Virginie Symaniec – Pouvez-vous vous présenter en quelques lignes et nous dire ce qui vous a conduit vers l’Albanie ou peut-être, comment l’Albanie vous a-t-elle choisie ?

Evelyne Noygues – J’avais terminé mes études universitaires et je travaillais à mi-temps quand j’ai commencé à apprendre l’albanais à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Nous étions entre 1988 et 1991 et, à la même époque, j’ai effectué plusieurs séjours linguistiques d’été en Albanie avec des bourses du gouvernement français. Bénévole dans l'association humanitaire « Pharmaciens sans Frontières », j’ai accompagné en 1991 un convoi de médicaments jusqu'à Tirana. J’ai eu envie de retourner travailler et vivre en Albanie. De 1991 à 1994, j’ai été attachée culturelle et de coopération à l'Ambassade de France à Tirana, où tous les jours j’ai parlé, lu, écrit en albanais.

Rien ne me destinait à traduire de la littérature de langue albanaise jusqu’à ce que je reprenne des études à l’Inalco dans les années 2000. Dans le cadre d’un Master2 « Etudes européennes », j’ai suivi une formation à la traduction qui m’a passionnée. Pour mes recherches, j’ai traduit de nombreux documents en histoire et en littérature. Une fois diplômée, j’ai sauté le pas et je suis passée de la traduction universitaire à la traduction littéraire. En 2011 est tout d’abord parue à Tirana une édition bilingue et illustrée de poèmes traduits plusieurs années plus tôt. En 2013 puis en 2018, j’ai contribué à faire connaître en France deux romanciers : Dashnor Kokonozi et Ridvan Dibra, en les traduisant pour le compte des éditions Non-Lieu et Le Ver à Soie. Entre-temps, en 2011, j’avais rejoint le réseau européen de traduction théâtrale Eurodram pour lequel j’ai traduit plusieurs auteurs dramatiques de langue albanaise originaires du Kosovo et d’Albanie, dont les textes ont été sélectionnés entre 2012 et 2020 par le comité de lecture albanais. Dans la foulée, fin 2020, sont parus deux pièces chez L’Espace d’un Instant que j’avais co-traduites avec Sébastien Gricourt du même auteur : Jeton Neziraj. En 2014, je me suis engagée avec enthousiasme dans la publication de la première BD en albanais diffusée en Albanie en co-traduisant avec Arben Selimi, cette fois-ci vers l’albanais, l’album « Le Sceptre d’Ottocar » d’Hergé. En 2020, le site lyrikline.org qui réunit des poètes contemporains du monde entier a publié mes traductions en français de poèmes enregistrés en VO par leur auteure : Luljeta Lleshanaku. La même année, j’ai travaillé à la traduction de récits épiques à paraître en 2021 chez QBD à Tirana.

V.S – Nous connaissons Kadaré et Vorpsi, mais globalement, la littérature albanaise reste peu traduite en France. Si vous deviez dépeindre au béotien ses spécificités et ce qui fait la singularité de son histoire au sein des littératures européennes, sur quoi insisteriez-vous ?

E. N. – Si la littérature albanaise est peu traduite en France, c’est peut-être parce qu’elle manque de « marqueurs » reconnaissables, mis à part l’écrivain Ismail Kadaré traduit de l’albanais depuis les années 1970. Ornela Vorpsi n’a jamais écrit en albanais. Sa langue d’expression littéraire a tout d’abord été l’italien : elle a été traduite de cette langue dès 2004 avant d’écrire directement en français à partir de 2018.
Si la littérature albanaise est peu connue en France, c’est aussi parce qu’elle est dispersée entre plusieurs pays et plusieurs courants littéraires. Ses auteurs viennent à la fois d'Albanie, du Kosovo mais aussi d’Italie où une communauté de langue albanaise s’est installée depuis le XVe siècle. Cette mosaïque d’espaces littéraires est encore accentuée par une nouvelle génération d’auteurs qui, dans les diasporas, s’exprime depuis une vingtaine d’années dans d'autres langues et qui n’est pas identifiée comme une génération « d’auteurs albanais ».

Un exemple pris sur la « lalibrairie.com » qui propose une rubrique « Livres littérature albanaise, toutes les parutions » : aucun livre d’Ornela Vorpsi n’apparait et tous ceux qui sont en ligne sont uniquement des traductions de l’albanais https://www.lalibrairie.com/livres/rayon-litterature-albanaise,507.html

La méconnaissance du grand public qui accompagne la littérature albanaise vient très certainement en partie de l’autarcie dans laquelle l’Albanie a été maintenue pendant près d’un demi-siècle, des années 1940 au début des années 1990, par une épouvantable dictature. Comme d’autres littératures européennes, elle s’est construite autour du thème commun de l'émancipation nationale au XIXe siècle, avant de subir le poids du totalitarisme au siècle suivant. Depuis le tournant du XXIe siècle, que ce soit en Albanie ou au Kosovo, elle s'exprime néanmoins en toute liberté. Elle évoque les souffrances du passé et sa confrontation avec la modernité. Elle doit être appréciée comme une littérature à part entière qui raconte tout simplement des histoires et crée des mondes par des moyens littéraires, comme dans Le Petit Bala. La légende de la solitude de Ridvan Dibra.

