Anonyme est le second livre que vous publiez au Ver à soie. Sa tonalité est très différente de Marche ou rêve qui narrait l’odyssée de deux Sénégalais pensant arriver au pays des Droits de l’Homme et du citoyen. Dans Marche ou rêve, le sentiment était que vous vous écartiez du thriller ou du roman psychologique. Avec Anonyme, on a l’impression que vous y revenez en force, mais en y ajoutant un zeste de Kafka, de Hitchcock ou de certains romans russes de la fin du XIXe siècle comme Le Double de Dostoïevski ou Le Nez de Gogol. Est-ce que ce genre de références, cela compte lorsqu’on écrit un texte comme Anonyme ? Et qu’est-ce que le genre du thriller vous apporte ?

Dans mon panthéon littéraire, Kafka occupe une place éminente. À mes yeux, c’est le créateur du roman moderne : il assume totalement un regard subjectif sur la vie et, à partir d’une anecdote, il arrive à développer une vision du monde à laquelle il est possible de s’identifier. Ce que j’aime aussi chez lui, c’est le côté fable de ses récits : il ne se soucie pas de vraisemblance, il est surtout attentif à la cohérence de son intrigue. Ainsi, Joseph K est logiquement amené à se confronter à des situations de plus en plus absurdes, dont l’issue paraît chaque jour un peu plus compromise. Mais comme il suit une procédure, il lui semble normal d’aller de plus en plus loin dans l’impasse. C’est un visionnaire. La pandémie due au coronavirus nous a fourni l’exemple d’un monde qui s’effondre graduellement, et cela à cause d’un organisme minuscule, invisible à l’œil nu. Kafka aurait adoré cette métaphore d’une société qui passe son temps en palabres mais se révèle incapable de faire face à un danger qui se propage insidieusement.


Pour moi, la distinction entre roman littéraire et roman noir n’est plus très pertinente : Kafka était un auteur de roman noir avant l’heure, tout comme Flaubert ou Zola. Le roman noir, c’est un outil de description et d’analyse du monde, avec ses logiques insensées et ses complexités insondables. Lorsque j’ai écrit « Anonyme », l’atmosphère des grands récits de Kafka était toujours présente dans mon esprit. J’aime aussi l’ambiance de certains romans russes, cette façon qu’ont leurs personnages de faire des choses absurdes, mais avec le plus grand sérieux, puis de contempler le désastre avec perplexité. Dans « Les possédés » de Dostoïevski, des gens apparemment sains d’esprit se laissent entraîner dans un complot imaginaire par un type mystérieux mais charismatique. À mon sens, Dostoïevski aussi peut être considéré comme un auteur de roman noir.

Ce qu’apporte le genre du thriller, c’est une capacité à tenir le lecteur en haleine. Il faut créer un enjeu narratif fort qui débouche sur un suspense. Le but est que le lecteur ait envie de tourner la page. Si les pages défilent, c’est que le roman est réussi.

Et pourquoi ce titre, Anonyme ? Et pourquoi narrer cette histoire de cavalerie aujourd’hui en lui donnant la forme d’un roman littéraire ? Faites-vous partie des auteurs qui pensent que la littérature sert encore à quelque chose ? Que la forme du roman peut encore faire passer des messages, édifier le lecteur ?

La titre « Anonyme » m’est venu tout naturellement. Dès le départ, j’avais décidé que les deux principaux protagonistes ne seraient jamais nommés : cela peut être vous, moi, n’importe qui. Cette histoire a un côté universel. Parallèlement, je voulais décrire un univers où les rapports sont de plus en plus déshumanisés, anonymisés. C’est une société imprégnée par les valeurs du marché : chacun joue sa carte personnelle avec les armes dont il dispose et à la fin c’est le meilleur, ou plutôt le plus rusé, qui l’emporte. Cela fait écho à la notion de société anonyme : on ne sait même plus qui est derrière cette entreprise, qui prend les décisions, qui est responsable. C’est une entité nébuleuse qui peut faire à peu près n’importe quoi et n’a jamais de comptes à rendre. Voilà pourquoi « Anonyme » était le titre idéal pour un roman qui parle d’un monde où l’humanité se dilue inexorablement dans la lutte pour la survie.

Bien sûr, j’ai envie de toucher mon lecteur à travers cette histoire, même si elle commence de façon un peu irrationnelle. Difficile de ne pas s’identifier au personnage du comptable, un brave type qui est emporté dans un imbroglio qui le dépasse. De nombreux lecteurs m’ont d’ailleurs confié qu’ils n’avaient pas pu s’arrêter de lire : ils voulaient à tout prix savoir ce qui allait lui arriver, même si parfois cette suite d’événements a un côté suffocant ou révoltant. Comment peut-il être si passif ? Et lui, le lecteur, qu’aurait-il fait à sa place ? Derrière la mésaventure de ce comptable, chacun de nous est renvoyé à des questions fondamentales. Jusqu’où pouvons-nous nous accommoder des contraintes inhérentes à la vie en société ? Et surtout, quel est notre rapport aux autres ? Que ferait-on si on était réellement confronté au personnage de l’intrus ? Souvent mes lecteurs ont du mal à répondre, tant la situation paraît hors de contrôle. Mais la question est là, et c’est à chacun de prendre position. Je note d’ailleurs que le roman touche aussi bien les jeunes que les personnes plus installées dans la vie. C’est bien la preuve qu’il fait mouche.

