Dans Couteau tranchant pour un cœur tendre, vous racontez l’histoire d’un homme-fleuve. Pourquoi avoir souhaité raconter l’histoire d’un homme-fleuve ?

Le livre a commencé comme cela : j'avais un dialogue interne dans ma tête en allant me coucher. Je parlais encore avec un ami qui n'était pas là, c'était juste dans ma tête. Et le nom de cette personne ressemble un peu au mot « rivière » et, par accident, je n’ai pas dit son nom, mais j’ai dit « rivière » comme si je m’adressais à une personne. J'ai pensé que c'était une idée très intéressante, qu'une rivière puisse devenir une personne et qu’une personne puisse devenir une rivière. Comme si tout le monde était un flux. Pour moi, l’image de l’homme-fleuve était surtout l’incarnation de l’idée de l’inconnaissable d’autrui. Nous pensons que nous connaissons nos amis, nos relations, mais, en fait, ils peuvent s’avérer être absolument différents de ce que nous pensons d’eux. Peut-être ne sont-ils même pas humains, comme Ortiz ne l’est pas.

C’est pourtant le crime passionnel qui semble à l’origine de l’intrigue. Pourquoi faire du meurtre un moteur de l’action ?

Parce que je voulais parler du fait d’avoir le cœur brisé. Je trouve qu’un couteau dans le cœur est une bonne métaphore pour exprimer la douleur causée par l’absence d’amour. Puis plus tard, ce titre m'est venu à l'esprit : dans Couteau tranchant pour un cœur tendre, il y avait la combinaison de deux choses : l'amour et la cruauté. Cela m’est venu en même temps que l’idée d’inhumanité de l'homme-fleuve.


Vos personnages ont parfois un caractère totalement fantastique. On parle même de « réalisme magique » au sujet de votre écriture. Votre personnage masculin principal peut donc se transformer en fleuve, mais on peut, dans votre texte, se transformer aussi en animaux. Est-ce là l'influence des contes russes sur votre écriture ?

Ce n’est pas tant une influence des contes russes, que des mythes grecs antiques que j’ai étudiés à l’université. Ou encore des mythes latins. Je trouve la mythologie fascinante. Les Romains croyaient qu’il y avait des dieux partout – dans le plafond, dans les murs, dans le jardin… Il se trouve que, pendant que j’écrivais ce livre, j'enseignais la mythologie grecque et une grande partie de la mythologie grecque concerne les métamorphoses : il y a des dieux, des fleuves qui deviennent des bœufs, et puis il y a des femmes ou des hommes qui se transforment en fleurs quand ils meurent. Alors je lisais beaucoup d'histoires de métamorphoses et je parlais de métamorphoses avec mes étudiants, et je crois que cela m'a donné un peu d'inspiration. Je dirais que, généralement, tout donne de l'inspiration. Mais dans le cas de ce livre, c'était d’abord la mythologie. Puis, pendant que j’écrivais, j’ai été très influencée par un écrivain brésilien du dix-neuvième siècle, Machado de Assis. Il a écrit deux romans en utilisant la même technique de chapitres très, très courts, et chacun de ses chapitres fonctionne comme une entité en soi. On peut lire tout le roman ou on peut décider d’en lire seulement un chapitre. Chaque chapitre est un peu à chaque fois comme une petite rencontre. Je ne sais pas si l’œuvre de Machado de Assis peut être considérée comme appartenant au genre du réalisme magique, mais c'est de la littérature brésilienne qui m'intéressait beaucoup quand j'écrivais. Et aussi je ne sais pas si mon livre peut être considéré comme du réalisme magique, mais plutôt comme une fable.

Je lis ailleurs que vous vous êtes également inspirée du genre télévisuel des novelas ?

