Juliette Keating – Jacqueline Dérens, tu es une militante contre l’apartheid, engagée notamment auprès de Dulcie September, représentante de l’ANC (Congrès National Africain) en France jusqu’à son assassinat en 1988. Aujourd’hui tu continues d’exiger la vérité sur l’assassinat de Dulcie September, tu écris encore sur l’Afrique du sud. Et tu publies un ensemble de textes courts et de poèmes aux éditions Le Ver à Soie. As-tu toujours inscrit l’écriture dans ta vie de femme engagée ?

Jacqueline Dérens – J’ai toujours aimé écrire et beaucoup lire, ça ne m’a jamais quitté même quand j’étais militante. J’écris, je tiens un journal et, quand je pars en voyage professionnel en Afrique du Sud ou dans les Balkans, j’ai un carnet de voyage avec moi qui n’est pas mon carnet de travail. C’est un carnet de sensations, de petites choses : une grand-mère sur un marché qui était drôle, un étal magnifique comme à Belgrade, la mimique d’un chat que je ne reverrai plus, je les note et je vois après ce que j’en fais.

Juliette Keating – Comment abordes-tu l’écriture dans ces textes qui ne sont pas directement militants ?

Jacqueline Dérens – Mon écriture militante est très raisonnée, je vérifie tout ce que j’avance, j’aiguise mes crayons. L’écriture militante est une écriture du but. L’autre écriture est de cœur, de sensations, de couleurs, d’instants. Des textes courts, des poèmes, des nouvelles, j’en écris beaucoup mais je ne pensais pas les publier. Quand Virginie Symaniec m’en a fait la proposition, j’étais très contente parce que mes moments de colère ou mes moments d’admiration peuvent être partagés. Un texte est poétique parce qu’il éveille quelque chose d’immédiat qui va toucher le lecteur. C’est ce qui compte pour moi, toucher le lecteur. En vieillissant, je pense que ces moments où l’on est ému par la grâce d’un chat, par le vent qu’on sent différent – j’habite au bord de l’océan, il est très capricieux ! –, prennent toute leur importance. Je m’y retrouve entière, pas uniquement une femme de tête, une militante qui pèse ses mots, essaie de faire comprendre, de penser juste. C’est très intellectuel la poésie, mais dans un registre différent. Nous avons un cerveau mais aussi un nez pour sentir, des yeux pour voir, des émotions.

Juliette Keating – L’eau du paradis suivi d’Instants et fulgurances, commence par une nouvelle, ou bien considères-tu que c’est un poème ?

Jacqueline Dérens – Je n’aime pas beaucoup les étiquettes, ça déborde de tous les côtés. Je dirais que c’est un texte poétique, il est très rythmé, c’est une sorte de balade, de conte oriental. J’étais en ex-Yougoslavie après la guerre, il y avait une jolie mosquée en restauration et un conservateur qui avait été viré parce qu’il était musulman, cet homme me racontait des choses et en même temps je pensais à Baudelaire, à ses pantoums, je pensais à Hugo et ses Orientales.

Juliette Keating – Dans ce récit poétique, « L’eau du paradis », de nombreux thèmes s’entrecroisent, le pouvoir, le temps qui passe, l’oubli, la mort. Peut-on dire que ce texte poétique exprime la beauté de la renonciation ?

Jacqueline Dérens – D’une certaine façon, oui. Il s’agit d’un pacha que j’ai rencontré. Il vivait dans le dénuement le plus absolu alors que ses arrière-grands-parents, pachas de l’Empire Ottoman, avaient vécu dans le plus grand faste. Ce pacha vivait avec ses chats dans une grande maison à moitié démolie. Il prenait le temps comme il venait. Et ça paraît tellement important quand on vieillit, être sans regret, sans amertume. On l’a retrouvé un matin, mort parmi ses vieux chiffons. Sa maison a été brûlée. J’avais envie d’écrire cette histoire de l’eau de rose que boit le pacha et qui lui ouvre les portes du paradis. Dans le recueil, il y a « Le Grand repos », un poème sur ce qu’on appelle en Bretagne, Mel benniguet, la pierre des agonisants. D’une religion à l’autre, d’une partie du monde à l’autre, quand il faut affronter la mort, on voudrait basculer d’un seul coup. Pour le pacha c’est l’eau du paradis qui l’aide à passer de l’autre côté et pour les Bretons, cette fameuse pierre des agonisants.

Juliette Keating – Tu abordes souvent des thèmes graves, les troubles politiques, les guerres, les attentats. Est-ce un reflet de tes engagements ?

Jacqueline Dérens – C’est insupportable que des enfants meurent sous des bombes. Quelle que soit la partie du monde, on ne peut admettre ça, des enfants, des jeunes femmes, des jeunes hommes, des vieillards, tous ces gens qui meurent pour rien. Parce qu’on sait très bien que, quand tout aura été détruit, dévasté, des messieurs vont se mettre autour d’une table et parler de la reconstruction. La guerre en Ukraine m’a rendue folle de rage. Pour se débarrasser d’un tyran, est-ce qu’on est obligé de tuer des milliers d’innocents ? C’est une question qui me taraude. Notre destin est lié à celui des autres, tous mes textes tournent autour de cela. Nous ne pouvons pas dire que nous n’avons pas la guerre chez nous ; en Europe, il y a eu la guerre en Yougoslavie, il y a maintenant la guerre en Ukraine et le Moyen Orient n’est pas si loin. Nous nous accommodons trop facilement du pire, ça me révolte, je me mets en colère. On a tous envie de vivre, personne n’a envie de mourir à 20 ans dans une guerre stupide. Ces enfants à Gaza, comment vont-ils grandir ? Comment vont-ils survivre au traumatisme, pour ceux qui vont survivre ?