La question de votre rapport à la fiction m’intéresse. Nous vivons dans un monde où, pour de multiples raisons, les récits de non-fiction dominent. Vous, vous semblez encore croire au personnage, et aussi, au fait qu’il est utile de raconter des histoires. En quoi est-ce utile de raconter des histoires aujourd’hui ? De se ranger du côté de l’imaginaire ou de la fiction ?

Je crois que seul un récit de fiction peut nous entraîner au plus profond de ce questionnement intime, parce qu’il permet de prendre de la hauteur. On part d’un point, d’une anecdote, et le récit nous élève vers l’universel à la manière d’une montgolfière. Ce qui gonfle le ballon, c’est le souffle de l’auteur, l’imaginaire qu’il parvient à créer et à partager. C’est pourquoi je prête une grande attention au style : c’est la signature de l’écrivain, sa façon bien à lui d’entraîner le lecteur dans les méandres de l’histoire.

Si on se contente d’évoquer la réalité vécue, on reste en bas, dans l’anecdote. Cela touchera peut-être un peu le lecteur, puis cela passera. C’est le défaut de beaucoup de romans qui se publient aujourd’hui. C’est plat et terne, ça manque de souffle – en un mot, ça manque de vie. Un personnage qui reste, c’est un personnage qui a une existence propre, avec des caractéristiques uniques, et auquel on a envie de se référer, aussi bien pour s’identifier à lui que pour prendre ses distances. Il nous emporte, il est un reflet possible dans notre miroir. Dans « Anonyme », les deux grands protagonistes de l’histoire incarnent le meilleur et le pire de la condition humaine. Le problème, c’est qu’ils recèlent chacun un peu des deux. C’est bien pour cela qu’ils sont tour à tour si touchants et si exaspérants. Mais c’est aussi pourquoi ils sonnent si juste : ils ne sont ni tout blancs, ni tout noirs. Ils sont imparfaits, comme chacun de nous. Et ils se débrouillent comme ils peuvent en fonction des circonstances, comme chacun de nous.

Une histoire qui va rester est une histoire qui élève le lecteur et lui fait découvrir des horizons insoupçonnés. Un roman qui se retranche dans la simple description de la réalité est comme un caillou : même si ses formes sont intéressantes, il n’aura que ses contours à offrir. Pour moi, un bon roman est comme une graine qui va pousser dans la tête du lecteur et finira par donner une belle fleur. Ou un cactus, ce qui est également très joli. Si un roman doit avoir une utilité, c’est d’aider celui qui le découvre à mieux comprendre sa vie, à en profiter plus pleinement aussi. Sinon un livre n’est qu’un paquet de feuilles imprimées. Autant publier des annuaires téléphoniques.

Anonyme pourrait très mal se terminer, mais ce n’est pas tout à fait le cas. Pourquoi nous laisser une note d’espoir ? Est-ce parce que vous pensez qu’il y a toujours une issue ? Vous n’aimez pas la tragédie en littérature ?

Je dois vous faire une confidence : à l’origine, le dénouement n’était pas celui qu’on trouve aujourd’hui dans le livre. C’était une fin fermée, beaucoup plus pessimiste. Réflexion faite, j’ai voulu laisser une chance à mon personnage de comptable. D’abord parce qu’il le mérite bien après toutes ces aventures ! Mais aussi parce qu’il y avait un personnage féminin qui méritait d’être plus développé. Je me suis aperçu que c’était ce personnage qui donnait tout son relief au récit. Je ne sais pas si le comptable va voir la chance qui s’offre à lui, c’est au lecteur de deviner la suite. Je ne suis pas d’un naturel optimiste, loin de là, mais je pense que chacun construit sa vie, et qu’il augmente ses chances de s’en sortir s’il se retrousse les manches… Ce qui ne veut pas dire qu’il y arrivera. Je ne crois pas à la justice immanente.

D’un autre côté, mon tempérament ne me porte pas vers le registre tragique, les trémolos et les grandes eaux lacrymales. Je ne perds jamais de vue l’aspect farce de l’existence. C’est encore une fois une question de relief : raconter tristement une histoire triste, c’est monotone, voire mensonger. La vie n’est ni comique ni tragique, elle est ce qu’on en fait. Il n’en reste pas moins que ces deux pôles de l’existence sont intimement liés : la plupart du temps, on rit pour ne pas pleurer. D’ailleurs, Kafka lui-même riait beaucoup quand il lisait des passages du « Procès » à ses amis !

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