Virginie Symaniec – Comme beaucoup d’auteurs du Ver à soie, tu viens étonnement du théâtre mais pour écrire cette fois de la prose. Tu es un spécialiste de l’Allemagne et notamment de l’Allemagne de l’est. Tu m’as proposé de rédiger une sorte de saga qui serait celle de la famille Müller et dans Terre ciel enfer, le premier volume, nous découvrons cette famille le jour où on a posé la première brique du mur de Berlin. Peux-tu commencer par nous dire un peu d’où tu viens et aussi comment a commencé pour toi ce projet d’écriture ?

Laurent Maindon – Germaniste de formation universitaire, j’ai participé à un voyage d’études en avril 1986 à Berlin. C’était la première fois que je mettais les pieds dans cette ville. Et là comme pour de nombreuses personnes arrivant dans cette ville partagée pour la première fois, ce fut un choc. J’avais beau connaître la situation particulière de Berlin Ouest, avoir lu moults récits, il n’en reste pas moins que cette cicatrice de béton imposait d’emblée, par sa présence aussi bien que par les conséquences qu’elle avait produites, une intimidation. On se savait immédiatement posé à l’endroit de la veine sur laquelle il suffisait de poser la main pour prendre le pouls de cette guerre froide interminable. Mais bien d’autres sentiments, parfois confus ou indescriptibles sur le coup, nous habitaient durant ce séjour. Un mélange de sidération, comparable à celui qui saisit ceux qui viennent d’assister à un accident et qui ne parviennent pas à détourner le regard. Le franchissement de la frontière entre Berlin Ouest et Berlin Est, qu’il soit anonyme lorsque nous empruntions les lignes de métro qui traversaient certains quartiers de la partie Est de la ville pour se rendre de l’Ouest à l’Est de Berlin Ouest, ou bien qu’il soit officiel après l’obtention d’un visa journalier aux quelques checkpoints existants, constituaient une aventure pleine d’intérêts. Frissons et vertiges garantis, néanmoins sans risques pour nous citoyens occidentaux. Beaucoup de choses de la vie quotidienne étaient dissemblables, des vêtements aux ustensiles, des devantures de magasins aux produits de première nécessité. On finissait, non sans a priori, par distinguer à l’allure qui était de l’Est ou de l’Ouest. Une culture des clichés entretenue qui imprimait durablement en nos esprits la dualité du monde d’alors, de la ville en particulier. Bref, tout ceci pour dire que l’abondance des ressentis, parfois contradictoires, ne pouvait se diluer dans l’album photos d’un voyage inopiné.


Il m’a fallu y revenir plus tard par différents travaux universitaire et littéraire au cours des décennies suivantes, pour pouvoir témoigner de ce profond choc, mélange de désarroi et d’exaltation, qu’avait produit sur moi ce Mur. J’ai d’abord réalisé un travail de recherches sémiologiques, esthétiques sur les graffitis du Mur de Berlin. J’ai soutenu mon mémoire de maîtrise trois semaines avant sa chute, publié sous le titre Berlin, mémoires d’un mur. J’ai donc physiquement arpenté des kilomètres et des kilomètres de Mur et de grillages frontaliers. C’est d’ailleurs une de ces balades qui a inspiré un des épisodes de Terre ciel enfer. Plus tard, j’ai écrit un recueil de poèmes, Chroniques berlinoises, délibérément impressionnistes, qui tendaient à exposer mes ressentis à travers les différents séjours effectués dans cette ville désormais réunifiée. Puis il faut croire que je n’étais pas parvenu au bout de cette quête car un jour où je me trouvais en résidence à Marseille pour un projet théâtral, j’ai fait ce rêve d’une petite fille qui jouait à la marelle un certain dimanche matin d’août 1961 et qui, relevant subitement la tête, apercevait un soldat en train de monter un mur, coupant l’axe de sa rue. C’est ainsi qu’au détour d’un rêve naissait le projet qui allait devenir La Famille Müller.

V. S. – Qui est-elle, cette famille Müller ? Du jour au lendemain, des gens se sont retrouvé empêchés de communiquer en voyant leur rue barrée par ce Mur. Des familles entières se sont retrouvé séparées et tu montres que la séparation n’a pas seulement été physique, mais également idéologique. Ce Mur a finalement déraciné des millions de gens. Et paradoxalement, tout en construisant l’Europe, on n’en parle plus. Qu’est-ce que cela pose comme problème selon toi ? Est-ce pour cela que tu souhaitais réhabiliter le sujet ?

L. M. – Il faudrait être malhonnête pour ne pas avouer que les personnages qui sortent de notre imagination, revêtant ici et là quelques traits d’emprunts, nous initient eux-mêmes à leur tour. En ce sens que c’est en les décrivant dans leur choix, leurs expressions ou leurs renoncements qu’on découvre une géographie de cette ville. Les lieux dans lesquels on vit nous façonnent souvent à notre insu et ici à Berlin, la partition de la ville s’est inscrite durablement dans les esprits. Aujourd’hui encore bon nombre de situations d’exclusion, de division, d’opposition prolifèrent sur les ruines du Mur. On parle encore d’Ossis et de Wessis, de différences majeures de niveau de vie et d’emploi dans les deux parties du pays réunifié.

