Les esprits moldaves voyagent-ils toujours en bus vers l'Ukraine ? Une petite comédie européenne ?

Virginie Symaniec — Vous venez de publier un livre au titre à la fois original et surprenant : Les esprits moldaves voyagent-ils toujours en bus vers l'Ukraine ? illustré par Elza Lacotte aux éditions Le Ver à soie. Il s'agit de votre première nouvelle publiée en français. Bien que née en France et d'expression francophone, vous avez d'abord publié des récits comiques traduits en russe dans la revue Monologue à Minsk, en Biélorussie. Dans votre présentation biographique, vous vous décrivez comme « chômeuse indépendante », poste que vous dites avoir obtenu après de longues études en sciences humaines et sociales. Vous êtes totalement inconnue dans le monde littéraire francophone. Alors, d'où vient Vala L. Volkina ?

 

Vala L. Volkina — D'un pari. Un jour, un ami m'a dit : « Tu te plains de ne pas être lue, mais tu n'es de toutes façons pas capable d'écrire autre chose que de la littérature scientifique que personne ne comprend ! » Alors j'ai parié avec lui une bouteille de champagne que j'écrirais une nouvelle qui n'aurait rien de scientifique et il a perdu. Comprenez-moi bien : je ne bois jamais de champagne, alors que j'adore ça. Je n'ai ni les moyens de m'offrir une bouteille, ni d'en offrir une. Je me suis donc débrouillée pour qu'il me l'offre.

V.S. — Mais comment cela s'est-il passé ? Vous aviez convenu d'un temps limité ?

V.L.V. — Oui, j'avais six mois. Nous nous étions fixés une date à l'issue de laquelle je devais lui rendre le tapuscrit. Ensuite, j'ai décidé de le faire circuler parmi des amis et les critiques ont commencé à pleuvoir. La principale de toutes était qu'il était temps que je me libère des codes d'écriture scientifiques que l'on m'avait appris. J'ai pensé que cela serait intéressant d'essayer et j'ai progressivement complété le texte. C'est d'ailleurs devenu une sorte d'exercice quotidien. Reprendre ce texte, y ajouter des situations, c'était aussi m'astreindre à rire au moins quelques minutes par jour. Écrire ce texte m'a beaucoup aidé à réaliser cette ambition.

V.S. — Pourquoi cette expression de « chômeuse indépendante » ?

V.L.V. — Pendant des années, je me suis qualifiée de « chercheuse indépendante ». Mais je trouve que c'est important d'utiliser les mots justes, cela permet de rendre visibles certaines contradictions.

V.S. — Le chômage est une expérience marquante dans votre vie, mais vous n'en parlez pourtant presque pas dans votre livre. Vous survolez le sujet. Pourquoi ?

V.L.V. — « Expérience marquante » pour moi ne veut rien dire lorsqu'on aborde le thème du chômage. Je lisais dernièrement un article sur la crise, et j'ai réalisé que j'avais l'âge de la crise. La crise, la précarité, je ne connais plus rien d'autre depuis 2000, et si je n'ai pas envie, pour l'instant, d'écrire sur ce sujet, c'est que je ne sais pas écrire dessus sans écrire triste. Je n'ai d'ailleurs aucune idée de ce qui pourrait se produire dans mon écriture si j'ouvrais cette porte, je veux dire celle de la tristesse.

V.S. — Alors justement, Les Esprits moldaves voyagent-ils toujours en bus vers l'Ukraine ? est un livre qui répond essentiellement au genre de la comédie. Si j'essaie de résumer, c'est un texte court, qui narre l'histoire d'une voyageuse qui traverse l'Europe pendant 48 heures en bus, coincée à côté d'un Moldave spirite, nationaliste et visiblement sectaire, qui fait du business avec les Chinois sous la houlette de voyantes Bulgares et de « prophètes ascensionnés » par les Mayas. Ce n'est pas un peu exagéré ?

