Virginie Symaniec - Comment vient-on à l’écriture alors qu’on n’a pas nécessairement choisi d’en faire un métier ?

Valéry Adelphe - En fait, je suis convaincu depuis très jeune d’être écrivain ! J’écris depuis longtemps, mais la velléité de publier ne m’est venue que tardivement (ce n’est pas forcément une évidence pour qui écrit, et encore moins d’en faire une source de revenus).

V. S. - Vous écrivez avoir commencé à écrire D’une Guyane au Caire en 1995. C’est assez étonnant. Est-ce à dire que vous connaissiez déjà la Guyane avant de vous y installer ? Ou bien votre premier projet d’écriture était-il autre ? Quel était le projet au tout début ? Quel a été le point de départ de l’écriture ? La forêt ? Une intrigue ? Un personnage en particulier ?

V. A. - J’ai vécu huit ans en Guyane, de 1984 à 1992, et l’ai quittée pour l’Égypte sans même songer à un éventuel retour. Or la vie au Caire, grande agglomération urbaine où les arbres sont assez rares et surtout couverts de poussière, m’a donné une certaine nostalgie de la forêt. J’ai essayé de réunir mes notes (il y en avait peu) et mes souvenirs, dans une démarche que j’ai immédiatement appelée, de façon assez pompeuse mais je crois plutôt juste, une catharsis. J’ai donc ouvert un fichier, et j’ai commencé à l’alimenter comme un dossier, puis à l’organiser en fonction de la matière recueillie. Ce fut longtemps sous forme d’un diptyque, avec deux fils distincts que j’ai plus tard pensé à entrelacer. L’idée était plus ou moins de rabouter mes quelques bribes mémorielles dans un ensemble cohérent. Mais très vite mon imagination s’est donnée cours ; je savais déjà que les faits rapportés sont souvent perçus comme des fictions ou des mensonges, et que de toute manière ils sont toujours plus ou moins altérés dans le ressouvenir. La frontière est si floue que je ne saurais parfois distinguer ce qui peut être attesté et ce qui fut retouché, même involontairement. Il me semble que les souvenirs sont toujours arrangés, et même « romancés » (dès la sélection de ce qui est retenu).
Quant au scénario, son origine tient autant à une lecture de Roucou de Jacques Perret, qu’au risque de s’égarer dans cette forêt, éventualité qui n’a rien d’extraordinaire (surtout avant la commercialisation du GPS)…

V. S. - Vous préférez parler de récit plutôt que de roman. Qu’est-ce qui vous gêne dans la notion de roman ? Avez-vous cherché d’emblée à vous inscrire dans une école ou un temps littéraire particuliers ? Que permet selon vous toutefois la littérature ?

V. A. -Pour moi le roman est un projet bien défini, qui donne généralement de l’importance aux personnages. Ce que j’ai écrit est plus vague, et les personnages sont sommaires (à part, j’espère, le fleuve et la forêt). Il y a « il » qui part sur le fleuve, et Luc qui promène une touriste. J’ai été surpris que des lecteurs les aient identifiés l’un à l’autre, alors que cela aurait dû me paraître évident ! Il y a aussi un (ou deux ?) personnage(s) féminin(s) ; c’est peut-être la seule marque d’humour du livre, puisqu’il n’y a (avait à l’époque) pratiquement pas de femmes en forêt (« qui n’est point faite pour les femmes »), sinon dans les rêves et conversations des hommes… J’ai aussi voulu « romancer », meubler mon matériau peu fourni… Et peut-être y a-t-il maintenant deux personnages féminins pour un seul masculin ! Ça me réjouit, parce que je conçois la rédaction d’un livre comme une (dé)marche, une (en)quête dont je ne connais pas les aboutissants : je pars d’un début (ou plusieurs), je connais plus ou moins la fin (ou plusieurs…), et entre les deux le(s) thème(s) du dossier évolue(nt) à leur guise plus qu’à la mienne. Pour moi un livre croît comme une plante, qui ne sait pas si elle sera un arbre ou une herbe, à partir de racines via une ou des tiges qui pourront fleurir, fructifier, trouver du sens.
D’ailleurs je n’écris pas linéairement, du début à la fin, mais plutôt en mosaïque ou patchwork − cette méthode d’agrégation présente au moins un inconvénient, celui d’être aisément illimitée dans la durée (mais cela permet de travailler simultanément à plusieurs fichiers) ! J’ai depuis longtemps dû me résigner à abandonner l’idée d’un « plan » préalable, réminiscence scolaire à laquelle je n’ai jamais pu me plier. Et des lignes de force se dégagent à mon insu, par exemple celle de la forêt d’abord perçue comme hostile, et en fait indifférente : compréhension progressive d’une évidence, due à l’écriture.
C’est justement une des choses que permet la littérature : faire (re)vivre, mais autrement, en laissant la possibilité d’accéder à un autre aspect de la réalité, dans une ouverture en marge de la rationalité ordinaire.