On voit bien aujourd’hui comment l’Europe se construit sur des fondations bancales créant inéluctablement des déséquilibres, en plus de ceux existants depuis longtemps déjà, dans l’architecture globale de l’édifice. Après la chute du Mur, événement qui nous a tous impactés, on s’en souvient comme d’un événement qui a changé le cours du monde, l’Occident et dans son sillage l’Europe s’est cru sans adversaire politique, militaire et culturel, a fait table rase de ce qui s’était développé dans ces nations communistes. S’en est suivi une pensée unique, un marché unique. Il fallait être sacrément aveuglé par sa supériorité pour ne pas voir les nombreux chausse-trappes qui attendaient le projet européen. Aujourd’hui, nouvel avatar, on assiste à la prolifération de mesures coercitives, de murs qui se dressent comme autant de remparts protecteurs et tueurs face à l’arrivée de réfugiés fuyant des zones de combat ou de colonisation économique. Je ne veux pas tomber dans le piège du propos historicisant, mais simplement souligner que, certainement, la littérature est la plus apte à rendre compte de ces destins brisés, de ces rêves déchus, de ces ressentiments, de cette accumulation de frustrations vécue par les populations au cours des siècles qui produisent par moments quelques soubresauts violents.

V. S. – En exergue de ton livre, tu cites ce poème de Peter Handke qui a marqué toute une génération qui a assisté à la chute du Mur de Berlin en découvrant par ailleurs
Les ailes du désir de Wim Wenders. On pourrait croire cette histoire terminée. Pourquoi revenir au début de la construction du mur et vouloir nous narrer une histoire en plusieurs volumes qui irait jusqu’à nos jours ? Quelque chose ne passe pas ?

L. M. – Dans Terre ciel enfer, j’ai voulu suivre la trajectoire des individus à hauteur de famille d’abord, mais aussi à hauteur d’enfant. Pour des raisons que je ne peux expliquer sans dévoiler l’intrigue, je souhaitais examiner l’impact du contexte sur des êtres plus vulnérables ou du moins plus insouciants, en apparence. L’objectif du récit est de montrer, entre autres, que nul n’est épargné par les transformations imposées par le Mur.

L’image onirique de la petite fille qui deviendra Eva dans le roman, sautillant impunément sur les cases de sa marelle et découvrant le maçon improvisé qui empile les briques pour clore sa rue, participe du même projet. Son petit frère naît ce même jour, ancrant ainsi la famille dans un destin scellé à l’édifice.
Par conséquent le poème de Handke me traversait constamment. Je fais partie de ceux qui ont découvert le film de Wenders après avoir séjourné à Berlin. Chaque image du film entrait en résonnance avec celles que j’avais emmagasiné de mon côté et cela leur donnait une signification bien plus large, plus profonde, plus métaphysique. Cela a creusé des galeries insoupçonnées dans mon imaginaire que j’ai découvert au fur et à mesure de l’écriture de ce cycle romanesque.

Pour être tout à fait honnête, la petite Eva jouant à la marelle était ma première vision d’un possible projet littéraire. Ensuite, je lui ai trouvé un père et une mère puis un petit frère, puis d’autres personnages sont venus occuper cet espace. C’est par attachement à eux que j’ai souhaité continuer le récit pour en savoir plus de ce que je conservais enfoui en moi qui me permettrait de raconter aux autres l’ampleur de ce que j’avais vécu en visitant Berlin et qui en revanche n’a absolument rien à voir avec la vie prêtée à mes personnages. En déroulant ce récit de vie, il m’était alors possible d’observer, avec le recul des années, l’évolution de cette partie du monde à travers le prisme de la famille Müller, ses rêves déchus, ses espérances contrariées, sa vie entre les plis, ses ombres portées, ses jeux de l’amour, du plausible et de l’improbable, et bien d’autres choses minuscules encore à l’ombre du Mur qui s’installait progressivement dans les têtes.... Tout en subjectivités consommées.

Alors pourquoi commencer à la construction du Mur ? Sans aucun doute, la cause essentielle de mon ravissement en avril 1986 à Berlin est intimement liée à l’existence et la présence de ce Mur. Il me fallait donc d’une certaine manière en dater le commencement. Cela me fait penser au poème de Desnos, la Colombe de l’arche, dans lequel il recherche vainement la datation de l’origine de son amour. En datant mon amour pour Berlin à la naissance du Mur, j’ai arrêté les horloges arbitrairement. J’aurai pu remonter plus haut dans le cours de l’Histoire mais je serai passé à côté de mon récit. Je ne souhaite nullement écrire un roman historique.

V. S. – Toi qui est un homme de théâtre, tu aurais pu écrire une pièce et adopter une écriture dramatique, dialogique. Qu’apporte alors la littérature ? Pourquoi la prose ?