V.L.V. — Je ne vais pas vous dire que je ne force pas parfois un peu le trait, mais je ne sais écrire que ce que je vois et la manière dont je raconte cette histoire est simplement la manière dont je vois les choses.

V.S. — Comme dans votre premier chapitre, où votre voyageuse se fait poursuivre par un Houtsoule sous une tempête de grêle dans une vallée subcarpatique ? Ou lorsqu'elle se retrouve logée à Moscou par l'étoile russe de la danse du ventre, ce qui se termine par un stage intensif de langue égyptienne ? C'est du vécu ?

V.L.V. — Oui, j'ai le chic des situations d'apparence simple qui deviennent vite compliquées, et qui sont généralement beaucoup plus drôles à écrire qu'à vivre.

V.S. — Alors justement, lorsqu'on lit votre biographie, et que l'on vous connaît un peu, on se serait attendu à ce que vous vous serviez de l'intrigue comme prétexte pour faire œuvre d'observations « ethnographiques » un peu plus détaillées sur une Europe en réduction. Or vous ne vous attardez pas sur la description de cette Europe que vous traversez et sur laquelle on pourrait désirer lire plus de détails. Vous insistez au contraire sur la drôlerie de votre personnage masculin principal, Moldave ; vous placez le phénomène sectaire au centre du propos, et on a le sentiment que vous refusez de nous livrer ce que vous savez d'autre sur cette Europe. Vous l'avez pourtant traversée à maintes reprises, vous la connaissez bien. À cet endroit aussi vous éludez volontairement ?

V.L.V. — Vous auriez voulu que je décrive quoi par exemple ? Les paysages ?

V.S. — Oui, vous nous faites tout de même traverser une partie de la France, de la Belgique, de l'Allemagne, de la Pologne et de l'Ukraine, et on ne voit presque rien de ce qui existe à l'extérieur de ce bus, sauf à quelques moments, où vous décrivez des lieux dans lesquels on n'a pas nécessairement envie de s'attarder : les toilettes sur les aires d'autoroute, la zone frontalière... Il n'y a que l'Ukraine et la Houtsoulie dont vous nous laissez imaginer les paysages de façon un peu plus favorables...

V.L.V. — C'est peut-être un peu comme en photographie : à une époque, on avait le choix entre donner la priorité au diaphragme ou à la vitesse. À choisir entre décrire un paysage et décrire une situation qui implique des personnes, je vais toujours privilégier la situation et la relation entre les personnes. C'est drôle d'ailleurs, parce qu'en photographie, j'ai justement toujours fait l'inverse. Je n'ai jamais su photographier les gens ou le vivant, et je ne sais décidément pas écrire les paysages ou les natures mortes. Je saurais certainement les photographier ou les peindre, mais pas les écrire. D'ailleurs, si l'on s'en tient à la situation, la posture de la narratrice n'est pas une posture contemplative. Elle est dans une relation avec d'autres, dans une petite société polyglotte avec laquelle elle a des choses à vivre. Ses sens sollicités sont principalement l'ouïe et l'odorat, tandis que sa vue est majoritairement focalisée sur la projection des films dont l'hôtesse de terre gave les passagers. Et puis, pour que cette histoire existe, la narratrice ne peut pas être assise côté fenêtre, sans quoi elle aurait tout loisir d'échapper à Moldave, justement en s'adonnant à la contemplation du paysage qui défile. Or il ne faut pas qu'elle puisse lui échapper, du moins de cette manière.

V.S. — Bon, votre personnage féminin principal a la poisse, d'accord. Mais parlez-nous un peu de Moldave. Il est fondamentalement drôle ce personnage.

