Virginie Symaniec – Depuis combien de temps écris-tu maintenant ?

Sonia Ristic – Depuis toujours, mais les premiers textes que j’ai envoyés à des maisons d’édition et des revues – des nouvelles –, datent d’il y a un peu plus de vingt ans. Les premières publications et reconnaissances institutionnelles sont arrivées il y a quinze ans.

V. S. – Tu as d’abord commencé à écrire du théâtre ou bien tu as commencé par la prose ? En fait, j’aimerais comprendre le lien que tu fais ou pas entre l’écriture théâtrale et la prose, car même lorsque tu écris de la prose, on sent qu’il y a une grande oralité dans ton écriture – en tous les cas dans Une île en hiver -, et que l’écriture théâtrale n’est jamais très loin. Est-ce que tu peux nous dire ce que tu ressens sur ce rapport entre écriture et oralité ?

S. R. – Comme dit plus haut, les premiers textes que j’ai donnés à lire étaient des nouvelles. Sans en être forcément consciente au moment où je les ai écrites, ces nouvelles étaient souvent à la première personne et s’apparentaient aussi à des monologues. Peut-être parce que j’étais comédienne à l’époque et que j’avais l’habitude de l’adresse directe. Peut-être ça venait aussi du fait que, n’étant pas publiée encore, et comme ça avait lieu avant internet, les mails et les réseaux, pour partager ces premiers écrits, je les lisais à des proches. Je crois donc que l’oralité était là depuis le début. Plus tard, c’est l’écriture ouvertement théâtrale qui m’a ouvert les premières portes – publications, bourses. Mes pièces empruntent régulièrement au récit et dans mes romans l’oralité est très présente. Dans Une île en hiver, qui emprunte aussi quelques éléments au conte, la musicalité a été très importante depuis le début.

V. S. – Tu as vécu la guerre et tu as déjà écrit sur la guerre et sur l’exil, mais dans Une île, le sentiment est que tu écris surtout sur la paix, sur la manière dont on se trouve un refuge, et la manière dont on fait la paix non seulement avec les autres, mais aussi avec soi-même. La littérature est-elle pour toi une réponse à la guerre et as-tu toi-même été contrainte de trouver une île ?

S. R. – La guerre, je l’ai surtout vécue depuis l’exil, même si je passais plusieurs mois par an en Croatie à l’époque. Je pense que l’écriture d’Une île en hiver a été mon processus de deuil et de consolation. Le lieu imaginaire où je me suis réfugiée entre 29 et 36 ans, pour faire mes deuils : deuil du pays disparu, deuil des valeurs qu’avait porté ce pays disparu, deuil d’une histoire familiale bouleversée, deuil de certaines amitiés, deuil d’une grande histoire d’amour. Je continue à découvrir et à décoder certaines choses dans ce livre, encore aujourd’hui. On pourrait penser que c’est le livre dans lequel je déploie le plus mon imaginaire, alors que pour moi, c’est au contraire le plus personnel. C’est lié à ce que je disais précédemment, à un moment de vie, aux questionnements intimes dont il est issu, sans que cela ait été conscient au moment de l’écrire. Pour la petite histoire, il m’arrive de sortir du cabinet de la psy que je vois parfois et de me marrer, parce qu’un détail d’Une île en hiver me revient soudain et je comprends, des années après d’où il vient.

V. S. – Une île en hiver a eu une histoire particulière en tant que texte – temps d’écriture, plusieurs éditions. Est-ce que tu peux nous la raconter telle que tu l’as vécue ?

S. R. – Les premières images – sensations, personnages –, « me sont apparus » en 2001, alors que j’avais déjà écrit un recueil de nouvelles, et deux manuscrits de roman dont personne n’a voulu. C’est très ancré dans un moment charnière pour moi : la fin de la vingtaine, un temps de grands bouleversements, amoureux, familiaux, de choix de vie. J’avais le pressentiment que ce n’était pas un roman que je pouvais rédiger juste comme ça, en m’asseyant et en commençant à l’écrire. Au fil des années qui ont suivi, j’ai pris des notes, « découvert » d’autres personnages. D’autres images et sensations sont arrivées. Et puis, je me suis rendu compte que, d’une certaine façon, je voulais écrire « mon » Cent ans de solitude, mais j’ai sans doute eu peur, je ne m’en sentais pas capable, ça ne venait pas. J’ai fini par me dire que ce serait mon roman imaginaire, celui que je n’écrirais jamais. Sept ans après ce premier élan, je ne saurais jamais pourquoi et comment, je me suis assise et j’ai commencé à écrire. Et les milles histoires qui étaient des bouts épars dans ma tête ont commencé à s’emboîter, comme par magie. Je l’ai rédigé très vite, en travaillant pendant un mois à la fin de l’été 2008, et encore un mois durant l’hiver 2008-2009. En faisant quelque chose d’étrange : chaque jour, je lisais à voix haute le chapitre que je venais d’écrire à ma mère qui a donc découvert ce livre comme en feuilleton. Mis à part le gros travail de polissage qui a eu lieu après, la structure du livre est telle qu’elle est sortie quand je l’ai écrit. C’est une expérience profondément à part, l’écriture d’aucun de mes autres textes – une cinquantaine ! –, n’a ressemblé à ça.

