Virginie Symaniec – Le premier livre que vous avez proposé de traduire pour le compte du Ver à soie était Les Enfants d’Alendrier d’Alhierd Bacharevič : un texte où l’un des personnages principaux est la langue – biélorussienne, russe, mélange des deux –, dans tous ses états. Que se passe-t-il pour vous lorsque vous découvrez ce texte ? Et pourquoi avoir souhaité commencer par ce livre en particulier ?
Alena Lapatniova – À l’époque, A. Bacharevič avait déjà publié 5 romans et Les Enfants d’Alendrier venaient de sortir. Alors que j’entamais la lecture de plusieurs de ses romans à la fois pour faire mon choix, Alhierd a souhaité que ce soit son dernier livre que je traduise. Il disait entretenir un rapport particulier avec ce livre. C’était son « dernier bébé ». Les autres romans avaient déjà été traduits en allemand, alors que celui-ci avait rapidement été qualifié par les traducteurs d’intraduisible. Cela m’a évidement intrigué ! J’ai avalé le livre en quelques jours et j’ai été convaincue que c’était ce livre-là qu’il fallait traduire. Et tant pis pour son intraduisibilité – inscrite en formation de traduction littéraire dispensée à l’ENS par les meilleurs traducteurs-rices français-es, j’étais prête à relever le défit.
Très vite, moi-aussi j’ai entretenu un rapport particulier avec ce livre. En avançant dans la lecture, je faisais de plus en plus de découvertes … à l’intérieur de moi-même. J’éprouvais une sorte d’étonnement : avec chaque personnage, avec chaque dialogue, je sentais que quelque chose de très proche et quotidien, mais insaisissable, prenait forme. Et la forme était cette langue ou plutôt ce mélange des langues que je découvrais être ma langue : cette langue vivante qui faisait écho à mille souvenirs de mon enfance. Le plaisir de reconnaître l’omniprésence de cette polyphonie fut d’autant plus immense que les personnages « typiques » du livre – l’employée de l’état civil, l’ancien militaire, etc – n’avaient jamais rien du stéréotype.
V. S. – Que représentent les textes d’Alhierd Bacharevič dans le monde littéraire biélorussianophone et russophone d’aujourd’hui ? Comment ce livre, qui aborde la maltraitance à enfants en montrant comment elle passe également par l’instrumentalisation politique des langues, a-t-il été reçu en Biélorussie ?
A. L. – J’ai l’impression que le livre d’A. Bacharevič a été à l’origine d’une petite révolution linguistique dans le milieu artistique biélorussien. Avant, les écrivains devaient choisir entre le russe et le biélorussien. Chacun choisissait son camp – sans nécessairement faire la guerre à l’autre, mais le russe était de moins en moins bien vu. Alors qu’aujourd’hui, ce choix est dépassé. Chacun revendique le droit de parler sa propre langue, de choisir les mélanges qui lui plaisent, être davantage soi-même. De ce fait, le monde littéraire biélorussien a pu voir naître un grand nombre de textes très originaux.
V. S. – D’une manière générale, on connaît très peu la littérature biélorussienne en France. Disons que, pour faire court, l’une des idées les plus répandues est même qu’il n’existe aucune « littérature » dans cette langue. La parution des Enfants d’Alendrier semble même susciter une sorte de gène dans certains milieux russophones. Est-ce la première fois que le rapport de domination entre russe et biélorussien est rendu explicite par un texte littéraire ? Et qu’est-ce que le traitement littéraire apporte de plus au traitement du thème qu’une étude strictement linguistique ou sociologique ?
A. L. – La méconnaissance de la littérature biélorussienne n’est pas plus grande que celle de la littérature ou de la peinture ukrainienne ou tchétchène. Il est très difficile de sortir de la domination russe et il est très difficile de sortir du paradigme commercial. Le rôle des éditions indépendantes est très important pour dépasser tout cela.