V.L.V. — Ce personnage n'est drôle que parce que l'on sait, dès le début, que ses facéties ne vont durer que 48 heures et que, la voyageuse qui les subit durant le trajet qui la conduit de Paris à Lviv n'est condamnée ni à vivre dans ce bus, ni à côtoyer cet olibrius jusqu'à la fin de ses jours. Ce personnage, j'ai voulu qu'il ait toutes les caractéristiques du type mené par ses peurs. Il détient la vérité sur tout, même s'il est incapable d'apporter les preuves de ce qu'il raconte. Il se fiche éperdument de ce qui se passe autour de lui, ne vit que dans ses multiples croyances, s'honore de son sectarisme, ne rêve que d'élire un dictateur et sa liberté ne s'arrête jamais à l'endroit où commence celle des autres. J'aurais pu l'imaginer en père de famille et écrire, non pas « une petite comédie européenne », mais une longue tragédie. J'ai plutôt choisi de rire de la situation en le confrontant à ce dont il n'imagine même pas l'existence, c'est-à-dire à une jeune femme dotée d'une certaine endurance à ses idées et à sa manière autoritaire de les exprimer. Selon moi, c'est surtout cette confrontation qui est drôle, pas lui en tant que tel.

V.S. — Cette confrontation, vous la situez dans un environnement multilingue. Vos personnages parlent ukrainien, biélorussien, polonais, russe, houtsoule, français... On a le sentiment que votre voyageuse ne se sent jamais aussi bien que lorsqu'elle est confrontée à des langues différentes. Cette voyageuse, qui jongle avec toutes ces langues et s'amuse des difficultés, c'est un peu vous tout de même.

V.L.V. — C'est surtout un type de personnage peu valorisé dans la littérature francophone, où tout le monde est censé se comprendre par principe, puisque tout le monde parle la même langue, en principe. Mon univers a toujours été polyglotte. Mais il m'est souvent arrivé de devoir traduire du français au français pour des gens qui ne parvenaient pas à se comprendre en dépit du fait qu'ils parlaient la même langue. C'est vrai, je ne me sens jamais aussi bien que dans un environnement où chacun parle sa langue, ou celle qu'il a le plus de facilité à parler à ce moment-là, tout en faisant des efforts pour comprendre la langue que l'Autre choisit également de parler à ce moment-là, sans jugement de valeur. Il y a une énergie extraordinaire qui se dégage de ce type de situations, où l'on ne peut pas faire autrement que d'être ingénieux et à l'écoute. Vivre ce genre de situations est l'une des choses qui m'intéressent profondément dans les voyages. Je l'écris d'ailleurs dans Les esprits : je crois que le monolinguisme m'ennuie.

V.S. — Vous écrivez contre l'autoritarisme ?

V.L.V. — Tout le temps.

V.S. — Même dans Les esprits moldaves voyagent-ils toujours en bus vers l'Ukraine ?

V.L.V. — Même dans Les esprits moldaves voyagent-ils toujours en bus vers l'Ukraine ?

V.S. — Pourtant, ce sont aussi les sectes que vous visez dans ce livre. N'est-ce pas tout de même un peu différent ?

V.L.V. — Pour moi une secte est un mouvement de sensibilité totalitaire qui s'en prend aux libertés les plus fondamentales et qui détruit à peu près tout sur son passage en visant essentiellement les valeurs de la démocratie et le porte-monnaie des gens. Les sectes utilisent toutes les mêmes méthodes et la fin justifie toujours les moyens. Vous ne verrez jamais quelqu'un vous dire : « Bonjour, je fais partie d'une secte. Est-ce que tu ne voudrais pas utiliser ton libre-arbitre pour y adhérer par hasard ? » Il y a toujours de la séduction, suivie par un acte de prédation. Dans mon texte, Moldave en a oublié jusqu'à son nom et son prénom. Il ne se présente d'ailleurs plus comme un individu, mais comme une « entité ». Comme c'est une comédie, il se trouve que c'est aussi une histoire de prédation ratée et que l'on peut en rire, car finalement, cela se termine bien, mais j'espère que l'on sent parfois qu'il suffirait de très peu de choses pour que cela se termine mal et que cette voyageuse n'arrive jamais en Ukraine.

