ça, ça n'a pas changé. Oui, c'est fantastique : recevoir ce genre de messages de la part de gens qui ne vous ont pas parlé pendant plus d'une décennie, qui ont été les premiers à vous éviter pour ne pas hypothéquer leur carrière, ou qui ont hurlé avec les loups que vous étiez une "politique", "subjective", "subversive", "mégalo", "pas vraiment chercheuse", précisément à l'époque où vous étiez en train de travailler avec Svetlana Alexievitch ; les voir, depuis hier, aimer les dissidents, aimer la Biélorussie, aimer la culture biélorussienne, aimer jusqu'à la langue biélorussienne ; recevoir d'eux des "Gloire à Svetlana et à la Biélorussie dissidente !" C'est drôle ou ce n'est pas drôle ? Je n'arrive pas à savoir.
12 octobre 2015
J'aime lorsque les gens me parlent, et en ce moment, les gens me parlent. Aujourd'hui, au Mans, quelqu'un est venu me dire ça :
"Je suis né en 1938. On nous a envoyé en Algérie. J'espère que vous n'imaginez pas qu'on était volontaire. Nous sommes tous revenus à moitié fous. Est-ce que ça existe, ça, notre douleur ? Je pourrai vous en parler longtemps, des trente glorieuses. Ma fille est née handicapée. Je pleurais tous les soirs en rentrant à la maison. Mais avant de passer la porte, je mettais mon nez rouge de clown. (Il sort de sa poche un nez rouge de clown). Voyez, c'est comme ma douleur, je l'ai toujours sur moi. Et hop, tra la li la la, je fais le clown. René Char disait quelque chose comme 'les seuls moments où on a le droit de se courber dans la vie, c'est pour faire l'amour' Vous le saviez, n'est-ce pas ? Je vois. Vous n'êtes pas du genre à baisser les bras. Ne renoncez jamais. Le fond du trou, on y va, parce qu'il faut y aller, mais on n'y reste pas. Moi, je vais bientôt m'en aller, mais vous, vous pouvez encore transmettre. (Il part comme il est arrivé)."
J'adore ce métier. Quant à la cathédrale du Mans, je l'ai trouvée particulièrement magnifique, le dimanche...
13 octobre 2015
Pendant que je me bagarrais cet été sur le marché de Léon à vendre des livres devant l'entrée de la salle de boxe française et de savate, je recevais des pubs sur mon mur FB pour les recrutements dans l'Armée de terre. Pendant ma cervicalgie, nous sommes passés, sans transition, aux 25 000 postes d'enseignants qu'offrirait actuellement le ministère de l'éducation nationale. Depuis que je poste des billets sur le prix Nobel de Svetlana, je reçois des pubs du ministère de la Justice pour le recrutement de 10 000 surveillants pénitentiaires. Dites "Biélorussie", et on vous dira automatiquement quel est votre profil...
21 octobre 2015
Vous ne pouvez pas savoir à quel point il est devenu plaisant de traiter les commandes au Ver à soie. Je continue à faire des statistiques : sur une trentaine de commandes, une a été présentée le 20 septembre dernier comme "urgentissime". Nous sommes le 21 octobre, et le paiement n'est toujours pas arrivé. Voilà, c'est exactement ce que je cherchais à identifier. S'il y avait eu un client réel derrière, le paiement me serait parvenu sous trois jours. C'est exactement ce que j'appelle une demande de dépôt déguisée, et ce n'est pas une petite librairie indépendante en manque de trésorerie qui fait cela. Je suis bien contente de voir le livre sur mon étagère. Au fond, si on veut un dépôt, on fait comme tous les autres, y compris comme les plus petits qui ont la gentillesse et la correction de prendre leur téléphone : on m'appelle et on me parle. Simple. D'autant que je suis hyper gentille avec tous ceux qui le sont avec moi. En attendant, rien que sur cette librairie, je sais avoir gagné au moins 10 heures de relances sur les 9 mois qui viennent. C'est fête à Charenton !