Et puis, une fois que j’avais terminé – alors qu’en même temps, durant ces sept années, j’avais publié plusieurs pièces, de nombreuses nouvelles, un roman jeunesse et j’étais déjà un peu « repérée » –, lorsque j’ai commencé à l’envoyer à des maisons d’édition, toutes l’ont refusé. Certaines en me disant qu’elles trouvaient ça très bien mais trop inclassable, d’autres par courriers type. Au fil des cinq années suivantes, je l’ai envoyé à plus de 90 maisons d’édition et j’ai récolté tout autant de refus. Ça ne m’a pas empêché d’écrire et de publier autre chose durant ces années. Je ne sais pas pourquoi je me suis autant obstinée avec ce livre.

Finalement, une petite maison publiant surtout de la Fantasy (!) l’a accepté et le livre a été publié, mais je me suis rendu compte après coup qu’il n’avait pas du tout été corrigé. C’était truffé de fautes et de coquilles, ce qui ne l’a étonnamment pas empêché d’être sélectionné pour le Prix des lycéens et apprentis d’Île de France et lu par des classes. Et puis, six mois après la parution, la maison d’édition a déposé le bilan.

Le livre a été publié par Le Ver à soie fin 2016, dans une version retravaillée et corrigée fort heureusement. Cela faisait sept ans que je l’avais terminé, quatorze ans que je l’avais « commencé ».

V. S. – Pourquoi les références à l’Antiquité ? Était-ce pour créer une intemporalité ? Ou bien souhaitais-tu introduire des symboles précis pour parfaire la compréhension des situations ?

S. R. – Les références sont surtout dans les noms des personnages, qui viennent des mythologies grecques, bibliques, etc. Je n’y ai pas vraiment réfléchi, c’est venu comme ça et j’ai fait confiance à cette intuition. Ainsi les personnages sont nommés d’après leur fonction – Le maire, L’apothicaire, Le curé…–, ou en référence à des personnages mythologiques, légendaires ou bibliques – Abel, Salomé, Cassandre…. Il n’y a que Kaya qui est à part, puisqu’elle s’est nommée elle-même, et puis c’est le personnage pivot de cette histoire. J’avais envie que les personnages portent des noms qui fassent écho à notre héritage collectif, et aussi de m’amuser avec le fait que certain-e-s épousent le destin que leur prénom leur suggère, comme la petite Pandora qui s’amuse avec sa minuscule boîte dont elle tire de gentils fantômes, et le fait que d’autres ne sont en rien définis par leur nom, comme Tiresias qui tient le bistrot et qui n’a rien d’un devin.

V. S. – Ton île a une forte dimension matricielle. Le temps s’y est arrêté, il a cassé, comme en exil. La prophétie qui doit se réaliser doit également réparer le temps. Abel porte d’abord sans le savoir cette prophétie en lui. Au début du texte, il semble pourtant à mille lieux de pouvoir comprendre les personnages qu’il va trouver sur l’île et ce qu’il est venu y faire. En cela le texte s’apparente aussi à un parcours initiatique. Est-ce une transposition du parcours que tu as traversé ?

S. R. – Oui, les années de gestation de ce livre correspondent à une période de gestation personnelle, où j’étais en train d’accoucher de la femme adulte – enfin, façon de parler –, que je suis devenue. Bien sûr, tout cela n’était absolument pas conscient au moment de l’écriture, ce sont des choses que je comprends depuis.

V. S. – Oui mais Abel dans tout ça ? Ce golden boy qui déboule dans un monde qui est l'antithèse de tout ce qu'il connaît. À croire que, au départ, il est emblématique de toutes ces ambitions, soifs de pouvoir et d'argent qui sont tellement questionnées en ce moment et qui n'ont soudain, face à L'île, plus rien d'essentiel. Le voilà qui débarque sur cette île qui ne figure sur aucune carte, et commence son parcours initiatique. Que doit-il apprendre ?