V. S. – Nous avons des traducteurs du russe vers le français, et d’excellents, mais très peu de gens formés à traduire du biélorussien vers le français. Par ailleurs, les discours qu’on tient sur les langues peuvent aussi avoir des incidences sur les partis pris de traduction qu’on prend. Comment voyez-vous cette « question de la langue » en tant que traductrice ? Est-ce qu’elle impacte le travail de traduction ? Peut-on être « entre les langues » ?
A. L. – j’ai eu la chance de participer à un atelier de traduction sur la polyphonie des langues organisé par l’école de traduction littéraire de Lausanne. J’ai rencontré un grand nombre de traducteurs –langue cible allemand et français –, pour lesquels le fait de se trouver « entre les langues » est une situation quotidienne. Je suis venue pour une semaine de travail avec mon petit drapeau biélorussien en disant : « Regardez comme c’est unique ! Ici, il y a de la « trassianka » ! » C’est comme cela qu’on appelle en biélorussien le mélange entre le russe et le biélorussien. J’ai vu aussitôt que chacun était arrivé avec sa « trassianka » à lui.
V. S. – Quels sont pour vous les principaux obstacles auxquels on se retrouve confrontés lorsqu’on traduit du biélorussien en français ?
A. L. – La difficulté principale, à mon avis, concerne surtout la traduction de la langue biélorussienne non normée, en plein de développement, en une langue normée – plus au moins évidement, car les langues ne cessent jamais d’évoluer. J’ai aussi eu des difficultés à traduire les « choses » du monde quotidien, comme le nom des marques de bonbon par exemple, sans en faire des « régionalismes ».
V. S. – Et quels ont été vos principaux partis pris de traduction au moment du travail sur Les Enfants d’Alendrier ?
A. L. – Je n’en avais pas, au moins concisément. Le texte exigeait des solutions neuves, courageuses. Et encore une fois, j’avais la chance d’échanger régulièrement avec des traducteurs confirmés qui n’arrêtaient pas de remettre en question les traditions et les partis pris.
V. S. – Est-ce que le travail sur cette traduction a modifié le rapport que vous entreteniez avec le biélorussien ? Et si oui, pourquoi ?
A. L. – Ce travail de traduction m’a permis de me réapproprier cette langue. Pendant toute mon enfance, il existait la langue biélorussienne qu’on étudiait à d’école et les niveaux de langue de la rue, de la maison. Parallèlement, à l’époque, on étudiait et on parlait surtout le russe ! La langue de la rue n’était pas chic, et le biélorussien du manuel scolaire était trop sec. Avec mes études universitaires entièrement en russe, j’avais pris de plus en plus de distance avec les manières de pratiquer le biélorussien dans différents contextes, au point de ne plus pouvoir le parler. Aujourd’hui, je me sens enfin « autorisée » à parler la langue comme je veux. C’est une grande liberté.
V. S. – Comment découvrez-vous Lettres de ma mémoire de Hanna Krasnapiorka ? Comment reconstituez-vous l’histoire du livre ?
A. L. – Je suis tombée sur une série éditée en France, « Témoignages de la Shoah », et je me suis demandé si un livre d’un auteur biélorussien pouvait contribuer à compléter cette série ou à développer ce thème. Pendant des semaines, j’ai vainement posé cette question à mes amis biélorussiens, jusqu’à ce que le peintre et écrivain Adam Hlobus me donne le titre des Lettres et m’apporte le livre à Paris. Cet exemplaire était signé par Hanna et destinés aux parents d’Adam, ses amis proches. Cette histoire est très parlante : l’information sur la Shoah en Biélorussie ne circule que par des canaux intimes.
En commençant le livre, j’ai été frappée par sa précision toponymique. C’était un Minsk que j’avais du mal à reconnaître. J’ai essayé alors de retrouver la carte de la ville de l’époque et les noms de ses anciennes rues pour y situer le ghetto de Minsk. Ce n’est pas dans les livres d’histoire que j’ai trouvé des informations nécessaires, mais dans des articles de presse. Et jusqu’à la fin de la traduction, je me suis rendu compte que, tout comme moi, mes amis non-juifs ne parvenaient pas à situer le ghetto de Minsk sur une carte. Ils ne connaissaient par ailleurs aucun détail sur son histoire. En Biélorussie, la mémoire de la Shoah n’existait que chez les juifs biélorussiens.