27 octobre 2015
24 heures de voiture aller-retour avec Tristan Soler pour participer au salon des feuilles d'automne à Colmars-les-alpes, dont une des thématiques était le livre illustré. Nous avons donc fini par partir dans la bonne direction, sans passer ni par les Vosges, ni par l'Alsace, ce qui n'était franchement pas gagné d'avance vu mon sens inné de l'orientation, et nous sommes tombés sur : des maisons de hobbits cachées dans les arbres, des couleurs de feu, de l'air presque trop pur, le doux bruit du Verdon qui coule au fond de la vallée, des odeurs de feu de bois, Vénus en clair dès l'aube, des haubans à faire se pâmer n'importe quel camelot, un vin d'orange à tomber par terre, une municipalité au taquet, des discours d'une clarté politique rare, des bénévoles fantastiques qui chantent dans une langue incompréhensible en dégageant une émotion qu'on ne trouve jamais dans les chants en langues compréhensibles, des lecteurs qui repartent les bras chargés de livres, un poète soufflant dans un tube à l'oreille de Tristan ce que venait de lui inspirer la lecture de "Fjall, aux confins du monde", des projets de voyage en Kirghizie et mon bras droit qui fonctionne à nouveau. J'ai dû rêver en fait. Tout à l'heure, debout 5 heures pour traiter les commandes et aller retirer les épreuves de "Irrévocable" de Sorin Dumitrescu chez l'imprimeur avant d'enchaîner sur trois journées de vente de ce livre en marge des conférences organisées pour le 70e anniversaire de l'UNESCO. Tout à l'heure, il y aura donc 13 titres au catalogue du Ver à soie. J'adore cette idée là.
31 octobre 2015
RSI payed ! Quelle bagarre quotidienne ! Mais il y a une bonne nouvelle : depuis 2 ans et demi, tous les trimestres après la même opération, je me retrouve en slip. Cette fois, il me reste de quoi m'acheter un croissant, un briquet, un paquet de tabac et de quoi faire un plein d'essence. Du coup, je me dis qu'on va enfin vers le mieux, au Ver à soie. Cela me rappelle une conversation que j'avais eue avec Rachel : une dame qui travaille dans la confection pour hommes et avec laquelle, de temps en temps, quand il fait beau, je bois un café après avoir déposé Gus à l'école. Un jour, je lui disais : "Écoute, c'est dur quand même !" Et elle avait réagi assez vivement en disant : "Pardon ? Tu montes ta boîte ! Alors pendant cinq ans, tu bosses, et le cas échéant tu bosses, et si ce n'est pas suffisant, tu bosses encore ! Je ne veux pas entendre l'ombre d'une plainte ! Dans cinq ans, tu t’assoies, et tu te poses la question de savoir si tu as bien fait et si tu as réellement réussi à construire le début de quelque chose. Mais avant, il ne manquerait plus que ça, que tu voies le jour ! Tu rentres la tête dans les épaules, et tu bosses sans te poser de questions ! C'est comme ça qu'on fait !" Elle m'avait alors fait penser à ma grand-mère biélorussienne qui, lorsque je faisais mes devoirs, me disait : "Tu n'as pas à te lever de ta chaise tant qu'il n'y a pas de trous à ton pantalon !" ou à ma grand-mère ardéchoise qui disait : "Garde tes larmes pour plus tard ! On n'a quand même jamais dit qu'on était sur terre pour rigoler !" Elles sont incroyables ces femmes. Je n'ai pas leur force. Elles ne se paient pas le luxe de faire des cervicalgies et de se dire parfois qu'elles sont fatiguées, ou bien, si elles se le disent, c'est trois jours avant de mettre un pied dans la tombe à l'âge de 90 ans. Allez, ça passe. Le Ver à soie vient de nouveau de gagner trois mois. De trois mois en trois mois, on va bien finir par réussir à faire quelque chose de bien. Et vu qu'avec toutes ces histoires de relances, je viens de passer les trois mois les plus difficiles depuis la fondation du Ver à soie tout en réussissant à fabriquer trois livres de plus, demain matin, je vais quand même prendre le temps de m'offrir un croissant en pensant à Rachel.
