Virginie Symaniec – Veronika, tes premières publications aux éditions l'Espace d'un instant concernaient déjà le thème de l'exil et des migrateurs. Comment passe-t-on du thème de l'Est-européen à celui de la migration dans l'écriture ? Et quel fut pour toi le marqueur historique ? La chute du Mur ? La guerre des Balkans ? Comment ces événements ont-ils impactés ton écriture ?

Veronika Boutinova - 1989 – L’année-phare. J’ai dix-neuf ans et je regarde la chute du Mur de Berlin à la télévision, avec l’envie d’être là-bas et de vivre ce moment historique. À ce moment, je perçois que l’Histoire, on ne fait pas que l’étudier à l’école comme quelque chose de passé, mais qu’on la vit au présent. Ce sera la même chose ensuite en ce qui concerne la guerre des Balkans qui me tue par écran interposé, et pour l’histoire des migrants dans la ville de Calais. Ce sont des événements tellement forts, qui m’émeuvent, qui m’indignent et je me dois de les vivre pleinement, en citoyenne actrice, pas en spectatrice immobile : il me faut me bouger et me rendre sur les sites où l’histoire se fait ou vient de s’achever, encore chaude. L’indignation ressentie et le manque de réactions que ces événements suscitent m’incitent à en témoigner pour en parler autrement que les journalistes qui les couvrent. Mettre sur scène la guerre des Balkans ou le sort des réfugiés, cela permet un autre langage. Cela permet de donner à voir aux spectateurs des corps, ceux des comédiens, hic et nunc, en direct, qui miment les souffrances des migrateurs, des victimes de la guerre. Je refuse que les citoyens continuent de bouffer leur steak en regardant les infos, je veux les secouer face au plateau.


En 1990, je fonce à l’Est, à Prague : la Révolution de Velours, Václav Havel, tout ça me galvanisait. Là encore, j’aurais voulu être dans la foule avec les Tchèques. L’Europe se libérait, s’ouvrait un champ des possibles. Après ma Licence de Lettres Modernes, je cherchais un sujet pour ma maîtrise et j’ai choisi de travailler sur l’écriture de Bohumil Hrabal, puis sur la réception de la littérature tchécoslovaque en France dont j’ai fait le sujet de ma thèse. J’ai raconté la censure, la dissidence, le samizdat, le « comment tu crées en dépit de ». J’ai lu tous les ouvrages tchèques traduits en France, j’ai appris la langue, j’ai rencontré les samizdatistes, Jan Vladislav, Ludvík Vaculík, croisé Havel, Hrabal et Jiří Kolař m’a offert un de ses collages dans son atelier parisien. C’était une période intense. Je raconte tout ça dans un texte intitulé Diable n'a qu'un sabot qu'on pourrait aussi nommer Samizdat et solitude.

C’est après ma thèse que je me tourne vers le théâtre. Je m’inscris à un cours de pratique théâtrale. Je sens très vite que je ne suis pas faite pour le plateau. Mais la lecture des pièces de Havel et de Sarah Kane que je découvre alors a été un catalyseur, surtout Vernissage, Largo Desolato de Havel et Anéantis de la dramaturge britannique dont je tente la mise en scène avec des copains amateurs. Rien de probant là non plus. Je commence à écrire. Des pièces un peu nazes. Parce que je n’ai rien à raconter vraiment.

Il m’a fallu attendre deux événements pour m’inscrire véritablement dans les démarches parallèles qui sont encore les miennes aujourd’hui, et d’autrice, et de chercheuse free-lance (je ne suis rattachée à aucun labo) : d’une part, la rencontre avec Dominique Dolmieu et la découverte des publications contemporaines de l’Europe centrale et orientale des éditions L’Espace d’un instant ; d’autre part, la découverte du monde migratoire calaisien en 2006 quand je me décide à devenir bénévole, puis militante, voire performeuse.

Je découvre à la Maison d’Europe et d’Orient des pièces européennes qui racontent ces guerres auxquelles on a assisté sur nos écrans de télé et qui m’ont traumatisée ; des pièces qui racontent la faillite de l’union des deux Europes ; des pièces tout aussi brutes et brutales que celles des auteurs du In-yer-face britannique : j’écris des articles universitaires, avec lesquels je participe à des colloques pour faire découvrir cette littérature que Dolmieu publie, qu’il théorise sous le nom de Théâtre Dans-Ta-Gueule. J’écris à mon tour un théâtre que je veux choquant pour témoigner et alerter les empathiques apathiques ou les indifférents sur le sort des migrateurs de Calais.

Mes deux premières pièces publiées par Dolmieu racontent ce parallèle entre ces deux sujets de prédilection : l’une, N.I.M.B.Y., raconte Calais ; l’autre, Dialogues avec un calendrier bulgare, évoque la migration intra-européenne et le sort des euro-orphelins. Tout est dans tout et réciproquement.

V. S. - La guerre dite des Balkans, c'était hier et cela mobilise l'histoire troublée de l'Europe au moins depuis la Première guerre mondiale. La chronologie des faits est un sujet que tu abordes très fréquemment. On sent que des mots qui n'ont plus rien à voir avec la République Tchèque comme Srebrenica ou Sarajevo te prennent aux tripes ; que tu as non seulement envie d'écrire pour témoigner, mais aussi pour simplement peut-être la parler, et pourquoi pas bien haut et bien fort sur une scène. Actuellement, le silence sur le sujet est assez étonnant. Comment le vis-tu ?

