Slovo a vojna – Marek Vadas – publié dans Knižná revue 2022/3, LIC, Bratislava : tribune traduite du slovaque par Hélène Prost, Sabine Bollack, Dragan Maricic et Julia Mistewicz, étudiants de slovaque à l’Inalco, Paris.



« Tu as déjà lu le roman de Tolstoï Opération spéciale et paix ? » Cette plaisanterie circule dans l’underground russe.

Elle illustre parfaitement la Russie d’aujourd’hui, où le mot guerre ne doit pas être prononcé, où rapporter les massacres de civils est passible de quinze ans de prison, et où les soldats russes se contentent de mener une opération spéciale pour se défendre et assurer la démilitarisation de leur voisin. Une Russie tombée dans une sombre dystopie, où les mots ont perdu leur sens.

De l’herbe à la place de Lviv

Pendant de nombreuses années, le monde occidental a allègrement isolé le régime russe, vivant tranquillement sa vie et ne prêtant aucune attention au vocable employé par les représentants russes. Il n’a pas pris au sérieux les propos émis lors des discussions sur les chaînes gouvernementales russes, qui exacerbaient jusqu’à l’absurde les déclarations des hommes politiques. J’ai moi-même, par le passé, eu à plusieurs reprises l’occasion de regarder un extrait de débat de l’émission phare du soir de la télévision russe. Le cynisme, l’arrogance, la bêtise, la malveillance et l’étroitesse d’esprit, les blagues sur l’herbe qui remplacera Lviv ou sur les armes nucléaires qui consumeront l’Amérique et l’Europe, le mépris envers les nations – j’ai contemplé tout cela comme un spectacle d’un autre monde. Il n’y avait pas que ces shows télévisés qui devaient renforcer l’assurance du régime totalitaire, laver quotidiennement le cerveau de ses propres habitants et repousser les limites du supportable. En les entendant, on ne pouvait que secouer la tête, et presque personne n’admettait qu’il fallait les prendre au mot, que, aux yeux de ces tragiques imitations d’humains, le monde occidental tout entier constitue l’ennemi qui paiera le prix pour sa société "civilisée". Les Ukrainiens ont probablement été les seuls à le comprendre.

Déjà bien avant l’invasion de l’Ukraine, l’actuel criminel de guerre et président Poutine avait affirmé que les Ukrainiens étaient en réalité des Russes, des frères, qui partagent une même identité. Si quelqu’un a décelé ne serait-ce qu’un semblant de ton amical dans son discours du mois de juillet dernier, c’est qu’il a dormi les dix dernières années. Ses mots indiquaient clairement que la fraternité ne signifiait plus ce qui prévalait jusqu’alors, qu’il ne reconnaissait aucune nation ukrainienne, et qu’il la rayerait de la carte en sa qualité de frère. Le frère se muera en victime.

Les mots qui tuent

Lorsque, vers 2012, les premiers sites de désinformation ainsi que les pages Facebook contenant des imbécillités sur le traitement du cancer grâce à l’eau de Javel et d’autres balivernes ésotériques du même acabit sont apparus chez nous, en Slovaquie, ils ont attiré une énorme masse de gens prêts à croire n’importe quoi, et qui allait être facile à manipuler et à influencer. Nous n’avons pas tardé à comprendre qu’ils faisaient partie intégrante de la propagande du Kremlin qui s’est assigné pour tâche de polariser et de fractionner la société, d’envahir chaque jour l’espace public à l’aide de théories conspirationnistes nouvelles et contradictoires, de parsemer des mensonges sur la vérité pour qu’elle soit cachée à notre vue. Nous avons considéré ces canaux de propagande comme des méthodes russes pour influencer l’opinion publique et imposer leurs intérêts : une Europe divisée par des querelles signifie une Europe plus faible et donc une Russie plus forte. Nous avons compris cela comme une affaire politique, sans chercher à discerner dans ces pensées leur visage véritable et brutal. Ce sont bien des mots qui tuent qui se sont répandus dans notre espace – qu’il s’agisse de la guérison par l’eau de Javel ou du refus du vaccin lors de la pandémie. Ils sont responsables de nombre de morts inutiles en Slovaquie. Ils sont porteurs de cynisme et de mépris pour l’humanité dans son ensemble.