V.S. — Mais enfin, vous l'aimez ce personnage de Moldave, il pourrait faire partie de votre famille.

V.L.V. — Il fait totalement partie de ma famille, et dans sa propension à s'adonner au délire mystique, c'en est même un portrait d'homme typique. Cela ne vaut pas que pour lui d'ailleurs, cela vaut pour tous mes personnages. Par exemple, si les grands-mères que je décris me touchent, c'est parce que j'ai eu la même à la maison pendant 25 ans. On aurait mis ma grand-mère biélorussienne dans un bus, je peux vous assurer qu'elle aurait commencé par sortir l'équivalent du contenu de trois frigos de son sac, on y aurait soudain reconnu les concombres salés l'année précédente, un pot de confiture daté du jour de l'armistice, et aucun passager n'aurait pu échapper à son poulet. Elle nous a d'ailleurs tellement gavés de poulet, qu'à une époque, je la soupçonnais de se réveiller la nuit pour les cuire pendant qu'on dormait. Mais vivre avec cette femme était aussi un combat quotidien. La dictature, cela se manifeste aussi et surtout dans les détails. Lorsque je pars à l'Est, les gens que je rencontre me font totalement retomber en enfance. Je retrouve parfois à leur contact des sensations que je croyais avoir profondément enfouies, et qui, sur le coup me déstabilisent, mais je me rends soudain compte que je gère tout cela très bien.

V.S. — La Biélorussie traverse entièrement votre écriture, même lorsque vous ne parlez pas directement d'elle ?

V.L.V. — Je suis tombée dans la Biélorussie lorsque j'étais petite, un peu comme Obélix dans la marmite de potion magique. On m'a bien prévenue qu'il ne fallait pas en abuser, mais il y a des pulsions auxquelles je n'arrive toujours pas à résister. Pour les adultes qui m'entouraient, la Biélorussie était au centre de l'univers, parce que ce mot cristallisait à lui seul ce monde que mes grands-parents avaient perdu dans l'exil. Lorsque j'étais petite, les adultes de ma famille pleuraient la Biélorussie sans pouvoir en faire le deuil. La Biélorussie était partout : dans leur langue, mais surtout dans leurs silences ; dans leurs souvenirs, mais surtout dans leurs cauchemars. Elle était sur les murs de la maison qu'ils avaient construite, en particulier dans les tableaux que peignait mon grand-père, mais aussi dans les placards, dans les tiroirs, dans les moindres recoins du jardin où chaque baie, pomme de terre, tomate ou cornichon rappelaient le « pays perdu » ; elle était dans la cave qui me terrifiait et dont je sentais le froid sous le plancher du salon. Plus tard, en grandissant, j'ai eu le sentiment que mon seul héritage était « quelque chose » d'immatériel aux vertus « magiques ». Dès que je disais que j'étais d'origine biélorussienne, il se produisait toute une série de phénomènes irrationnels. « Je suis d'origine biélorussienne » était de toute évidence une phrase que l'on ne pouvait pas prononcer impunément, du moins dans la France des années 1970-1980. Certains ouvraient la bouche et ne la refermaient jamais. D'autres se mettaient à rire de façon compulsive. Dire le mot « Biélorussie » provoquait immédiatement du remous, du grincement, une suspension parfois totale de respiration. Certains de mes interlocuteurs devenaient tout bleus, d'autres, tout rouges. Au mieux, ils étaient pris d'une quinte de toux ; au pire, ils sortaient de leurs gonds, se mettaient à hurler et à proférer des phrases incompréhensibles. Sincèrement, je ne comprenais rien. Par exemple, je ne comprenais pas pourquoi mes enseignants — à l'époque majoritairement communistes —, s'acharnaient à souligner, devant toute la classe, mes origines bretonnes...

