Virginie Symaniec – Sébastien, tu viens de publier au Ver à soie le poème épique Espars illustré par Elza Lacotte et nous venons d’apprendre que ton livre est lauréat du Prix méditerranée « Poésie » 2023. Il est donc temps d’en parler un peu plus en détail. Pourquoi avoir voulu narrer une traversée de Villefranche à Cagliari sous Victor-Amédée III, âge d’or de la marine de Savoie dans le comté de Nice ? Ou comment l’histoire peut-elle faire suffisamment rêver pour qu’on écrive à partir d’elle un poème épique de 280 pages ?

Sébastien CagnoliUne de mes motivations était effectivement de partager l’histoire du Pays niçois : le fait que l’agglomération de Nice-Villefranche fût un port majeur d’un État européen pendant un demi-millénaire, de 1388 à 1860, est aujourd’hui largement méconnu.

Ensuite, du point de vue de la navigation maritime, le XVIIIe siècle est une période de transition qui stimule particulièrement l’imagination : c’est celle des grands voiliers, après les galères, avant la machine à vapeur. C’est l’époque des pirates et des grands récits d’aventures maritimes. C’est justement ce grand tournant scientifique qui va aboutir à la révolution industrielle : la navigation à voile nécessite des connaissances et des compétences très complexes, qui relèvent à la fois de l’astronomie, des mathématiques, de la mécanique, etc. Toutes ces sciences sont alors en plein essor, les mathématiques sont poussées au-delà de leurs derniers retranchements (je pense aux nombres complexes), et des applications immenses vont en résulter pour les générations à venir. Mais on a beau maîtriser les chiffres et les théories, la réalité reste imprévisible et difficile à appréhender. C’est le cœur du sujet : le rapport entre réel et imaginaire, entre pratique et théorie, entre vérité et légende…

V. S. Est-ce parce que tu es aussi simplement passionné d’histoire et de voyages, voire de grandes épopées, ou bien parce que cela te permettait d’évoquer également une partie de ton histoire familiale ?

S. C. Oui, mon histoire familiale est une des sources de ce livre. Mes recherches généalogiques m’ont permis de découvrir, sur l’histoire du Pays niçois, des choses qu’on n’apprend pas à l’école. Mes ancêtres ont été directement concernés par les nouveaux horizons économiques présentés d’abord par le développement de la marine royale à Villefranche et à Nice (nouveaux métiers dans les chantiers navals et en mer), ensuite par sa délocalisation à Gênes en 1815 (reconversion dans de nouveaux métiers en ville). De même, le parcours de mes ancêtres niçois qui ont servi dans la marine de Savoie et qui ont été appelés sous le drapeau vert-blanc-rouge pour deux « guerres d’indépendance italienne » en 1848 et en 1859 (voire pour la guerre de Crimée) m’a fait comprendre bien des choses sur l’histoire de l’Europe et de la Méditerranée. À vrai dire, la rédaction d’Espars est allée très vite : je n’ai fait que remanier des matériaux que j’avais accumulés depuis plus de dix ans – sous prétexte de recherches généalogiques – et autour desquels j’avais vaguement développé des récits de fiction qui n’avaient jamais abouti. Il manquait un déclic, une étincelle.

À propos de grandes épopées, je dois avouer que le Kalevala – l’épopée nationale finnoise – m’a certainement influencé, par exemple sur des figures de style comme les parallélismes ou les allitérations. Mais c’est aussi que toute épopée, toute poésie traditionnelle, repose sur des contraintes formelles plus ou moins strictes, plus ou moins intuitives, transmises de génération en génération. En l’occurrence il ne s’agit pas de poésie traditionnelle, bien sûr, mais l’influence s’en fait sentir, et je cherche à renouer avec une certaine tradition de poésie métrique.

 

V. S. Au-delà du trajet que suit la nef, qu’est-ce que cela raconte, Espars, sur la société des hommes ? N’y a-t-il donc rien, dans ton texte, sur la société moderne ?