Pourtant, pendant la guerre, la génération de nos parents et grands-parents vivaient bien à Minsk. C’est alors vers eux que je me suis tournée au début du travail. La reconstitution de l’histoire du ghetto de Minsk a alors concordé avec la reconstitution de la vie de mes grands-parents, également en tant que témoins adultes des événements. J’ai pu enfin comprendre certaines phrases que j’avais entendu des milliers de fois dans mon enfance et qui renvoyaient directement à l’histoire du ghetto.
V. S. – Quelle est la nature du travail que vous engagez lorsque vous vous mettez à traduire Les Lettres ? Est-ce qu’il s’agit s’un simple travail de traduction ? S’agit-il du même exercice que traduire Les Enfants d’Alendrier par exemple, ou pas du tout ?
A. L. – Le travail de traduction des Lettres n’était vraiment pas semblable à celui sur Les Enfants. Tout d’abord, ce fut un vrai travail de recherche. Il s’agissait quasiment de reconstituer l’histoire du pays pendant cette période en s’appuyant non pas sur des travaux d’historiens, mais sur des témoignages et des avis non publiés. D’autre part, traduire des récits de l’horreur signifiait produire des mots sur l’horreur, la ressentir en permanence. Mettre des mots sur la mort des enfants revenait pour moi à imaginer mes propres enfants dans cette situation. Les images me revenaient la nuit. Je pleurais entre les paragraphes. Cela a été très dur psychiquement…
V. S. – A-t-on d’ailleurs affaire à la même langue biélorussienne ?
A. L. – La langue des Lettres est très différente. C’est celle que j’ai apprise à l’école. Elle est très normée, et donc beaucoup plus simple que celle des Enfants de A. Bacharevič. La difficulté de traduire était ailleurs. La langue des Lettres est la langue de celui qui fuit, qui court, qui n’a ni le temps ni la force pour expliquer. C’est une langue hachée, souvent sans pronom personnels, on tombe tout de suite sur le verbe, tout de suite dans l’action.
V. S. – Lorsque vous travaillez sur Lettres de ma mémoire, vous rencontrez des historiens et des personnes qui sont des spécialistes de la Shoah en Biélorussie. Qu’est-ce qui diverge entre ce que vous aviez appris à l’école sur la question – en parlait-on ? -, et ce que vous découvrez tout en traduisant ce texte ? Existe-t-il une spécificité de la Shoah et du traitement des Juifs à partir du moment où on passe le Bug ? Quels sont les stéréotypes et les thèses soviétiques que ce livre ébranle et remet en question ? Qu’est-ce que cela nous dit sur la résistance ?
A. L. – À l’école, on nous apprenait les hauts faits du peuple soviétique. On nous racontait des horreurs sans jamais prononcer le mot « juif ». On nous parlait de l’héroïsme des partisans biélorussiens… À travers ce livre, c’est toute une autre histoire qui se dessine. Minsk a été complètement abandonné par les autorités soviétiques, qui ne se sont pas soucié du sort de la population. Sauver les juifs enfermés et exécutés dans le ghetto n’était pas à l’étude, et les prisonniers du ghetto se sont organisés par eux-mêmes pour essayer de se protéger et se sauver. Le centre de la résistance à Minsk se trouvait au cœur du ghetto. Mais tous ces gens n’avaient que très peu de chance de s’en sortir. Les partisans vers qui les la résistance juive s’est tournée n’acceptaient que des jeunes gens en bonne santé et armés. Tous les autres étaient condamnés. Les partisans profitaient même de l’existence du ghetto pour y trouver des habits chauds et des médicaments.
Tous ces faits ne font toujours pas partie de l’histoire officielle biélorussienne. Traduire les Lettres, cela consistait pour moi à rendre évidentes, explicites, ces tâches blanches ou points aveugles de l’histoire, combler les lacunes de ma génération sur le sujet, et essayer de sauvegarder et de partager ce qu’il est encore possible de transmettre.