Virginie Symaniec – Veronika, tu as déjà publié Sursum corda au Ver à soie qui interrogeait la notion de frontières en narrant un amour absolu entre un Serbe de la Krajina déraciné lors de la guerre des Balkans et Charlotte, une Française. Cette fois, tu nous racontes une histoire dont une partie de l’action se déroule dans ton lieu de vie, Calais, tristement célèbre aujourd’hui pour sa jungle et sa brutalité vis-à-vis des migrants qui tentent de traverser la Manche pour se rendre en Angleterre au péril de leur vie. Tu décides cette fois d’écrire un conte qui narre l’histoire d’une femme dont les cheveux captent les paroles et les récits des noyés. Quelle est non seulement l’histoire de ce texte, mais aussi celle de ton engagement pour ceux que tu dénommes les migrateurs ? »

Veronika Boutinova – Le lien entre les deux textes est l’Europe, l’Europe d’hier, celle d’aujourd’hui. L’Europe, ses frontières. Sursum corda évoque les guerres de territoires dans les Balkans, rappelle les atrocités commises pour que la Yougoslavie demeure la Yougoslavie (ou la Grande Serbie) et ne soit pas démembrée en moult pays. Ce texte évoque encore l’impossible reconnection entre Est et Ouest malgré les retrouvailles des deux parties du continent.

Avec L’Homme qui flotte dans ma tête qui emmène Magda et Baptiste de la Manche en mer Egée, nous plongeons dans la gestion monstrueuse des réfugiés des guerres du monde entier qui souhaitent se mettre en sécurité au sein de nos frontières européennes. L’Europe est synonyme de paix pour les populations sous les bombes de Syrie, du Soudan, d’Afghanistan. Puis bien vite, les exilés comprennent que cette appellation est un leurre. Notre continent met en place des stratégies de guerre pour lutter contre la pénétration de ses terres par les étrangers et pour les en expulser. Les frontières tuent, parce que les Etats européens tentent de les rendre infranchissables. Que ce soit dans la gestion des vivants ou la gestion des morts, tous invisibilisés, nous n’avons plus visage humain : l’Europe est responsable d’un nouveau génocide, ne serait-ce qu’en Méditerranée, dont les fonds marins sont un cimetière dense, et aujourd’hui dans la Manche, là, à deux pas de chez moi. Comment ne pas devenir insomniaque ? Comment dormir à Calais-ville-frontière quand je vois dans le parc sous ma fenêtre des hommes donner des liasses de billets à un passeur, quand je vois les valises recouvertes de cellophane, quand je vois les enfants courir dans l’herbe, les bébés dans les bras de leur mère et que je les sais la nuit sur un dinghy dans les eaux dangereuses de la Manche ; que je les imagine flottant noyés ? Magda bien entendu c’est moi qui ne peux m’empêcher de me faire le film des naufrages, de voir et d’entendre les êtres humains en train de couler.


J’avais besoin d’un peu de magie pour passer de la saloperie à la poésie. Quand j’ai écrit le texte à la Villa Yourcenar, je regardais pas mal de vidéos des sauveteurs en Méditerranée, notamment de l’Aquarius. J’écrivais en chialant. J’avais besoin de contrebalancer. Et puis, on me dit brutale parce que je raconte la réalité obscène. J’ai cherché sans me compromettre une manière de toucher un plus large lectorat, de relater l’horreur en l’enrobant dans le conte grâce à la création de ces deux beaux jeunes personnages idéalistes et généreux, Madga et Baptiste, métaphores de la solidarité. Les deux prénoms ont à voir avec l’eau. Athée pratiquante, je suscite les références catholiques pour appeler les valeurs laïques de bonté, de fraternité, d’entraide.

Magda est une milivole (militante et bénévole) comme je le suis de plus en plus occasionnellement. Nous avons perdu une partie de la lutte à Calais : la fin du Bidonville a sonné la fin de manifestations fournies en personnes solidaires qui sont elles aussi parties et la présence policière exacerbée a éloigné les migrateurs de la ville, qui vivent dans des terrains vagues boueux désespérants. Je vais encore de temps à autre sur le site de l’Accueil de jour pour aider comme je peux, rester en contact avec ce réel désespérant et pour voir le visage des êtres humains qui y échouent, car ce ne sont pas des « migrants », ce sont des êtres de chair qui ont énormément souffert et souffrent encore, dans l’espoir d’une vie à vivre. J’ai donné il y a quelques années un atelier d’écriture dans cette Babel colorée. Je le raconte dans le roman pour donner à entendre les langues de ces voyageurs du monde entier qui ont tant à nous apprendre d’eux et de richesses à nous apporter. Mon aide est ponctuelle contrairement à l’action des bénévoles et des salariés qui donnent beaucoup de temps et d’énergie pour les exilés. Moi je veux surtout faire ma part en écrivant, en témoignant, en racontant, en rendant visible ce que la municipalité de Calais veut taire.

V. S. – Lorsque je suis venue te voir à Calais, j’ai été frappée par le fait que la gestion brutale des migrateurs a totalement modifié le visage de la ville. Certains endroits sont comme emmurés. Les vendeurs de barbelés et de béton ont dû gagner correctement leur vie pour faire tout ça, à croire qu’ils ont construit un mur à l’ouest de l’Europe qu’il est aussi difficile de percer que l’ancien Mur de Berlin. C’est ainsi toute la ville qui semble prise en otage, et cela m’a donné le sentiment qu’on avait mis en pratique une pièce satirique et absurde de la russe soviétique Mouza Pavlova qui, dans Les espions et autres pièces, imagine une situation où toute une ville se retrouve en prison, sauf qu’il apparaît que, pour que l’enfermement ait un sens, il faut tout de même bien laisser quelqu’un tout seul dehors. Je comprends qu’à Calais, on ne veut pas laisser les gens partir tout en les accusant de faire désordre en restant. Qu’est-ce que cela fait de vivre dans un théâtre de l’absurde lorsqu’on est par ailleurs spécialiste du théâtre et de la littérature absurde tchèque des années 1980 ?