Juliette Keating – Quel rôle peut jouer la poésie dans l’expression de cette colère ?

Jacqueline Dérens – La poésie est directe, ce sont des images, des sons, des couleurs. Un poème est comme un seau d’eau jeté à la figure du lecteur pour le réveiller. Moi qui ai la chance de savoir écrire, d’aimer écrire, si je peux toucher des gens par l’écriture, je trouve ça très bien.

Juliette Keating – Tu as écrit des poèmes à la suite de visites de chapelles bretonnes. Quelles émotions particulières ressens-tu dans ces édifices ?

Jacqueline Dérens – Nous avons la chance, en Bretagne, d’avoir un nombre incalculable de chapelles. Je n’y ressens rien de religieux, mais j’y éprouve un sentiment humain. Quand je franchis le seuil d’une chapelle, que la pierre est usée, je pense à tous ces gens simples qui sont passés avant moi. Ces chapelles sont un peu désaffectées, des artistes les occupent pendant l’été avec leur travail qui lie le passé et le présent. Je ne discuterais pas de la foi, je ne suis pas croyante, mais dans une chapelle, on est hors du monde, il y a du mystère. Les chapelles étaient faites aussi pour servir de refuge, pour s’abriter, trouver une écoute. On touche à l’humanité dans son intimité profonde.

Juliette Keating – Dans certains de tes poèmes, tu rends hommage aux oubliés, à la résistante Olga Bancic, à ce pacha dans son palais démoli, ou à des anonymes. Quelle importance accordes-tu à ces oubliés de l’Histoire ?

Jacqueline Dérens – Il y a des héros, des gens extraordinaires. Bien sûr, Mandela est une personnalité, mais il fait aussi de l’ombre à tous les anonymes qui sont morts, qui ont risqué leur peau, mais que l’Histoire oublie parce qu’on se fixe sur un seul nom. Le culte de la personnalité est une horreur. Il n’y a pas d’être humain inférieur ou supérieur, chaque être humain a sa place et compte pour un. Il y a une humanité commune, qui est toute simple à dire, c’est la naissance, la vie puis la mort. Notre destin est partie liée avec les autres. On fait partie d’un tout, même s’il y a des gens qui sont plus courageux, qui vont faire un acte héroïque, en fait dans les guerres, il y a beaucoup de héros.

Juliette Keating – Certains textes poétiques sur les saisons, la campagne, les chats semblent s’insérer comme des respirations. Tu as publié un poème à planter « Chausson, chat de rien » et onze poèmes dans une nouvelle collection (Les zaccordéons) sous le titre Chatouneries, illustré par Nathalie Babolat. Est-ce un besoin vital pour toi ces moments de respiration ?

Jacqueline Dérens – Ce sont des moments apaisés, où j’oublie le fracas du monde. Quand je vais me promener dans mon jardin, la fleur la plus simple est une merveille, j’adore les soucis, quoi de plus simple qu’un souci ? Mais c’est tellement beau cet orange qui éclabousse le jardin. Le poème à planter est une très belle idée, j’aime qu’il faille apprendre par cœur le poème sinon il disparaît. C’est très matériel parce qu’il faut planter le poème et quand on l’arrose, on y pense. Dans le leporello Chatouneries, il s’agit de chats vrais, que j’ai connus. J’aimerais faire apprendre ces poèmes aux enfants, lors d’une rencontre en médiathèque, et qu’ils pensent à leur chat, écrivent sur leur chat. Transmettre quelque chose de joli, qui fait plaisir, ça compte beaucoup.

Juliette Keating – Mais ces instants hors du fracas du monde, on a l’impression que tu dois faire un effort pour les atteindre. Est-ce même possible de s’extraire ?

Jacqueline Dérens – Si je ne me permets pas ces moments de respiration, j’étouffe. Toute ma vie j’ai été très engagée dans cette lutte contre l’apartheid et la mort de Dulcie September, ce n’est pas rien. Elle était une amie proche, cette femme qui était une militante comme moi, qui avait des responsabilités, je ne peux pas oublier sa mort. Je suis allée reconnaître son corps à la morgue. J’y pense beaucoup. Dulcie est présente, je me rappelle avec précision le pull qu’elle portait, ses chaussures, des détails. Alors, j’ai besoin des chats, de promenades et du jardin.

Juliette Keating – Comment procèdes-tu pour écrire ?

Jacqueline Dérens – L’écriture c’est d’abord un premier jet, violent, une sorte d’expulsion, et puis après il faut se calmer, relire, polir son texte. On ne peut pas le laisser brutal comme ça. J’écris sur l’impulsion, puis je reviens dessus, je ne change pas grand-chose mais suffisamment pour polir, apaiser.

Juliette Keating – Tous tes textes trouvent leur origine dans l’observation du réel. Es-tu intéressée par la fiction pure ?

Jacqueline Dérens – Je ne crois pas à la fiction pure ; pour moi la fantasy n’a aucun intérêt. L’écriture est ancrée dans le réel. Le texte part du concret, ça peut-être un rêve mais un rêve se rattache à un moment de la vie, à quelque chose. J’ai du mal avec ce qui est coupé du monde, je ne me vois pas écrire un roman où il faudrait inventer. On ne peut raconter d’histoires que quand, dans la vie, on a de quoi alimenter la fiction. Aragon disait : le mentir vrai. Il avait raison.

Propos recueillis par Juliette Keating.

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