9 novembre 2015
Comment faire couler les éditeurs, suite :
On ne s'en lasse pas : une éminente collègue éditrice informe son réseau que plusieurs de ses titres sont téléchargeables gratuitement sur le web. Que l'on puisse télécharger gratuitement des livres, cela, je le sais déjà, mais je ne sais pas s'il y a grand chose à faire vu que le piratage est une affaire bien connue de tous ceux qui produisent ou créent quelque chose et ceci quel que soit le domaine. Ce qui est toujours frappant, c'est le discours. Car je viens de tomber sur un site où il y en a un, précisément, de discours. Je cite :
"Normalement, ce livre vous coûte EUR XX,00. Ici vous pouvez télécharger ce livre en format de fichier PDF gratuitement et sans besoin de l'argent supplémentaire dépensé".
Le fond du propos laisse tout autant rêveur que la maladresse du style de celui ou celle qui écrit. Je trouve que nous sommes dans un principe finalement assez proche de celui du "fast-book". Le message que je reçois est : "Téléchargez, gavez-vous, et gavez-vous mal", de la même manière qu'on peut bouffer vite et mal. Au fond, un livre, ce serait quoi ? Un simple flux de texte ? Nous l'entendons assez dire, et peu importe, paraît-il comment ce flux de texte serait présenté. Entre un livre fabriqué sur papiers de création et une photocopie de merde, tout serait maintenant égal par ailleurs et c'est "sans besoin de l'argent supplémentaire dépensé". Mais par qui ? On souhaiterait vainement que l'olibrius qui écrit finisse sa phrase en nous laissant un complément d'agent.
19 novembre 2015
Échange de mails au sujet d'un potentiel projet de publication. Rien n'est signé. L'auteur m'a présenté des nouvelles et je lui fais savoir que je préfère publier une nouvelle illustrée plutôt qu'un recueil de nouvelles. Réponse : "C'est intéressant. Surtout l’idée d’illustrer le livre. Je suis d'accord avec votre proposition. J’espère que j'ai bien compris que ce sera un livre avec seulement mon nom sur la couverture ?"
Inspiration. C'est très important, l'inspiration. Parce que c'est dans l'inspiration que soudain, on voit. Au titre des bonnes résolutions pour 2016, j'ouvre ma liste. 1) Éviter les erreurs de casting...
25 novembre 2015
Je pense que, comme mon grand-père, je suis fascinée par la technique, sauf que, à la différence de mon grand-père, je n'ai jamais véritablement retiré mes moufles et je n'y comprends pas grand chose. Mais je me force. Par exemple, je renonçais à aller voir ma banque pour demander un appareil pour effectuer des paiements par carte, car mes ventes directes restent ponctuelles et je ne voyais pas l'intérêt de louer un TPE si cher à l'année (sans compter les frais bancaires associés). J'ai donc interrogé l'Internet, et je me suis offert un petit appareil qui a la même fonction et peut se brancher directement sur mon téléphone portable. Je viens d'essayer de faire une transaction. Si cela marche vraiment, c'est absolument génial. Je vais donc pouvoir le tester tout le week-end. J'ai un peu le trac quand même. Et si ça ne marchait pas ? Apparemment, tout à l'air correctement configuré, mais quand même. Quand je pense que, si ça marche, dans trois jours je serai totalement blasée.