L. M. – Homme de théâtre, certes, mais je n’ai jamais réussi à écrire une pièce à plusieurs personnages. J’ai bien écrit un monologue une fois. Toutes mes tentatives de pièces ont lamentablement échoué. J’ai réalisé des adaptations, notamment une à partir d’un roman d’Hilsenrath. Mais rien de très convaincant et satisfaisant du point de vue du souffle de l’écriture. Il n’y a donc rien de naturel dans mon écriture à passer par le théâtre.

Par ailleurs j’écris depuis longtemps de la poésie. J’ai publié une dizaine de recueils chez des éditeurs indépendants. Il m’a été plus facile de passer de la poésie à la prose que de la poésie au théâtre. Cela s’est fait après de très longues années à penser que je ne pourrai jamais franchir le pas. Mais lorsque je me suis lancé, cela s’est fait sans douleur. Juste il fallait m’adapter, passer du sprint du poème au marathon du roman.

Là j’ai découvert un formidable terrain d’investigation, un labyrinthe que l’on transforme à souhait, des rythmes d’écriture que mon passage par la poésie m’a enseignés. Et comme lorsqu’on s’imagine que tout est possible, tout devient infiniment complexe. On découvre, passées les premières euphories, que les libertés sont des appâts stimulants mais dissimulent un tas de contraintes auxquelles on finit par se plier. Et c’est dans ce jeu de contorsions, d’irrespect des règles et de soumission aux rythmes qu’on finit par trouver son chemin. Un peu comme dans la vie… D’ailleurs, écrire un roman, c’est comme se lever la nuit dans une maison inconnue pour satisfaire une envie pressante, dans l’obscurité totale. Et comble du plaisir ou de la torture, c’est selon, tu prends conscience à cet instant que tu es logé dans un immense logis à plusieurs étages… Il y a des dizaines de chambres, des couloirs à n’en plus finir, des escaliers et tout le reste… dans l’obscurité totale. Aucun éclairage à disposition, aucun plan des lieux. Alors tu déambules à tâtons, tu te risques parfois dans des directions qui mènent à une tout autre destination que celle souhaitée au départ, et donc tu fais des marches-arrière, tu ouvres des portes et tu les refermes, tu fais attention à ne pas rater les marches, et tu suis ton instinct jusqu’au but tant attendu. Tu ne sais absolument pas le temps que cela va prendre. Tout ceci étant mû par une quête essentielle sous peine de graves déconvenues… Le retour dans la chambre ? C’est le temps de la réécriture, pas beaucoup plus simple mais balisé par la mémoire du trajet. Tu n’es plus dans la découverte, quoi que…, mais tu dois tout vérifier de ton itinéraire. Peut-être même découvres-tu des raccourcis.

V. S. – La langue allemande est toujours présente à l’arrière-plan de ton texte. A-t-elle eu un impact sur le rythme de ton écriture ?

L. M. –
J’ai toujours aimé, quand je lis un roman, l’afflux des mots du pays dans lequel se déroule l’action. Ils ont sur moi un fort pouvoir suggestif, y compris quand je ne connais pas la langue. Non seulement, ces mots me campent dans la place, mais ils ont aussi cet effet d’étrangéité, pour reprendre un terme brechtien, cet effet paradoxal de coller au réel et d’activer l’imaginaire. Je suis alors comme nourri doublement. C’est probablement la raison qui me fait naturellement résonner l’allemand dans mon texte sans qu’il ne soit démonstratif. C’est d’ailleurs un cheminement bien plus inconscient, un balisage intuitif.

V.S. – On pourrait te dire que tu abordes un sujet finalement très politique, et que la littérature n’est pas nécessairement faite pour cela.

L. M. – Je fais partie de ces gens qui considèrent que chaque acte artistique constitue en soi un geste politique. C’est-à-dire qu’il prétend intrinsèquement s’adresser au monde, restituer un discours sur le monde, manier et véhiculer une vision du monde. Cela ne signifie pas politiser son propos, laissons cela aux propagandistes ou aux thuriféraires. Cela signifie au contraire avoir recours à d’autres outils comme la poésie, l’épique, la fable pour éclairer ce dont on a envie de parler… avec les autres. Bref, sans vouloir devenir pompeux, j’aime raconter des histoires qui auront cette ambition de décentrer notre regard sur des événements intimes comme ceux d’une famille par exemple, en les posant dans un décor qui déclenchera immédiatement chez le lecteur d’autres sources d’inspiration ou de compréhension. N’étant ni géopoliticien ni historien, il me reste les armes de la littérature pour entrer dans le vif, obsédé par l’endroit où je vais bien pouvoir placer la caméra quand je décris une scène afin d’en apprécier la portée. Le contexte historique joue alors son rôle d’écrin, mais plus encore, il fait résonner l’intime dans l’antichambre de l’Histoire.

Si bien que narrer les péripéties, les mésaventures, les joies plus ou moins simples de la famille Müller me permet de restituer l’(in)humanité de ce Mur sans me perdre dans les filets d’une causalité approximative. C’est une façon obstinée de transfigurer le banal pour suggérer en transparence le filigrane du monde.

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