V. S. – Comment positionneriez-vous la figure de Ridvan Dibra dans ce contexte ?

E. N. Je crois que Ridvan Dibra se situe à la croisée de plusieurs générations. En Albanie, il n’est pas à mettre dans la « jeune génération » car il a publié près d’une trentaine d’ouvrages depuis la transition démocratique au début des années 1990. Mais il n’appartient pas pour autant à la « vieille garde » des écrivains du panthéon albanais dont le plus connu, en Albanie et dans le monde entier, est le grand écrivain Ismail Kadaré. Je pense que ce qui fait la force de Ridvan Dibra vient du fait qu’il est lu dans son pays par de jeunes adultes. Je suis étonnée de voir combien il est populaire parmi les jeunes, étudiants ou anciens étudiants ou tout simplement de jeunes lecteurs qui aiment lire. Pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à jeter un coup d’œil sur les profils de ses 5 000 amis sur Facebook…

Le Petit Bala habite totalement l’espace littéraire albanais actuel dans le sens où il ne s’inscrit pas dans un « grand récit » national, linéaire et théologique. L’auteur s’est inspiré d’une chanson populaire – et non d’un conte – des montagnards du Nord du pays, entre Albanie et Kosovo, pour construire un récit assez cruel autour d’une mère qui finit par rendre son fils aveugle et qui va aller jusqu’à vouloir le voir disparaître.

V.S. – Je crois comprendre que Le Petit Bala a une histoire singulière. C’est un texte qui oscille entre tradition et modernité. Le style est limpide et fait penser à celui de la tragédie œdipienne. Ridvan Dibra a été primé pour cette œuvre qui nous parle également de la vengeance en tant que phénomène propre à la culture albanaise. Quel traitement en fait Ridvan ? Comment se positionne-t-il ? Et pourquoi ce texte a-t-il eu tant de succès en Albanie ?

E. N. – Avec Bala, le lecteur voyage entre tragédie antique et roman noir contemporain. La tension ne fait que s’amplifier tout au long du récit. Après la mort prématurée de son père qu'il croit assassiné, le jeune personnage est cloîtré dans un redoutable état en rupture d'avec la société. Mais qui est vraiment Bala : l’innocente victime de la perversité de sa mère ou son bourreau ? Je pense que le fait que l’auteur garde une certaine distance avec son personnage, sans montrer de compassion, rend le récit aussi captivant. Toutes les lectures sont possibles !

Chaque chapitre du livre est dense et bref. Il s’ouvre par une ou deux courtes phrases, lançant pour ainsi dire le récit, et s’achève de même par un résumé lapidaire de l’intrigue, comme pour mieux scander le texte. Le style est sec et cohérent tout au long du récit. Il est en accord permanent avec la noirceur du thème. L’auteur use d'un procédé rappelant les légendes ou les mythes qu’on se racontait jadis au coin du feu dans les villages. Les paroles d'un récitant rythment la narration à la manière d'un chant antique qui guide le lecteur. Il interpelle souvent ce dernier, renforçant ce sentiment d’avoir affaire à un conte traditionnel, pour mieux le conduire dans une atmosphère sombre faite de perversité, de mensonges et d’hypocrisie qui isole Bala.

Ainsi le récit ne traite pas, loin de là, que du seul sujet rebattu de la vengeance associée immanquablement aux Albanais, comme si ce comportement réactionnel puisant dans l’émotion n’existait pas ailleurs… Peut-être est-ce parce que la littérature albanaise a abondamment traité de ce phénomène et qu’il fait toujours autant grimper les ventes des tabloïds qu’il reste ancré dans les esprits… En même temps, le personnage de Bala passe la moitié de l’intrigue à se demander comment il va tuer l’amant de sa mère qu’il prend pour le meurtrier de son père, et il passe à l’acte. Le sentiment est que Ridvan Dibra dénonce aussi la mécanique par laquelle Bala est quasiment déterminé par le comportement des autres à devenir prisonnier de ses fantasmes. Je pense pour ma part qu’au-delà du thème de l’exclusion et de ses conséquences qui est propre à intéresser les lecteurs que ce soit en Albanie ou dans d’autres pays, l’auteur a écrit un texte profondément personnel sur l’impossible communication entre les êtres. Le récit est sous-tendu par le thème du regard : celui que l'on détourne pour ne pas voir ni s'engager, celui que l'on crève parce qu'il dérange...