Parallèlement, je viens de me décider à avancer enfin sur la boutique de mon site qui avait été piratée. Il est très long d'admettre que le piratage fait aujourd'hui partie du jeu et que, puisqu'il n'y a pas de solutions, il faut apprendre à en jouer, à l'utiliser, à l'instrumentaliser (je ne sais pas quel est le meilleur terme). Il m'aura fallu plus d'un an pour me remettre en place les idées sur ce point. Je commence donc tout juste à comprendre ce que je dois peut-être à mes pirates de Toula et Saint-Petersbourg, et sur quel plan ils auront finalement réussi à me faire avancer. Contrairement à il y a un an, je suis maintenant capable de monter le gros œuvre d'un site (certes, à partir d'applications que je connais), en 2 heures. Il va être un peu plus long de peaufiner les fiches des objets proposés à l'achat pour reconstruire un système qui fonctionne, mais je suis bien entourée.
Ce qui m'intéresse, c'est que, au-delà des aspects techniques, tout ce que je vais maintenant proposer est issu de cette expérience de prédation associée à celle de mes rencontres et ventes directes sur les marchés et salons. C'est-à-dire à l'association entre quelque chose de purement technique et quelque chose qui ne tient qu'à ce qu'on ressent et à ce qu'on entend dans la relation humaine. Je sais maintenant ce que je dois risquer de proposer et pourquoi en relation avec l'objet livre. Un système dit "hybride" qui met en parallèle le papier et le numérique, cela ne se suffit pas. Les deux objets, qui ont des fonctions différentes, peuvent rester "parallèles" et non complémentaires, et j'en ai un peu marre d'entendre que, lorsqu'on produit des livres numériques, il faudrait oublier le livre tout court, le papier, c'est-à-dire aussi, si on va plus loin, la notion d'objet, sa matérialité et la manière dont on le façonne. Or donc, me voilà encore prête à faire plein de nouvelles grosses bêtises ! N'est-ce pas une bonne nouvelle ?
Allez, en attendant, j'ai un chalet à décorer. Ne pas croire que c'est plus simple à faire que de réfléchir à la relation idéale qui devrait exister entre le livre papier et le livre numérique. Cela fait des années que je n'ai pas fait pendouiller des boules de Noël. J'ai une demi-heure pour passer du mode tête chercheuse en mode camelot déguisé en père noël. Je n'ai pas oublié le marteau, c'est déjà pas mal. C'est que cela peut servir à tout, un marteau, nous sommes bien d'accord.
26 novembre 2015
Du bonheur et des chevilles
Lorsque j'arrive à Montreuil hier avec tout mon chargement, il pleut. Mais je ne sais pourquoi, je me dis que je n'ai pas à m'inquiéter et que tout est prévu. Je tombe sur des gens absolument charmants, qui me donnent les clés de mon chalet et qui me le font visiter comme si je venais louer une maison. Je me transforme à la seconde en gamine de 5 ans lorsque je constate que tout est parfaitement pensé. Lorsque la visite se termine, je suis tout simplement heureuse. Maintenant, il faut décharger, puis décorer. Alors c'est parti ! On imagine l'énergie qui m'anime à ce moment-là et avec laquelle je sors du chalet pour me diriger vers ma voiture. Un pas, deux pas, trois pas et flash ! "Tu as dit quoi exactement ?" vient de ricaner mon inconscient biélorussien ? "Heureuse ?"
Je ne sens pas mon pied droit partir, il n'est d'ailleurs jamais arrivé au sol, ma cheville a tourné bien avant, et, tandis que je m'apprête à m'étaler de tout mon long sur le pavé mouillé de Montreuil, il n'y a plus qu'un seul mot qui me vient à l'esprit : "Auto-punition !" Une fois au sol, je cherche à passer sur le dos et craaaac, font mes vertèbres au niveau des clavicules. Comme je suis en train de regarder le ciel en ne sachant plus s'il faut rire ou pleurer, mais en sentant bien que ma cheville est en train de doubler de volume, cette fois je pense : « Merci papa ! Merci pour ton éducation qui a décidément quelque chose de fantastique ! Au moins sait-on exactement combien de fois j’ai pu ressentir du bonheur dans la vie au nombre d’entorses que je me suis faites ! » Comme je vieillis, je choisis finalement d’en rire. Oui. Je pouffe, et je ne cherche même pas à me relever. Je prends le temps de regarder le ciel, parce que d'une manière générale, je ne prends jamais le temps de regarder le ciel, et là, c'est une occasion rêvée pour regarder le ciel, mais aussi, à quoi ressemble la Croix de Chavaux lorsqu’on la regarde avec la tête à l'envers.