V.S. — Bretonnes ?!

V.L.V. — Oui, bretonnes — mais pris au sens de « séparatistes » —, ou mes origines « Russes blanches », c'est-à-dire issue d'une famille d'aristocrates déclassés devenus chauffeurs de taxis dans la France des années 1920, mais n'ayant pas moins été auparavant des « ennemis de classe ». C'est là que j'ai appris que tes origines, que tu n'as bien évidemment pas choisies, peuvent se retourner contre toi comme un acte politique que l'on va te faire subir toute ta vie. Dire le mot « Biélorussie », c'était alors un peu comme si j'avais tenu en mains une baguette magique, excepté que nul ne m'en avait donné le mode d'emploi. Le sentiment était de manipuler de la matière dangereuse qui pouvait m'exploser à tout moment à la figure, de vivre dans une insécurité permanente, et pourtant, je ne possédais aucune clé pour pouvoir faire autrement. Parfois, je me surprenais à faire exprès de prononcer le mot « Biélorussie » : juste comme ça, un peu sur tous les tons d'ailleurs — « Biélorussie... Biélorussie !... Biélorussie ? » —, pour voir à qui j'avais affaire. Cela a fini par me servir de boussole ou de baromètre intérieurs, y compris dans l'écriture, même si « la Biélorussie », en tant que pays, n'est bien évidemment pas le vrai sujet. Ce mot, je ne lui donne pas nécessairement le sens que d'autres lui donnent, parce que c'est un mot qui, lorsqu'il était prononcé, n'était jamais d'abord associé à un territoire, à l'histoire d'un pays ou de ce qu'on appelle un « peuple ». C'est un mot qui me confrontait systématiquement à la déraison ou à l'agressivité de la plupart des adultes qui m'entouraient. À l'époque, cette forme de déraison était déjà entièrement motivée par le politique. Et cela continue aujourd'hui : la Biélorussie est tout de même le seul pays européen sur lequel il peut pleuvoir des doudous en été pour des raisons strictement politiques.

V.S. — Au fond, c'est ce rapport à la folie que vous cherchez à traduire dans votre écriture ?

V.L.V. — Traduire est un bien grand mot. J'ai souvent été enjointe à traduire, mais je pense que j'ai toujours détesté le faire. Petite, je devais souvent traduire pour les adultes qui m'entouraient, mais qui n'avaient pas toujours le désir de se comprendre. Il n'était bien évidemment pas possible de leur faire remarquer que le désir de comprendre l'Autre pouvait être relativement essentiel dans un processus de communication. Traduire des gens qui n'ont pas envie de se comprendre, c'est être alors entièrement traversé par la violence de ce qu'ils ne veulent justement pas se dire, et malheur à vous si vous rendez le non-dit explicite. C'est la raison pour laquelle la question de la « biélorussianité », telle que je l'ai vécue dans cette posture d'enfant-traductrice, a toujours concerné le rapport à la langue, qui fonctionnait comme une injonction à se taire, à entretenir de l'incompréhension, et surtout, du silence. Cette éducation dans la pensée autoritaire doit certainement influer aujourd'hui sur mon écriture. L'écriture peut devenir un moyen de se protéger lorsque le dialogue est en permanence rendu problématique par la violence des préjugés. D'ailleurs, je ne m'amuse jamais autant que lorsque je parviens à décrire des situations de totale incompréhension, vues par un personnage plutôt taiseux qui doit se débattre face à l'arbitraire ou à des raisonnements totalement délirants. J'exprime alors peut-être ce que l'on m'a toujours justement demandé de ne pas traduire.

V.S. — C'est encore ce que vous ressentez aujourd'hui ? De l'insécurité ?