C’est sans doute pour cela que le roman a reçu, au Kosovo, le prix « Rexhai Surroi » du meilleur roman de l’année 2012 parmi des ouvrages parus dans différents pays habités traditionnellement par les Albanais.

V.S. – Quels ont été vos principaux partis pris de traduction ? Y avait-il des difficultés stylistiques particulières à surmonter ?

E. N. – Tout au long de la traduction, je me suis efforcée de transmettre le dépouillement, le refus du pathos et le rythme impulsés par l’auteur dans un discours distancié qui paradoxalement fait naître l’empathie avec le héros. Je me suis appliquée à garder le mystère du personnage tout au long du récit. L’histoire est sombre mais en même temps elle est musicale. Les phrases sont si simples qu’on s’envole avec elles ! J’ai cherché à trouver en français une unité de langage pour rendre la pauvreté des échanges et de l’imaginaire du personnage principal cloîtré dans sa rupture d’avec le monde des vivants.

Pendant mes études, je me souviens avoir été marquée par un article de Françoise Campo-Timal paru des années plus tôt, en 1987, dans la revue Sud. Ce texte m’a permis de mieux saisir ce qu’on entend par traduction littéraire et les supposées vertus du traducteur. J’ai retenu qu’au-delà de la correspondance la plus exacte possible du texte linguistique, des facteurs comme la faculté d’adaptation, l’intuition poétique, le sens du rythme et le pouvoir de recréation entraient plus largement en jeu pour lui garder sa couleur, son ton, sa juste résonance. C’est ce à quoi je me suis employée pour la traduction de Bala, en son temps, comme pour celle que je viens de terminer.

Comme me l’a noté un des membres des deux jurys qui ont sélectionné Le Petit Bala parmi les ouvrages finalistes du Prix révélation de la SGDL en 2018 et du Prix Pierre-François Caillée de la SFP en 2019, j’ai tenté de restituer les spécificités ainsi qu’une forme de théâtralité choisie par l’auteur pour les rendre naturelles également en français. Je souhaitais que le lecteur oublie qu’il lisait une traduction. En utilisant un lexique simple, sans être enfantin ou familier, il s’agissait de donner à entendre une oralité très présente dans l’original.

J’ai été sensible aux figures de style inventives de l’auteur. Parmi elles, une figure stylistique particulièrement réussie réside dans le traitement des chapitres. Ils sont à la fois courts et surprenants : les titres et fins de chapitres résument en quelques mots l’action, telle une morale de l’histoire, à la façon des contes d’autrefois. Je me suis employée à tirer ce qui me semblait être le véritable fil rouge de l’auteur, à savoir le thème de l’incommunicabilité entre les individus.

Néanmoins, je suis persuadée qu’un.e autre traducteur.rice aurait pu donner une autre version de cette histoire en la traduisant avec sa propre sensibilité. C’est dans ce sens que la traduction est un artisanat et qu’il peut exister de multiples versions d’une même œuvre. Chaque traducteur littéraire est un auteur. C’est un métier d’écriture et il faut être un écrivain dans sa langue maternelle. Comme le dit la traductrice de littérature roumaine Laure Hinckel : « J’approfondis mon rapport à ma propre langue ». Je partage aussi avec elle cette formule du traducteur de littérature islandaise Eric Boury : « Je suis un écrivain de traductions ».

V. S. – Pourquoi recommanderiez-vous la lecture de ce texte ? Qu’est-ce qui vous a émue dans cette histoire au point de souhaiter la partager largement ?

E. N. – J’ai décidé de traduire cet ouvrage car il m’a particulièrement émue et je me suis sentie en totale osmose dès sa lecture. C’est un ouvrage qui ne compte que 100 000 signes mais qui transmet un nombre incalculable de messages universels et de valeurs autour de l’hypocrisie et de la maltraitance, du rôle de souffre-douleur et de la solitude, sur l’imaginaire et le mystérieux, ou encore sur la condition de la femme.

Comme je le disais plus haut, il s’agit également d’une histoire toute simple, dans la lignée des récits populaires d’autrefois, qui rappelle les mythes et les légendes que l’on se racontait jadis à la veillée. J’ai trouvé que ce récit percutant se lisait comme un roman noir : le lecteur ne sait jamais ce qui fait partie de la réalité ou du domaine de la pensée – à la frontière de l’obsession – du garçon. Le tour de force de Ridvan Dibra est d’avoir réussi à faire que le lecteur finisse par se prendre d’affection pour ce jeune garçon habité par une logique destructrice. Cela donne un récit à la fois intimiste et d’une portée universelle par la parabole qu’elle renferme.

Je trouve quant à moi que ce texte est le meilleur des « passeports » pour faire découvrir le pays dont il est originaire.

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