Virginie Symaniec - Deux trains, trois personnages principaux : un Afgan qui cherche à atteindre le Nord de l’Europe, un fonctionnaire du ministère fédéral de l’Intérieur qui se fait la voix de la raison d’Etat sur la question du droit d’asile et dont le couple a volé en éclat. Son ex-compagne, militante pour le droit d’asile au contraire, aide concrètement le jeune Afghan. Et les trains se croisent, comme les points de vue sur la question de ce que devrait être l’Europe en regard de ce qu’est réellement le droit d’asile. Pourquoi avoir voulu raconter cette histoire en pesant le pour et le contre ?

Roland Siegloff - La nuit tombe pendant que ces deux trains se mettent en route pour traverser quatre frontières entre cinq pays. Puis, il fait noir. Mais le monde n’est pas noir et blanc. Il y a le crépuscule, il y a l’aube, il y a beaucoup de degrés de gris entre les extrêmes. Comme les trains qui passent de part et d’autre pour arriver finalement au même quai d’une gare à Berlin, j’ai voulu entrecroiser des arguments plus ou moins antagonistes, ainsi que la théorie et la pratique, la raison d’Etat et l’approche humaniste. Il fallait rapprocher des positions contraires pour voir plus clair dans le gris de la réalité. En même temps, je pense que le vrai visage d’une société se révèle dans son comportement vis-à-vis des plus faibles, des plus vulnérables. Décrire la réaction d’une société aux migrants et aux demandeurs d’asile peut donc dire beaucoup sur la nature de cette société.


V. S. - Vous êtes journaliste. Vous pouvez, comme on dit, « chroniquer » l’actualité de façon réaliste, y compris sur le thème de la migration. Le faites-vous d’une manière générale ? Et pourquoi choisir d’écrire une fiction littéraire sur le sujet ? Qu’est-ce qui vous a motivé ? Qu’est-ce que la littérature vous apporte de plus ?

R. S. - Pendant mes dix années comme correspondant à Bruxelles, je me suis beaucoup occupé des questions de migration, de droit d’asile et de frontières. Il m’est arrivé de parler avec des réfugiés, mais il fallait surtout suivre les rouages politiques – les propositions de la Commission, les débats au Parlement, les décisions du Conseil. Les organisations non-gouvernementales avaient aussi leur mot à dire. Elles regroupaient des défenseurs de la cause des réfugiés, et donc des gens qui sont le plus fortement touchés par les décisions politiques. Pourtant, ils sont les moins écoutés dans ce processus. Quand cette période à Bruxelles a commencé à toucher à sa fin, j’ai senti que je ne pouvais pas abandonner le sujet comme ça. J’ai voulu m’en faire une image plus complète. J’ai donc pris six mois sabbatiques pour faire un voyage de cent jours à travers tous les pays de l’Union Européenne pour voir de mes propres yeux les frontières dont je faisais la chronique politique depuis des années, et pour parler aux gens qui sont peu entendus. J’ai raconté mes expériences et mes rencontres dans un premier livre, Reise zu den letzten Grenzen, qui répond plutôt au genre du reportage. Cela m’a aidé à digérer la thématique, mais après un certain temps, j’ai eu l’impression que, pour moi, le sujet n’était pas encore raconté jusqu’au bout. Alors, j’ai repris le fil et j’ai osé tricoter une fiction. La forme du roman fut un défi, mais elle me donnait la liberté nécessaire pour raconter ce que j’avais encore à dire. Un récit de voyage ou un reportage doit, pour moi, toujours refléter la réalité telle qu’on l’a rencontrée. Une fiction peut aller plus loin. Un journaliste peut chercher – et trouver –, des personnes intéressantes qui ont une histoire à raconter ou un avis à dire. Mais il reste prisonnier du monde comme il le trouve. Quand j’écris une fiction, je peux en quelque sorte créer un monde. Ce monde peut rester plus ou moins réaliste, mais je le forme au besoin de l’histoire que je veux raconter. Je ne dépends plus des citations, mais je fais parler mes personnages. Je peux donc être à la fois plus libre et plus précis dans la narration.

V. S. - Je crois savoir que vous vous intéressez beaucoup à l’Europe en général. Les heures sombres de son histoire sont bien présentes dans votre fable, mais toujours à l’arrière-plan, comme floutées, au lointain. L’un des personnages, Johanna Schwartz, en a pourtant presque fait un métier et tente apparemment de rester connectée à cette histoire, tandis que le fonctionnaire, au contraire, comme en un mouvement inverse, semble vouloir échapper à la mémoire des faits, même si le train le conduit régulièrement à traverser le lieu où son grand-père est tombé au front. Suggérez-vous que nous ne parvenons pas suffisamment à tirer les leçons de notre propre histoire ? La construction d’une Europe forteresse qui brillerait par son manque d’humanité a-t-elle pour vous un lien avec ce phénomène ? Ou bien êtes-vous parti d’un autre plan pour élaborer le discours des personnages sur le droit d’asile ?