Des gens commencent à s'approcher : "Ça va madame ?" Puis, une main solide se présente à hauteur de mes yeux : "Allez, prenez ma main, il faut se relever maintenant !" Comme cette voix a raison, je la laisse m'aider. Je me retrouve alors debout face à une armoire à glace souriante qui me demande si ça va, si je n'ai rien de cassé. Ça va. Je ne peux pas poser le pied par terre, j'ai une voiture à décharger, un chalet à décorer, cela aurait pu être simple, mais on va dire que ça va, puisque simple, cela ne va justement plus l'être, et là, je m’assoie, parce que, au titre de ma liste d’autopunitions, je vais en plus allumer une cigarette. Y aurait-il d'ailleurs une raison objective de ne pas en rajouter une couche ?
Une fois assise, je pense : pour une fois qu'il n'y avait aucune difficulté apparente, je viens encore de réussir à m'en trouver une. "Marche !", résonne soudain en moi la voix de ma grand-mère biélorussienne, ce que je fais. Faut bien. Il a cessé de pleuvoir, c'est déjà pas mal. Et je décharge. Il faut faire quoi : 5 allers-retours ? Alors c'est parti pour 5 allers-retours, à traîner mon diable chargé de cartons avec ma superbe entorse. Trouver de l'aide ? Bah. Trouver de l'aide, ce serait le bonheur, mais nous venons de voir que c'est dangereux pour les chevilles, le bonheur. Mon inconscient est contre le bonheur. Moi, c'est le chalet qui m'amuse. Lui, c'est le roulé-boulé, l'entorse et la séance spontanée de chiropraxie en milieu humide qui le fait rigoler. On ne s'entend décidément pas tous les deux. Les petits côtés positifs sont les suivants : quand on est dans un chalet, cela ne se voit pas de l’extérieur qu'on a une entorse, et me voilà, pour le coup, sacrément détendue des dorsales.
J’ai ressorti ce matin mes bottes moscovites. Si je parviens à les enfiler, alors ça ira. Ce sont mes bottes spéciales entorses. Elles ont un peu la même magie que des bottes de sept lieux. Lors de ma dernière mission de recherche à Moscou, j’avais été heureuse de revoir une amie que je n’avais pas vu depuis des lustres. J’avais acheté des fleurs, une bouteille de vin, et zou : arrivée devant chez elle, j’avais embrassé la terre russe avec la même détermination que celle avec laquelle j’ai embrassé hier les pavés de Montreuil. Sans ces bottes, je n’aurais jamais pu rentrer chez moi, ni faire quand même tous les jours l’heure et demie de trajet qui me séparait des archives. Autant dire que, en dépit de leur état, je les garde précieusement. J'en ai embrassé des choses dans ma vie : de la terre, du sable, du béton, du bitume, de l'herbe, du foin, sans oublier les cactus de la tante Michèle, et quels que soient les pays du monde. Ne manquait plus au tableau que le pavé humide de la rue du Capitaine Dreyfus à Montreuil.