S. C. Oui, le trajet est anecdotique : Nice-Cagliari, en gros c’est le navire postal, la navette entre les deux principaux ports du royaume, entre le continent et la colonie d’outre-mer (puisque les ducs de Savoie avaient succédé aux Espagnols sur le trône de Sardaigne en 1720). D’ailleurs, dans le texte, le voyage proprement dit est très vague, abstrait et contradictoire. Je crois qu’il s’agit surtout d’un voyage intérieur, avec un narrateur fluctuant, tantôt un jeune mousse, tantôt son père qui rapporte des souvenirs, tantôt un regard objectif. C’est l’occasion d’effectuer un voyage intérieur, et de revenir au point de départ, mais pas tout à fait, puisqu’à l’arrivée on n’est plus tout à fait le même… C’est un voyage dans le temps, dans l’espace et dans la psyché. C’est aussi un texte des années de pandémie, de confinement, d’où les références au Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre (également sujet de ce Royaume de Sardaigne au temps de la dynastie de Savoie). Mais ce n’est en aucun cas « un journal de confinement » ou une forme d’écriture thérapeutique. D’entrée de jeu, j’avais la volonté de partager quelque chose. Ou deux choses : d’une part, des données historiques méconnues mais d’un intérêt européen (j’ai déjà parlé de ces matériaux accumulés depuis plus de dix ans) ; d’autre part, une expérience poétique et ludique. Et le jeu – le jeu partagé, mutuel, collectif – est un élément essentiel d’Espars. C’est un peu un « livre dont vous êtes le héros », qu’on peut aborder de différentes manières, en y cherchant ou non des clés cachées, des sens multiples, des jeux phonétiques, des allusions, en le scandant comme on le sent, en se laissant porter par le rythme des vers. Et je me réjouis que les illustrations d’Elza accompagnent tout cela : la documentation scientifique, le jeu, le rêve, la spiritualité.

Pour moi, tout le passé résonne en permanence avec nos sociétés contemporaines. Je me demande toujours comment on peut vivre le présent sans avoir la connaissance du passé. Oui, je connais la réponse : c’est comme ça qu’on vit depuis des millions d’années, et c’est comme ça qu’on répète les mêmes erreurs au fil des générations – comme des variations sur un thème, pour filer la métaphore musicale qui parcourt le texte. Mais j’ai toujours la naïveté de croire qu’on pourrait aborder le présent et l’avenir plus sereinement si on avait un peu plus de recul, plus de connaissances du contexte et des antécédents.

V. S. – Dans Espars, tu associes ta passion mathématique à celle de la poésie. Peux-tu nous expliquer comment tu as fonctionné pour écrire ? Pourquoi passer par les mathématiques et que t’apporte l’usage de ce « mètre » que tu dénommes « irrationnel » ?

S. C. D’abord, j’ai toujours apprécié les mathématiques comme une discipline artistique. Les mathématiques se consacrent à décrire des choses abstraites, qui sont belles parce qu’elles sont absolues et qu’elles n’existent pas dans le monde réel. Ce sont des modèles théoriques, idéaux.

Le déclic qui me manquait pour faire aboutir mes récits de fiction inspirés par les recherches généalogiques, il m’est venu avec cette idée de « mètre irrationnel ». Je parlais tout à l’heure de la tradition de poésie métrique. Par exemple, j’adore traduire de la poésie métrique. C’est un peu comme une grille de sudoku : on a tous les éléments sous la main, et il faut trouver une façon de les agencer qui réponde à toutes les contraintes à la fois. La contrainte : voilà le mot-clé. La contrainte est une source d’inspiration et un gage de créativité. Pour se plier à des contraintes de forme, on va dénicher des mots auxquels on n’aurait pas pensé autrement, ils vont soulever de nouvelles associations d’idées, faire évoluer le texte dans une direction imprévue, buter sur d’autres contraintes, etc. C’est d’ailleurs le principe de l’Oulipo, qui renouait avec la contrainte à une époque où la mode était plutôt à son abolition.

Je ne sais plus comment m’est venue l’idée de ce mètre variable dont la longueur est imprévisible à la lecture mais totalement prédéterminée. Une telle séquence est caractéristique des nombres irrationnels, qui font rêver les mathématiciens et les artistes par leur nature à la fois absolue et insaisissable. J’aurais pu prendre le fameux nombre d’Archimède, π, mais j’ai opté pour celui d’Euler, pour plusieurs raisons. D’une part, je crois que c’était un franc clin d’œil à Perec : la contrainte globale d’Espars ne repose pas sur la lettre e mais sur le nombre e. D’autre part, ce nombre est la base du logarithme naturel. Au XVIIIe siècle, justement, l’application du calcul logarithmique aux nombres imaginaires a mis en évidence leur relation avec les fonctions trigonométriques – autrement dit, pour simplifier, entre les nombres e, i et π. Le mathématicien François Daviet de Foncenex (1734-1798) fait partie des quelques savants européens qui ont travaillé sur ces questions à une époque où la théorie des nombres imaginaires et l’abondance de ses applications pratiques étaient à peine en train de germer ; il sert de modèle au commandant, car il était effectivement capitaine de frégate et gouverneur de Villefranche dans ces années-là. Depuis, les applications pratiques de ces théories mathématiques semblent inépuisables. Tous les phénomènes ondulatoires, donc à peu près toutes les branches de la physique (mécanique, électronique, optique, atomique, quantique, etc.), sont aujourd’hui indissociables de ces méthodes de calcul. Qui dit ondulatoire dit vagues d’amplitude et de longueur variable, ce qui rejoint la thématique fondamentale d’Espars, celle de la mer. Voilà autant de raisons qui m’ont convaincu de développer mon poème autour du nombre e, qui permet, avec l’aide de la trigonométrie, de mettre en relation le réel et l’imaginaire.