V.L.V. — Oui, même si, adulte, on fait mine de cacher son anxiété en faisant comme si on s'amusait de l'absurdité de la situation, excepté que je me suis souvent demandée s'il me serait jamais possible de devenir adulte à partir du moment où le sentiment est qu'aucune de mes références ne fonctionne parmi les autres. Ou alors cela donne un adulte triste, qui se réveille un beau matin en s'apercevant que tout ce qu'il a appris n'existe pas et que tous les codes de conduite qui sont devenus les siens n'ont finalement aucune valeur. Le mur de Berlin tombait, il y avait un sentiment d'espoir fantastique, et en même temps, tout s'écroulait. Même la langue qui avait toujours été celle de ma famille passait pour un faux et l'on pouvait lire d'ailleurs partout dans la presse qu'on n'était soi-disant pas sûr de son existence. Je ne comprenais rien. Personne ne m'expliquait rien, au sens où me dire que la langue que j'ai entendue pendant toute mon enfance et que je pratique n'existe pas ne peut pas être une explication. De même, me dire que je dois à toute force apprendre le russe comme seule langue qui pourrait véhiculer des explications légitimes, alors que cette langue a toujours été la langue interdite dans ma famille et celle à laquelle les miens ont toujours associé leur exil et leur souffrance, ne m'explique rien et tout cela serait déjà suffisant pour se faire ouvrir un crédit de dix ans chez un psychanalyste. Mais comme il se trouve — et cela tombe vraiment mal — que le russe et le biélorussien sont deux langues proches avec lesquelles je n'ai pas appris à jouer en parallèle dans l'enfance, je me suis bien évidemment retrouvée à les mélanger. Sauf que mélanger du russe avec du biélorussien, c'est très dangereux : si vous mélangez, que votre interlocuteur soit russophone ou biélorussianophone, sa première réaction sera de vous coller une gifle. Bien sûr, plus vous recevez de gifles, parce que vous mélangez, plus vous mélangez. Et puisque vous vivez dans la peur permanente de vous tromper, cqfd, vous vous trompez. C'est dire aussi si je suis tombée sur un nid de pédagogues de haut vol. Du coup, maintenant, lorsque je dois parler russe, il m'arrive d'anticiper et de me gifler toute seule, histoire de faire gagner du temps à tout le monde, mais j'essaie surtout de ne pas céder à la tentation de distribuer des baffes à tous les pédagogues nés que je rencontre, même si je dois admettre qu'avec l'âge, j'ai de plus en plus tendance à perdre de la compétence en matière de self-control. Alors vous me demandiez tout à l'heure d'où vient Vala L. Volkina. Et bien elle vient de cette histoire-là. Sa façon de rire aussi. Je me suis souvent dit que les choses auraient pu être plus simples si je m'étais construit une identité de toute pièce en faisant tout simplement table rase. Mais je n'ai pas su décider que je n'avais pas vécu toute cette violence et les choses se sont passées de telle manière que je n'ai pas eu la stabilité sociale qui aurait pu me permettre d'avoir le sentiment de construire quelque chose, d'avoir une place quelque part. Au fond, l'exil, cela perdure. On le reçoit en héritage. La grande question que je me pose aujourd'hui est donc de savoir comment je peux créer quelque chose de constructif à partir d'une situation et de préjugés qui font obstacles à toute forme de construction ou d'ancrage possibles. Est-ce que cela pourrait, faute d'un territoire, ressembler un jour à une œuvre ? Dans l'attente, je préfère essayer d'en rire et raconter ce que je vois.

V.S. — Votre prochain livre ?

V.V. — Il ne pleut pas encore de doudous sur Düsseldorf en été ? Mais cela ne va pas tarder ?

Entretien réalisé à Paris, le 25 septembre 2013

We use cookies
Bonjour, pour que la boutique en ligne du Ver à soie puisse fonctionner, nous sommes obligés d'utiliser des cookies. Toutes les transactions s'effectuent toutefois directement entre vous et l'organisme bancaire. Aucune donnée ne transite ni n'est stockée par nous. Nous vous remercions pour votre confiance.