La désinformation russe consiste tout d’abord en un narratif qui obscurcit la vérité sous une avalanche de demi-vérités, de mensonges et d’absurdités, qui permet ensuite de l’effacer complètement. Nous-mêmes, nous nous sommes habitués au fait que les fascistes traitent tout un chacun de fasciste, selon des instructions bien balisées, afin que les significations des mots se perdent dans le chaos. Selon Lavrov, l’opération spéciale russe doit empêcher la guerre qui pourrait venir du territoire ukrainien. C’est une paraphrase parfaite du slogan orwellien « La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. » Milonov, député de la Douma, a déclaré avec un enthousiasme sadique à la BBC que la Russie envoie à Kyiv des colombes de la paix, tandis que des jeunes gens bizarres parlent de dénazification dans des vidéos de propagande qui ont l’air de sortir tout droit de films de Léni Riefenstahl.

Cela fait longtemps que nous sommes en guerre

Les fake news et ceux qui les diffusent avaient la part belle chez nous, et aucune mesure n’a été prise à leur encontre pendant toutes ces années. Aucune interdiction, aucune punition, aucune sensibilisation dans les écoles, même s’il était facile de s’inspirer de l’étranger – de la Finlande, par exemple. La désinformation et ses dangers n’étaient évoqués dans les écoles qu’exceptionnellement, et quant à la lecture avertie, nous en sommes à l’âge de pierre. Finalement, aucun des gouvernements que nous avons eu depuis la création de la République slovaque n’a compris l’importance des questions liées à l’éducation et à la culture, l’importance d’apprendre aux gens à comprendre les mots. Comme si pendant dix ans il nous avait échappé que la Russie nous méprisait et nous considérait comme un ennemi contre lequel elle faisait la guerre, hybride pour l’instant. Pour mes connaissances ukrainiennes ces choses étaient évidentes : elles ont de riches souvenirs de l’Union soviétique. Elles ont leur expérience de la famine organisée par Staline et, par la suite, de la liquidation de l’intelligentsia et surtout des écrivains afin d’effacer la langue ukrainienne de la vie publique.

Enfin, les Ukrainiens sont dans une vraie guerre depuis 2014, et l’agression actuelle en est la suite logique. Ils savaient exactement ce qui se cachait derrière les mots du tyran : « Le Donetsk ne sert à rien à la Russie, ça ne l’intéresse pas, c’est toute l’Ukraine qu’elle veut », m’ont-ils expliqué il y a des années, et moi, à l’époque, même en rêve je ne pouvais imaginer l’ampleur de l’agression future.

Un voisin inconnu

Malgré notre proximité géographique nous ne connaissons que très peu l’Ukraine. Comme souvent dans cette région, l’attention se porte sur l’Occident et l’autre côté est automatiquement considéré comme quelque chose d’arriéré, qui n’est pas digne d’attention. La littérature de ce pays de 45 millions de habitants ne fait pas exception : on pourrait compter sur les doigts d’une main le nombre de livres traduits en slovaque ces dernières années. Il est vrai que les personnes intéressées par l’histoire ont pu trouver des livres sur ce territoire ensanglanté ; des auteurs comme Timothy Snyder, Anne Applebaum, David Satter, Orlando Figes, Michail Zygar, Ryszard Kapuscinski, Lawrence Schrad, Svetlana Alexievitch, Peter Pomerantsev ou Tomáš Forró ont expliqué bien des choses sur le fond historique et politique et les relations Kyiv-Moscou, mais aucun d’eux n’est ukrainien. En littérature n’ont été publiés chez nous que Serhiy Jadan, Yuri Andrukhovych, Taras Prokhasko et l’album illustré d’Andriy Lesiv et de Romana Romanyshyn. Jusqu’ici le regard sur le monde, les idées et les problèmes ukrainiens ont été complètement méconnus de nos lecteurs. Nous n’avions pas la possibilité de découvrir leur façon de penser et surtout ce qui se cache derrière leurs histoires. C’est aussi pourquoi, après le choc de l’agression militaire, nous sommes passés à un émerveillement surpris quand nous avons découvert la résolution de ce peuple, la fierté pour leur pays et pour les valeurs européennes qu’ils défendent au prix de leurs vies.