V. B. - Depuis quelques temps, après avoir tant écrit sur la migration, je suis revenue à l’Europe, car le phénomène migratoire est européen, pas uniquement calaisien, et parce que cette faillite de l’Europe me peine. Qui aurait pu penser que la chute du Mur de Berlin et du Rideau de fer puissent mener à la guerre, à la paupérisation des populations d’Europe, à l’exclusion des réfugiés, à la création d’une Europe barbelisée. Le beau rêve d’un continent uni et humaniste n’a été qu’une vue de l’esprit et il me faut écrire sur cette faillite, sur ces trente années qui viennent de s’écouler et qui semblent nous mener toujours plus vers le pire. Car ce n’est pas terminé. Nous ne sommes pas à l’abri d’une énième guerre sur le sol européen si on regarde ce qui se passe en Ukraine ou en Biélorussie, si on considère le désir impérialiste de Poutine ou si on évoque les négationnistes serbes et croates…

Mais qui veut parler de ça (à part Virginie Symaniec) ? Ma pièce Sara Jevo, achevée en février 2020, malgré ses belles estampilles (Bourse Découverte du CNL et de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon) a trouvé enfin éditeur après deux années de recherche et sera publiée par la maison Par Ailleurs en avril 2022. Parler de Sarajevo, installer Sarajevo sur un plateau et dire comment nous avons été dégueulasses dans les années 1990, ce serait pourtant nous assumer en tant qu’Européens.

Je me repenche sur la question des Balkans un peu avant 2014, soucieuse d’écrire un texte pour la commémoration de la Première Guerre mondiale, cette saloperie qui me retourne tout autant que la suivante. Je me dis qu’il faut encore et toujours évoquer la Shoah, et qu’il faut dorénavant aussi raconter les horreurs des massacres qui nous sont contemporains et d’une guerre de plus, celle des Balkans. Une fois de plus, tout est lié, tout est dans tout et réciproquement. Écrire sur 14-18 me ramène inévitablement à Gavrilo Princip et les Balkans, à la Bosnie, à Sarajevo : un nom qui sonne terriblement à mes oreilles. Je pars en quête aussi des migrants qui passent à ce moment-là sur la route des Balkans pour atteindre notre Ouest rêvé. Je pars en 2015 en Croatie, je découvre Zagreb et Vukovar. Puis en 2017, je pousse jusqu’à Knin, Belgrade, Novi Sad, Sarajevo, Mostar... Ça a été fort. De ces deux voyages intenses sont sortis quatre textes.

V. S. - Sursum corda, qu'est-ce que cela veut dire et pourquoi ce titre ?

V. B. - Sursum Corda est le nom de la péniche de mon amie Charlotte, à qui j’ai fait découvrir l’Est lorsque nous sommes allées jouer à Chişinău en Moldavie. Elle s’est rendue ensuite à Belgrade et y a rencontré Zoran. Ils ont décidé de se marier tout en continuant de vivre chacun dans sa part d’Europe. Leur union est métaphorique de ce qu’est l’Europe aujourd’hui : l’Est et l’Ouest ne se sont jamais réunis.

V. S. - Tu décides donc d'aller interviewer deux personnes, Charlotte et Zuka qui existent réellement, et qui sont tous les deux à la marge pour des raisons différentes. Tu dis avoir écrit un roman de voix, ce qui fait clairement référence aux méthodes d'écriture de Svetlana Aleksiévitch. Pourquoi cette référence qui a essuyé tant de critiques bien que devenue Prix Nobel de littérature t'a-t-elle paru intéressante d'un point de vue littéraire ? Pourquoi avoir choisi de t'inscrire dans cette école ? Comment s'est passée pour toi l'écriture ? Pourquoi fallait-il ici écrire à ce point en présence du réel ?

V. B. - Comme je disais plus haut, marquée par la guerre des Balkans, je voulais travailler sur les traces du conflit en ex-Yougoslavie et je me suis rendue par deux fois sur ce qui fut son territoire. Et puis, je me suis rendue compte que mon amie Charlotte portait désormais un nom Serbe. Elle me racontait Zoran, sa vie avec lui, sa vie sans lui, et il était évident qu’il fallait que je questionne ce garçon. Zoran a accepté de me relater son enfance et de répondre à mes questions par Messenger. J’ai traduit son globisch, son témoignage touchant. J’ai toujours voulu écrire sur Charlotte, car elle est un personnage romanesque, un peu fêlée. Ce sont leurs fragilités et leur propre regard sur eux-mêmes qui rendent Zoran et Carlotta tellement attachants. Pourquoi créer des personnages de fiction lorsqu’on a autour de soi des êtres de chair qui ont tant souffert et qui peuvent émouvoir le lecteur ? À partir des témoignages de l’un et de l’autre, mon travail a consisté à agencer la masse des informations en un montage efficacement poignant, à en retravailler le style. Il est capital de ne pas oublier ce que des gamins comme Zoran ont subi ou la manière dont les atrocités qu’il a vécues ont guidé ses choix de vie : celui de ne pas quitter sa famille, ni son père blessé pendant la guerre ; de rester à Belgrade et non de se précipiter en France comme le font beaucoup d’Estiens avides de l’Ouest.

We use cookies
Bonjour, pour que la boutique en ligne du Ver à soie puisse fonctionner, nous sommes obligés d'utiliser des cookies. Toutes les transactions s'effectuent toutefois directement entre vous et l'organisme bancaire. Aucune donnée ne transite ni n'est stockée par nous. Nous vous remercions pour votre confiance.