Par la même occasion, comme je n’avais pas écrit de créations personnelles depuis longtemps, j’ai éprouvé le besoin de faire tout ce que je n’ai pas le droit de faire d’habitude (i.e. en tant que traducteur) : répétitions, notes de bas de page, phrases en langues étrangères sans traduction, caractères archaïques ou bizarres, syntaxe tordue, mot compliqués ou inventés… C’est donc une sorte d’exercice de style, oui, un jeu, un peu dans l’esprit de l’Oulipo.

V. S. Tu te définis comme niçois francophone et traducteur de langues finno-ougriennes. Comment en arrive-t-on à être niçois francophone traducteur du finnois ou des langues komies, d’une part et, d’une manière générale, comment peut-on être Persan par les temps qui courent ? (la problématique ici étant « comment ce pédigré impacte-t-il ton écriture et te pousse-t-il en tant qu’auteur vers la poésie » ?)

S. C. Dans le monde des lettres, à Nice, il y a des auteurs francophones et nissardophones (d’expression occitane). Ce n’est pas nouveau : Dabray (1754-1831) écrivait en niçois, italien et français ; Rancher (1785-1843) en niçois ; Sassernò (1810-1860) en français ; Garibaldi parlait toutes ces langues et bien d’autres… Aujourd’hui, par exemple, Sauvaigo ou Carabatta écrivent en niçois. Je précise donc « francophone » – comme Sassernò, qui se disait elle-même « poète italien d’expression française » –, parce que ça ne va pas de soi. En général, aujourd’hui, les auteurs francophones ont quitté Nice pour aller chercher la gloire à Paris. Pour ma part, je souhaite rester à Nice pour parler de l’histoire et de la culture niçoises, fût-ce en français, et les faire rayonner dans le monde francophone, ou en collaborant avec les collègues nissardophones : c’était le cas il y a quelques années lorsque je me suis associé à Miquèl de Carabatta pour traduire un roman de Sofi Oksanen directement du finnois en niçois (la version française Quand les colombes disparurent est sortie plus tard), ou plus récemment avec l’équipe éditoriale du journal Lo Peolh Revengut. C’était le sens de ma démarche lorsque j’ai sollicité le Théâtre Niçois de Francis Gag pour aller jouer une petite comédie de Tchekhov en langue niçoise à Syktyvkar, capitale de la République de Komi, en 2009, avec traduction simultanée en russe par oreillette ; après quoi le Théâtre national de Komi est venu jouer un spectacle musical à Nice, en langue komie, en 2014, avec sur-titrage en français.

Là encore, je suis un grand naïf qui a la faiblesse de croire que toutes les langues ont la même dignité, que tous les peuples sont égaux. Je ne cherche pas à mettre en avant les uns par rapport aux autres, ni soutenir les fameux dominants vis-à-vis des dominés, ni revendiquer la suprématie revancharde de ceux-ci sur ceux-là, juste dialoguer avec tout le monde, d’égal à égal.

V. S. – Et la nature dans tout ça ? On te voit aller jusqu’à faire des listes de coquillages. C’est le mot qui est poétique ou la liste ?

S. C. - Les listes en question sont d’Antoine Risso (1777-1845) et de Jean-Baptiste Verany (1800-1865), deux grands naturalistes niçois qui ont catalogué la faune et la flore des environs. J’ai remanié leurs textes pour les adapter à mon « mètre irrationnel », comme je l’ai fait avec les citations de Debray, Sassernò et les autres.

À Nice, la mer occupe grosso modo la moitié du champ de vision, et les montagnes à peu près l’autre moitié. Je n’y avais jamais vraiment prêté attention avant d’en partir pour faire des études ailleurs. Même si l’urbanisme est très dense, la nature est partout autour, on ne peut pas l’ignorer. Et une nature sauvage : les Alpes à 3 000 m d’altitude d’un côté, avec tous les écosystèmes du climat subtropical à la toundra, et la mer pélagique de l’autre côté, avec plus de 2 000 m de fond. 5 000 m de dénivelé sur 75 km de distance : c’est un environnement naturel unique en Europe.