On m’annonce que le parking camelots est situé à au moins un kilomètre de mon chalet. Il va donc falloir que je réussisse à les enfiler, ces bottes, et à trouver le moyen de gruger mon inconscient avec des pensées du type : « Pfff, c’est le bonheur, mais bon… », « Merde, encore une bonne nouvelle ! », « Ce n’est décidément pas comme si j’étais heureuse », « Je me sens à peu près bien, mais pas encore tout à fait », « Oui, ça va bien, mais on ne va pas non plus en faire un fromage », « Il faut souffrir pour être belle et se faire des entorses pour gagner sa pitance », « On n’a pas dit qu’il fallait toujours aller vers le plus facile », « Nous ne sommes pas sur terre pour rigoler », « Les fautes les plus graves sont celles qu’on ne fait pas exprès », « Je souris, mais n’allez pas croire que je ressens du bonheur, faut pas déconner, je vais d'ailleurs me mettre en quête d’un synonyme », etc.
En attendant, je vous le chuchote à vous, en douce, pendant que le bougre n’a pas encore l’air d’être tout à fait réveillé : ce chalet, c’est absolument génial ! Il est situé face à La Folle blanche. Je ne suis pas non plus très loin du Saint-nectaire. Moi, je trouve cela drôle et chouette. Les badauds étaient heureux hier de nous voir installer. Si cela n’a pas fait du bien à mes chevilles, cela a fait du bien à tout le monde. Les gens parlent. De nombreux marchés de noël ont été annulés à cause de la peur. Ceux qui sont là sont heureux de pouvoir faire leur métier et leur inconscient a l'air d'assumer parfaitement. Alors imaginez qu’il y ait en plus un peu de soleil. Comme il ne me reste plus qu’une cheville, et que j’en ai besoin, je m’abstiens de penser à ce que ce serait, s'il y avait en plus un peu de soleil. Chut...
30 novembre 2015
Malheureusement, le marché de Noël de Montreuil, c'était fantastique ! Les gens étaient beaucoup trop charmants, les rencontres beaucoup trop passionnantes, j'ai beaucoup trop vendu, cela devient même beaucoup trop facile, j'ai beaucoup trop de retours positifs, mon petit TPE a beaucoup trop bien marché, les gars de La Folle blanche font beaucoup trop bien la cuisine, mes amis m'ont beaucoup trop fait plaisir, les camelots étaient tous beaucoup trop sympas, l'organisation un peu trop parfaite, bref, je n'ai que des critiques à formuler, parce que malheureusement, c'était trop bien. Du coup, je suis obligée, mais cette idée me coûte énormément, d'envisager la sombre perspective de recommencer du 16 au 20 décembre à Alfortville...
11 décembre 2015
Le Ver à soie et l'Amazon (suite)qui a commandé un livre du Ver à soie sur Amazon attend sans nouvelle depuis un mois. Or il se trouve que sa commande ne m'a jamais été transmise. Si une amie ne m'avait pas informée du problème, je n'aurais jamais su que qu'une commande avait été passée pour ce livre. En revanche, Amazon a délivré à cette cliente le message suivant :
"Livraison prévue. Nous avons besoin d'un peu plus de temps pour vous donner une bonne prévision. Nous vous informerons par e-mail dès que nous aurons une date de livraison estimée."
Si en passant commande d'un livre du Ver à soie, vous avez été confronté à ce type de message et de situation, je vous remercie infiniment de me le faire savoir. A quoi et à qui sert l'argent de cette dame pendant que nul ne m'informe qu'elle doit être livrée ? C'est aussi une bonne question. Je crois que je vais vraiment finir par avoir tous les matériaux nécessaires pour écrire une thèse sur la manière dont on peut se construire une trésorerie sur le dos des autres tout en prenant bien soin de plomber leur activité. Cette fois, on ne pourra pas me dire que ce n'est pas un sujet porteur puisque, de toute évidence, c'est devenu un véritable sport national !