V. S. - D’Une Guyane semble être un travail d’orfèvre du point de vue de la langue. On comprend que vous mettez presque 26 ans à en arrêter le texte. Le sentiment en vous lisant est de marcher dans la langue comme on marche dans la forêt primaire dont la richesse, la diversité et la densité des éléments semblent constamment convoquer la richesse, la diversité et la densité de la langue. La langue française fut-elle la seule en jeu au moment de l’écriture ? Ou bien vous êtes-vous également inspiré d’autres langues de Guyane, et si oui, desquelles et pourquoi ?

V. A. - J’ai toujours été fasciné par les mots, leurs sonorités, leurs étymologies, leur foisonnement sémantique, leur évolution dans le temps. Ils sont vivants, tout à fait comme les plantes. J’ai d’ailleurs en chantier un texte où les plantes sont des mots, et les mots des plantes… Et, oui, j’ai voulu rendre la pulsation de la forêt, sa profusion, son polymorphisme sous la monotonie apparente, autrement que par de vaines descriptions, parce que ce ressenti touche à l’inconnaissable et à l’indicible. Je ne pouvais que suggérer la masse prodigieuse de choses dont je ne sais pratiquement rien. Et, depuis mon retour en Guyane, l’étoffer de nouvelles observations…

V. S. - Au-delà de l’intrigue, votre récit s’impose également comme une réflexion sur le rapport entre l’homme et une nature qui sans doute le dépasse, pourrait même l’engloutir, et qu’il semble dans tous les cas vain de vouloir maîtriser. Le sentiment est parfois même que vous mettez en scène un rapport de force dans lequel l’homme est le grand perdant, contraint à tous les fantasmes, sinon à une errance qui ne peut le conduire qu’à sa propre perte. Pourquoi la forêt devait-elle devenir un personnage à part entière ?

V. A. - Mes considérations à ce propos datent, car elles remontent à l’époque, celle où je suis passé d’une impression de forêt inépuisable à la prise de conscience d’un milieu relativement fragile, surtout en regard de la rapidité d’impact de l’humanité. Le personnage principal est un homme seul, et il ne peut avoir de futur, encore moins que les communautés réduites en nombre d’individus. Il peut juste négocier au jour le jour avec les éléments, courir sa chance avec tout son savoir-faire, vivre sa vie le mieux possible, mais l’idée de vaincre ou maîtriser lui serait incompréhensible ; il sait qu’il va disparaître, sans laisser de trace. Ce n’est pas l’homme de notre société, inconscient de sa finitude, mais qui peut anéantir l’Amazonie d’un seul geste, et même par mégarde.
Quand on fréquente assez la forêt, on commence à comprendre que l’on n’est pas grand’chose en son sein, juste quelques protéines ambulantes parmi tant d’autres. Quand je marche parmi les arbres, ils ne me regardent même pas : je passe trop vite.

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