R.S. - Pour moi, l’écriture littéraire est en grande partie quelque chose d’intuitif. Je ne pars pas d’un plan précis. Au départ, j’ai une idée de contenu, certes, et de la structure. Ensuite, l’histoire se développe en écrivant, et je ne connais pas forcement sa fin. J’ouvre un chemin pour que les choses qui m’occupent et qui me préoccupent puissent se retrouver sur le papier. Les cimetières de guerre me touchent énormément. Je les ai d’ailleurs évoqués dans deux autres livres avant Les Voyageurs de nuit. Mon grand-père paternel est tombé pendant les derniers jours de la Deuxième Guerre mondiale, et on a retrouvé ses restes seulement quelques 65 années plus tard. Il était important pour moi de me rendre sur le lieu, en Pologne, où ses restes ont été découverts, puis au cimetière militaire où on les a enterrés. Nous sommes tous le résultat d’une histoire et d’une suite de hasards. Nous devrions en être conscients au plan personnel comme au niveau sociétal. En Allemagne, le poids de son histoire sombre a pesé pendant deux ou trois générations sur le pays. Il est toujours présent. Mais est-ce que le dénigrement de l’autre a pourtant cessé ? Pendant mon voyage à travers l’Europe que je viens d’évoquer, je suis allé visiter le Hadrian’s Wall, un mur de l’époque romaine qui existe toujours à peu près à la frontière entre l’Angleterre et l’Écosse. Il a été construit par les Romains contre les barbares venant du Nord. Ensuite, quelques milliers de kilomètres plus loin, à Ceuta, ville espagnole sur le continent africain, j’ai vu une autre barrière, plus moderne, celle que l’Union Européenne a érigée contre les barbares venant du Sud. Avec ses six mètres de haut, renforcé avec du barbelé, c’est un édifice inconcevable. Alors, devant ce mur, on peut se poser la question : est-ce que l’histoire pourrait se répéter ainsi si on en tirait suffisamment les leçons ?

V.S. - Aujourd’hui, la notion d’Europe telle qu’on nous l’a présentée lorsque nous étions plus jeunes semble aller mal, et être dévoyée par le renouveau de postures de replis. Je crois comprendre que vous avez très tôt pris position contre la notion d’Europe forteresse. Qu’est-ce que cela a représenté, pour vous, la notion d’Europe ?

R. S. - L’Europe fait partie de mon quotidien. Mes enfants sont nés à Berlin d’une mère slovaque et d’un père allemand. Ils grandissent à Bruxelles, et à l’âge de cinq et six ans, ils parlent trois langues. Quelle différence avec ma propre jeunesse ! Je viens d’une ville portuaire du Nord-Ouest de l’Allemagne, située non loin d’une frontière. Lorsqu’on se promène au bord de l’estuaire de la rivière de l’Ems, on voit les Pays-Bas de l’autre côté, très proches. Mais à l’époque, c’était loin. Il y avait encore une vraie frontière. Je me souviens toujours d’une sortie avec mes parents où les douaniers ont arrêté notre 4L au poste de frontière de Nieuweschans pour un contrôle sévère. Cela m’a marqué. L’Europe nous a donc fait avancer énormément sur certains plans. Mais ce n’est pas tombé du ciel. Il fallait des hommes et des femmes décidés, des gens qui avaient une vision et une conviction, qui regardaient en avant et qui travaillaient pour un but. C’est ce qui manque aujourd’hui, j’ai l’impression. La construction de la zone Schengen avec l’abolition des contrôles aux frontières entre les pays européens fut un grand pas en avant pour les citoyens. Pourquoi, aujourd’hui, ne s’attaque-t-on pas à l’étape suivante et ne se met-on pas à la suppression des frontières extérieures ? Oui, vous allez me dire que ce n’est pas possible, qu’il faut des frontières pour protéger ceci et cela. Bien sûr, on ne peut pas les abolir du jour au lendemain. Mais l’espace Schengen ne s’est pas créé en trois jours non plus. Il a fallu beaucoup de négociations et de préparations – et il fallait une utopie. Aujourd’hui, la liberté de mouvement dans l’Union Européenne est un acquis précieux. Personne de sérieux ne voudrait revenir en arrière sur ce point – récemment, avec la réintroduction des contrôles lors de la pandémie du coronavirus, nous en avons vu les effets. Mais après la guerre, cette libre circulation, aussi normale qu’elle nous apparaisse après 25 ans d’existence, paraissait complètement irréaliste et inconcevable. Il faut le garder à l’esprit avant de qualifier comme impensable et impossible une ouverture des frontières extérieures.

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