Quand j'étais encore écolière, j'avais 16 ans peut-être, c'était le temps d'une très grande instabilité politique en Russie. C'était le temps de la Perestroïka tardive et tout cela. Et un jour, je rentre de l'école, ma grand-mère m'ouvre la porte, et elle pleure, elle ne peut plus s'arrêter. J'ai paniqué. J'ai pensé que quelque chose d'horrible s'était passé : par exemple, qu’il y avait eu un coup d’État ou quelque chose comme ça. Je lui demande ce qu'il se passe et elle me répond que « Des choses terribles se passent. Hocé Ignacio a laissé tomber Maria, et elle est enceinte avec son fils ». Je comprends qu’elle me parle d'un « soap opera », d'une télénovela mexicaine ou brésilienne, que toutes les femmes de son âge regardaient cette télénovela et que la réalité de cette télénovela était beaucoup plus importante que la réalité économique ou politique en Russie. Je vois mon roman un peu comme une télénovela, mais étrange.

Est-ce que vivre hors de Russie vous aide à reconsidérer la langue russe ? À lui donner, par exemple, un autre rythme ?

Ce n’est pas à moi de déterminer si je donne vraiment un autre rythme à ma langue, mais je peux dire qu’en écrivant ce livre, je voulais que mon russe retienne un peu du caractère de la langue de Machado de Assis.

Vos personnages russes sont placés dans un environnement qui n’est pas le leur, face aux indiens, face à la figure du gringo. Qu’est-ce que vous apporte l’altérité ? En quoi est-ce un moteur de l’écriture ? Est-ce important d’écrire en présence du monde ?

C’est une remarque très intéressante. Je n’avais pas vraiment pensé à ça, mais c’est vrai. Peut-être est-ce comme cela que je me suis toujours sentie : placée dans un environnement qui n’était pas le mien, même dans ma petite enfance. C’est une image extérieure d’un sentiment intérieur profond.

Parfois, en vous lisant, j’ai eu l’impression que vous suspendiez le temps ; d’être face à un film de Tarkovski, mais au soleil, avec des couleurs à la Picasso. En quoi est-ce important pour vous, ces couleurs, et le fait d’étirer le temps ?

Je crois que ces choses-là ont surgi inconsciemment. Je crois que, pour moi, le processus de création est plutôt inconscient. Et j'écoute mon inconscient : je me demande ce qu’il me dicte d’écrire plutôt que de le faire de façon plus rationnelle. Et l’inconscient fonctionne toujours un peu comme un rêve, c'est pourquoi mes livres prennent aussi des airs de rêve. Ce n'est pas quelque chose que je veux nécessairement, mais je pense que c'est mieux. C'est comme cela que mon cerveau marche pour écrire. Quand-même, à l’époque où j’écrivais Couteau tranchant…, j’habitais la ville de San Diego où il n’y avait pas de saisons : c’était toujours le printemps, il faisait toujours beau, et j’avais le sentiment que le temps s’était arrêté.

Vous auriez pu laisser vos personnages s’entretuer les deux pieds dans la neige sous les coupoles moscovites. Est-ce une volonté de votre part de casser les stéréotypes ? De ne pas créer une littérature du repli sur soi ?

Moi, je n’habite pas dans la neige sous les coupoles moscovites. Alors, ce n’est pas un contexte qui me vient naturellement. Et aussi, ce n’est pas vraiment mon paysage intérieur, si on peut dire les choses de cette manière.

Bien que vivant hors de Russie, on a parfois le sentiment que votre vision du déplacement est sombre. On n’est pas contaminé soi-même par les autres, mais bouger, ce serait prendre le risque de contaminer les autres. C’est mal, le déplacement ? Est-ce qu’il y a une culpabilité liée au mouvement ?

Le déplacement c’est comme l’existence : en vivant, nous contaminons les autres. Être en contact avec les autres, c’est destructif. On provoque soit de l’espoir - qui va être déçu -, soit du rejet, soit de la trahison, soit de la jalousie. Il est rare qu’on puisse établir une relation d’amitié qui permette de se soutenir mutuellement. Lorsque c’est le cas, il s’agit de relations statiques qui ne deviennent pas des sujets de romans. Ce sont les conflits, les contaminations mutuelles qui font avancer l’action.

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