16 décembre 2015
La bataille continue
Je reçois une commande d'un organisme de distribution qui officie sur internet en s'arrogeant les catalogues des éditeurs sans leur demander quelles sont leurs conditions. A réception de cette commande, je demande au monsieur s'il accepte les factures pro forma. Et là, c'est le flot : cela fait 35 ans qu'il fait ce métier, il a créé sa plateforme pour, dit-il, aider les petits éditeurs et, lorsqu'il dit petits, ce n'est bien entendu pas péjoratif, mais il faut bien comprendre que, de nos jours, ce sont les auteurs qui posent problème, car voilà une engeance qui ne jure que par le fait de voir ses œuvres immortelles sur le net même si elles sont nulles. Or le fait de payer l'éditeur à la commande représente pour lui une surcharge de travail, et il est déjà surchargé de travail, car il passe ses journées à payer des pro forma d'éditeurs qui ne font plus confiance aux intermédiaires, et on se demande bien pourquoi, étant donné que le système est ce qu'il est, qu'il a toujours fonctionné autrement, et qu'on ne voit pas pourquoi il faudrait le changer, puisqu'on a toujours fait comme ça. D'ailleurs, il en a marre des éditeurs, car lui ne fait certainement pas partie de ces bobos socialos et autres intellos qui nous pourrissent la France ; il n'est pas libraire non plus, car tous ces cons qui coulent à force de payer des charges faramineuses le font bien rire, et on ne voit vraiment pas de quoi ils se plaignent. Pour finir, si j'avais des enfants, cela m'aiderait quand même à mieux comprendre quelles sont les réalités de la vie, car sa banque n'allait en effet pas pouvoir créer mon IBAN avant 72 heures, ce qui, une fois ajouté au week-end, et à la Poste, allait me rendre responsable du fait qu'un enfant n'aurait pas son livre pour Noël, ce qui est bien la preuve que je n'ai aucun respect pour le client ! Face à cette séance d'enfumage, je lui ai finalement trouvé la solution : changer de banque.
18 décembre 2015
Adore commencer sa journée en reconfigurant la moitié de son ordinateur après une mise à jour automatique de windows (Firefox dead, pare-feu dead, image d'arrière-plan de l'écran disapeared), et toujours surprise par la récupération de la vitesse de l'ordinateur après modification du mot de passe FB ! J'ai donc l'honneur de vous annoncer que je suis de nouveau connectée en un seul lieu et sur un seul et unique appareil, ce que je prends somme toute pour une bonne nouvelle.
19 décembre 2015
Fou rire du matin
Le monsieur de la plateforme internet qui a cherché à me harponner il y a quelques jours m'envoie ce matin un mail à 6 h 31, censé me démontrer qu'il m'a fait un virement. Mais comme je lui avais conseillé de changer de banque, il m'envoie un second mail, énervé, à 6 h 37, en me demandant quelle est donc ma banque pour que je puisse me permettre de "tirer" comme ça sur la sienne. Bien sûr, ce n'est bien évidemment pas comme si je lui avais envoyé un RIB pour qu'il me fasse un virement...
22 décembre 2015
De la cavalerie
Montigny. Tandis que je viens de répondre pour la énième fois à des personnes qui semblent me plaindre parce que je n'ai pas d'autre distributeur-diffuseur que le mûrier blanc, je vois un homme assez grand et très maigre passer devant mon étal au pas de course, y jeter un coup d’œil distrait, puis, marquer une pause, avant de revenir en arrière. Il se plante soudain devant mes livres et lance : "Vous, vous n'êtes ni distribuée, ni diffusée !" Surprise, je lui demande comment il le sait. Il pouffe tout en touchant les livres, puis me dit : "Vous travaillez sur des papiers de création et vos illustrations sont magnifiques. Si vous étiez distribuée et diffusée, vous ne pourriez pas faire cela !" Je lui demande bien évidemment s'il est éditeur, mais "pas du tout", me dit-il, "je ne suis même pas auteur, même si j'ai publié deux livres dans ma vie. En fait, j'ai juste eu la chance de pouvoir raconter deux fois ma vie, ce qui n'est pas tout à fait la même chose que d'être auteur, n'est-ce pas ?"