Le mot et la liste jouent tous deux évidemment leur rôle respectif. La liste, l’énumération ou l’exposé géologique rappellent qu’un catalogue de coquillages et crustacées peut être poétique, au même titre que le déroulement de la crise de salinité messinienne (pp. 145-152) – ou que la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection, comme dirait l’autre. Le mot, quant à lui, est une séquence de phonèmes. Dans Espars, le silence est un phonème à part entière. Statistiquement, un vers sur dix est vide (représenté par un soupir), et de brefs silences séparent les vers entre eux le temps que le regard se rende au début de la ligne suivante : la syllabe silencieuse remplit la même fonction que les autres. En outre, les phonèmes sont souvent soumis à d’autres contraintes : lipogrammes, consonnes sourdes ou sonores, acrostiches, etc. Sans aller jusqu’au lettrisme, je crois que les combinaisons de phonèmes qu’on rencontre dans les mots savants, inusités, inconnus, produisent une forme de musique qui peut être évocatrice. D’ailleurs, tout le monde aime bien écouter des chansons en langue étrangère dont on ne comprend pas les paroles, non ?

V. S. – Quelle est la place du mélange ou de la mise en présence de langues différentes dans ton écriture ? Est-ce à cet endroit qu’on retrouve le traducteur derrière le poète ?

S. C. Niçois, italien et français sont depuis longtemps des langues communes à Nice ; piémontais, génois, provençal (et autres idiomes occitans) aussi, sans oublier le latin et un peu de grec à l’église. Les commerçants locaux ont toujours réussi à se débrouiller avec les Turcs et autres marchands du bassin méditerranéen, mais aussi avec les Russes, les Anglais et les Allemands… Donc avant le traducteur et le poète, c’est déjà l’historien qui contemple la réalité du paysage linguistique niçois au XVIIIe siècle : le monolinguisme est une invention très récente. Nos ancêtres n’auraient jamais imaginé cela, et la plupart des peuples du monde n’ont heureusement aucune idée de cette aberration.

Pour revenir sur la question du « traducteur » : j’ai le sentiment de devoir « traduire » dès lors que j’écris. Quand je traduis un roman finlandais ou un poème anglais, je ne transpose pas le texte d’une langue à une autre, je cherche à comprendre les idées, sentiments et sensations qui sont derrière le texte – sans oublier la musique ! –, et c’est cet ensemble « supra-linguistique » que je cherche à exprimer en français. Quand j’écris mes propres textes, c’est la même chose : je cherche à exprimer en français quelque chose qui est autrement insaisissable. Je crois que l’écriture est toujours la traduction d’une chose en quête de forme.

V. S. – Comme si toutes ces transversalités ne suffisaient pas, je comprends que tu as pensé créer un spectacle musical à partir de ce texte, car tu lis la musique aussi. Le moins qu’on puisse dire est que tu ne cesses de chercher à créer des liens entre des choses ou des éléments ou des phénomènes dont on nous serine en permanence qu’ils appartiennent à des disciplines séparées entre lesquelles il ne convient pas de faire le lien. Savoir faire le lien est-il une condition nécessaire pour réussir à créer ?

S. C. À vrai dire, je ne sais pas ce qu’on nous serine. Pour ma part, je dirais que « faire le lien », c’est la condition nécessaire pour vivre ! Il faut que les neurones « fassent le lien » pour que l’organisme fonctionne, et il en va de même à l’échelle macrocosmique.

La musique me paraît indissociable de la poésie, de la danse, des mathématiques, du langage en général, de toutes les branches de la physique ondulatoire… En fait la musique est peut-être la discipline qui englobe tout. À moins que ce soit la danse. Bref, je n’ai pas le sentiment de créer des liens, c’est un peu l’inverse : je suis incapable de dissocier toutes ces notions qui forment un tout. Je me suis consacré à l’écriture et à la traduction parce que c’est là que j’ai manifesté des compétences (et du plaisir) depuis tout petit… mais cela n’a pas de sens sans la musique et la danse (pour lesquels je suis bien moins compétent).

En ce qui concerne les « musiques d’Espars », nous avons (avec la pianiste Amédée Briggen) sélectionné après coup des œuvres qui dialoguent avec le texte, sur le fond ou sur la forme. J’ai tout de suite pensé à Stockhausen, Sisask, Scelsi et Chostakovitch… Amédée a déniché des pièces de Cage et de Kurtág, dont elle tire une diversité dramatique inédite et un humour inouï. Nous sommes vite tombés d’accord sur Glass et Feldman, indispensables camarades de voyage pour notre traversée sur le fameux rythme des vagues, à la fois répétitif et imprévisible, tantôt dramatique, tantôt contemplatif… et quelques autres compositeurs matheux ou rêveurs.

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