V. B. –
Venir à Calais par les autoroutes de Dunkerque ou de Boulogne impose une même vision : on pénètre un camp de guerre. Arriver depuis Boulogne permet une vue panoramique et sur le site d’Eurotunnel surprotégé de dizaines de kilomètres de grilles blanches, et sur les ponts rehaussés de protections métalliques. J’ai même vu des miradors sur ce teritoire. Arriver par la rocade portuaire entraîne sur un couloir cerné des deux côtés de la chaussée par plusieurs kilomètres de grillage surmonté de rouleaux métalliques étincelant de concertinas. En 2015, le gouvernement anglais s’est engagé à verser près de 20 millions d’euros pour sécuriser sa frontière. Quelques trente kilomètres de clôtures barbelées ont ainsi cerné le port de Calais. Le 20 septembre 2016, à proximité du Bidonville où séjournaient 10 000 migrateurs, les pelleteuses entament la construction d’un nouveau mur de béton « anti-intrusions » : un kilomètre de long pour quatre mètres de haut pour un coût de 2,7 millions d’euros toujours payés par le gouvernement britannique. En 2019, la rocade du port et le parking de sa station essence sont bunkerisés. Pour rappel, la frontière est sur le sol français depuis la signature des accords du Touquet en 2003 et le Royaume-Uni achète ainsi sa tranquillité, faisant de la police française le Cerbère de l’Angleterre. Les autres horreurs : on déboise, on coupe des arbres, des buissons pour empêcher les exilés de poser une tente. Enfin la nouveauté suprême : le rocher Bouchard. D’immenses blocs sont posés sur les trottoirs pour empêcher les associations de servir la nourriture, d’accéder à des camps pour apporter de l’eau aux « campeurs ». Depuis l’an dernier, ces rochers de la honte apparaissent en centre-ville pour empêcher les tentes de pousser. Cette politique inhumaine a fait dépenser 70000 euros de caillasse qui ont été déposés sous le beffroi de la mairie, quai de la Batellerie, un site où tentaient de se protéger de la pluie quelques dizaines de personnes.

Les barbelés, grillages, rochers sont une métaphore ultra-coûteuse, un message de rejet violent. En aucun cas, ils n’empêchent les réfugiés de guerre et d’autres horreurs d’arriver à Calais et de tenter le passage vers l’Angleterre. Personnellement, cette métaphore inutile m’agresse violemment : elle exprime une inhumanité qui me blesse, elle annihile le souci de solidarité qui nous porte, nous les milivoles. Elle me dit que je vis dans une ville dans laquelle je ne suis pas en phase avec les politiques qui la dirigent et ça, c’est très malaisant.

V. S. – Tu as eu d’ailleurs toi-même beaucoup de soucis pour avoir simplement voulu aborder le sujet.


V. B. – Tu as raison, Virginie, moi qui ai écrit ma thèse sur la dissidence sous le régime communiste soviétique en Tchécoslovaquie, je retrouve dans cette ville où j’ai échoué il y a trente ans ce sentiment d’absurde du totalitarisme le plus écœurant, un totalitarisme d’extrême-droite ici. Suis-je une dissidente à Calais ? Je raconte les pires saloperies que j’ai subies dans un texte qui s’intitule O.P.D. : Opposante Politique Déclarée, car il paraît que c’est ainsi que l’adjoint à la Culture me nomme, ce qui fait que je suis censurée à Calais où j’ai vraiment l’impression de lutter terriblement pour me faire entendre dans une espèce d’underground très limité, cerné par les interdictions de la municipalité, les menaces des racistes qui décorent ma façade d’autocollants nauséabonds. Un ami malin a surnommé la ville « la chtite Corée du nord » (allusion aux chtis et à la chicorée locale).

V. S. – Ce texte a pour partie fait l’objet d’un travail théâtral. Peux-tu nous en parler aussi ?


V. B. – L’Homme qui flotte dans ma tête a commencé de naître sous la forme d’une pièce intitulée Putréfiés, titre donné pour la filiation que je lui souhaitais avec la mouvance In-yer-face drama. Elle a obtenu une Bourse du Département du Nord et je l’ai rédigée en grande partie en juillet 2016 en résidence d’écriture à la Villa Marguerite-Yourcenar. J’ai rencontré Sylvie Moreaux qui a souhaité la lire et s’en est aussitôt emparée. Sylvie est proche de SOS Méditerranée et sensible au sujet des réfugiés noyés. Elle a tourné dans la région avec sa très belle création qui mêlait théâtre et danse, car elle souhaitait montrer le corps en mouvement. Sylvie m’avait demandé de travailler sur un raccourci du texte trop long. À partir de là, j’ai eu envie de le retravailler en une version romanesque pour découvrir autrement mes personnages de Magda et Baptiste. Je n’arrive pas à les quitter. J’ai décidé d’écrire la suite de l’histoire de Baptiste qui me plaît de plus en plus, je suis un peu amoureuse de lui. Et puis, alors que j’avais décidé d’arrêter d’écrire sur la situation migratoire calaisienne, de nouveaux événements insupportables sont arrivés (les rochers de la honte), et il va me falloir les raconter, car j’ai toujours en tête de garder la trace de l’histoire du non-accueil des réfugiés à Calais.

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