Soudain, il me demande de lui répondre franchement : "Vous n'êtes pas distribuée parce que vous ne voulez pas l'être, ou bien parce que vous pensez que vous ne pouvez pas l'être ?" A côté de lui, se tient un homme plus petit qui l'accompagne. Tous deux me regardent maintenant droit dans les yeux en souriant, attendant ma réponse. Alors d'accord. "Je vais essayer de résumer simplement la situation, dis-je. Je ne veux pas être distribuée, non pas parce que je n'ai pas les moyens de jouer au poker ou parce que je ne sais pas jouer au poker, mais parce qu'il ne m'intéresse pas de jouer au poker. Ce dont j'ai besoin, c'est d'un métier et d'un travail pour vivre. Ce n'est pas un jeu. Ce que vous voyez sur la table, c'est tout ce que j'ai pour espérer."
Bonne réponse ! Les deux hommes se regardent amusés. Puis, ils demandent : "Alors expliquez-nous un peu comment vous voyez les choses, ce que vous avez compris du système". Je m'exécute, ils écoutent, semblent de plus en plus satisfaits, mais le plus grand me coupe, espiègle : "Ce que vous décrivez, c'est ce qu'on appelle une arnaque, n'est-ce pas ?" Et comme son copain se marre, il dit : "Bon. A mon tour d'être franc. Je suis sidaïque, ancien toxico et j'ai fait de la prison dans ma vie. En prison, le principe que vous venez de me décrire porte un nom." Alors moi, complètement électrisée :"Bon sang, j'étais certaine que c'était connu, mais je ne sais pas comment ça s'appelle ! Si vous savez comment ça s'appelle, s'il vous plaît, dites-le moi" Alors lui : "Chez les taulards, cette arnaque, on l'appelle la cavalerie." Moi, sciée : "Pardon ?" Alors lui : "Oui. La cavalerie".
Pendant que je le regarde médusée, il commence à faire une sorte de moulinet avec ses bras, un peu comme s'il allait me chanter "et ron et ron petit patapon", sauf qu'il ne chante pas et accélère progressivement le mouvement : "Imagine une cavalerie lancée au galop. C'est ce que fait ton endettement. Regarde." Il est toujours souriant, mais ses bras tournent de plus en plus vite. Il ajoute : "Si tu veux mettre quelqu'un sur le carreau, c'est imparable, la cavalerie. Parce que ça va vite, une cavalerie. Et tu peux toujours courir pour arrêter une cavalerie lancée au galop. Il n'y a d'ailleurs pas que les taulards qui connaissent ce terme." Et son ami de terminer la phrase, espiègle aussi, mais d'une voix plus basse, tout en se mettant lui aussi à mouliner des bras : "Les banquiers aussi connaissent très bien ce terme, la cavalerie, hi hi."
Je ne savais plus quoi dire. Tous deux semblaient vraiment contents de voir que, non seulement je comprenais, mais que j'éprouvais de la reconnaissance parce qu'ils mettaient enfin un mot sur les choses. On ne dira jamais assez à quel point cela soulage de mettre le bon mot sur les choses. La cavalerie : principe d'arnaque chapitre 1 paragraphe a du doctorat ès taule. Voilà donc à quoi nous sommes confrontés. Lorsqu'ils ont quitté mon stand en me félicitant d'avoir eu la présence d'esprit de ne pas mettre un doigt dans l'engrenage, je me suis affalée sur ma chaise. J'ai cherché le ciel, mais je ne l'ai pas trouvé. Je suis sortie de la librairie pour marcher quelques minutes. Puis, je suis revenue m'accrocher à la petite barque du Ver à soie, bien décidée à vendre. Je ne sais pas où j'ai trouvé l'énergie de le faire, mais je l'ai fait et il est maintenant grand temps que 2015 se termine.