Les auteurs sur les barricades

J’ai eu l’occasion de me rendre à plusieurs reprises au salon du livre Bookforum de Lviv et au Salon international du livre de l’Arsenal de Kyiv. Ils comptent tous deux parmi les choses les plus intéressantes et les plus inspirantes qu’il m’ait été donné de découvrir dans le monde du livre. Des centaines de spectateurs se pressant lors des présentations de livres, des discussions engagées, un théâtre bondé lors des lectures nocturnes de poésie, un centre-ville foisonnant de personnes aux sacs débordants de livres, des soirées-débats autour de la littérature et de nouvelles idées, organisées sur les terrasses et dans les cours des palais historiques. Serhiy Jadan, Oksana Zaboujko, Taras Prokhasko, Sofia et Yuri Andrukhovych sont appréciés à l’étranger, ils sont de véritables superstars dans leur pays.

Lviv, fière ville historique ayant autrefois fait partie de l’Empire austro-hongrois, ville qui, dans l’imaginaire russe, devrait être rasée sous peu et ne laisser derrière elle que de l’herbe, se prépare aujourd’hui à une attaque russe. Dans le centre-ville, à la place des cafés et des stands vendant de la liqueur de griotte s’alignent des « hérissons » antichars et des sacs de sable prêts à l’emploi. La statue du Christ de la Cathédrale arménienne ainsi que les ouvrages précieux ont été mis à l’abri au sous-sol. La gare, pleine à craquer de réfugiés en provenance des villes détruites, est le témoin des dernières étreintes des pères avec leurs enfants et leurs épouses.

À l’université Ivan Franko, au département d’études slaves, on enseigne le slovaque, et plusieurs traductrices de talent y ont obtenu leur diplôme au cours des dernières années. Alexandra Kovalchuk a tout récemment traduit le roman de Balla Au nom du père, et Lydia Khoda traduit nos livres pour enfants. Mais aujourd’hui, des écrivaines et traductrices dispersées dans le centre-ville et les petites villes environnantes sont en quête de gilets pare-balles, fabriquent des cocktails molotov, font passer de l’aide humanitaire, organisent des évacuations, aident dans les centres d’hébergement temporaires et dans les centres médicaux. En ce moment, elles écrivent l’histoire.

Parmi ceux que je connais, personne n’a encore besoin d’aide pour évacuer. Un merci poli et toujours la même réponse : « Si vous voulez nous soutenir, envoyez quelques euros à notre armée. » D’autres mots seraient superflus, le temps manque. Tout le monde reste chez soi. L’horreur et le désespoir nous submergent lorsque nous suivons de loin les attaques contre la population civile, mais les Ukrainiens restent calmes en apparence. Ils sont remplis de colère et pleins de détermination, car ils défendent la civilisation face à la barbarie. Nous aurions pu découvrir cela il y a déjà longtemps dans leurs livres, mais nous n’avons pas encore mis la main dessus.

Lorsque j’ai voulu envoyer ses honoraires à Oleksandr Irvanets, suite à la publication de son poème sur Irpin, ville bombardée, il m’a fait savoir que ça pouvait attendre. Quand l’Ukraine remportera la victoire, il viendra en Slovaquie et s’en servira pour acheter de la borovička, notre gin slovaque.

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