S. R. – Eh bien, c’est tout à fait ça ! Encore une fois, ce n’est qu’avec toutes ces années de recul que je suis capable d’analyser ce que j’ai écrit. Si je fouille un peu, je pourrais dire que, en tant qu’ado des années 1980, j’ai forcément dû être nourrie de tout ce discours de la « réussite ». Les « yuppies » succédaient aux « hippies » de la décennie précédente, et « tout le monde » rêvait de faire fortune à Wall Street et de s’offrir un loft immense à New-York. Je caricature à peine, mais déjà, c’était ce qu’on nous vendait. Et même si les années 1990, avec leur spiritualité New Age, ont prôné le retour aux valeurs babacool, les modèles de succès s’ancraient toujours pas mal dans le fait de faire du fric et de le montrer. On aura compris qu’aucun des choix que j’ai fait dans ma vie n’allait dans cette direction, et je crois que, dans ce moment de profond bouleversement intime à l’origine de l’écriture de ce livre, je me suis posé la question de savoir si j’étais une ratée, et comment je le vivais. Abel est probablement né de ça. Il est l’exemple même du « winner » qui ne semble pourtant pas follement épanoui et surtout, qui se retrouve complètement démuni face à un monde « hors-monde ». L’île est aussi une parfaite société communiste, dans le sens utopique et non historique du terme, où chacun possède exactement ce dont il a besoin, en sachant que les besoins de chacun sont très différents. Et ce jeune homme qui, dans ma tête est un publicitaire ou dirige une agence de marketing, se retrouve dans un monde qui fonctionne sur l’échange en nature, sur le troc, qui n’obéit en rien aux lois des marchés. Où les gens font les choses pour le plaisir de bien les faire en essayant de servir le bien commun. Pour le dire de façon très simple, Abel vient d’un monde où le temps c’est de l’argent, pour petit à petit comprendre que le temps, c’est juste le temps, c’est à dire la durée d’une vie et le fait de la vivre.

V. S. – Dans les retours que j’ai sur le livre, les scènes avec les gitans frappent beaucoup les imaginations. Ils sont arrivés un jour sur l’île et y tiennent une place fondamentale puisque qu’ils sont aussi des passeurs de musicalité et de prophétie. Tu sembles même leur redonner une fonction en tant que communauté qui leur est le plus souvent déniée de nos jours. Sur l’île, ils sont bien traités, ils sont écoutés, mais ils ne semblent plus nomades. Pourquoi était-ce si important pour toi de faire le lien avec cette culture si singulière ?

S. R. – Les gitans de l’île pourraient être le symbole de tous les réfugiés, de tous les exilés. Tout comme Le Docteur, Alexandre et aussi Kaya. Ceux qui, après une longue errance, ont trouvé un refuge, un vrai.

J’ai grandi dans un pays et une ville où la minorité rrom était très présente et, jusqu’aux années 1990, on peut dire que, en ex-Yougoslavie, ils vivaient plutôt bien comparativement à d’autres pays. Ce ne devait surement pas être aussi « rose » que dans mon souvenir, rien ne l’est jamais, mais j’étais très fière de mon pays pour la manière dont il respectait les droits de ce peuple. Ça a beaucoup changé dans les années 1990. Les rroms ont subi des choses atroces durant les conflits successifs, et ça m’a brisé le cœur.

V. S. – Et toi finalement, as-tu trouvé l’île ?

S. R. – Oui, je crois. Je la trouve dans l’écriture, les gens dont je m’entoure personnellement et professionnellement, certaines formes de militantisme, l’immense joie que me procure le fait d’être une ratée dans la société dans laquelle je vis, et plus que tout autre chose, dans la paix que j’ai fait avec le temps. J’ai compris que ce qui m’importait le plus, c’était d’avoir du temps. Pour ne rien faire, pour parler pendant des heures avec celles et ceux que j’aime, pour regarder la course des nuages, pour passer des journées à seulement lire. Et que tout le reste, la sécurité financière, les possessions matérielles, les injonctions sociétales, m’importaient beaucoup moins.

Ça ne marche pas toujours. Il y a des moments de la vie où j’ai l’impression que l’île se dérobe, que je suis à nouveau tiraillée dans tous les sens, mais je crois que j’arrive toujours à retrouver le chemin de cet endroit en moi.

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