Juliette Keating - Comment est née cette idée de collection poétique, les Poèmes à planter ?

Virginie Symaniec - Je suis éditrice et très sensible à la qualité des papiers que j’utilise dans la fabrication de mes livres. En découvrant ces papiers ensemencés, il m’a paru évident que je devais les utiliser. Planter des mots ! Si je pouvais définir mon métier ainsi, ça serait formidable : « mon métier consiste à vous inviter à planter des mots et à les faire pousser ». C’est merveilleux. Je trouvais l’idée très poétique. J’avais depuis longtemps l’envie d’une collection de poésie au Ver à Soie. Or mes collègues sont déjà nombreux et nombreuses à éditer très bien la poésie, on n’avait pas besoin de moi sur ce terrain. Alors comment créer une collection originale, qui n’aurait rien à voir avec ce que font les autres ? En trouvant ces papiers, j’avais une clé ! Je les appelais mes « matériaux spécifiques ». J’ai commandé les papiers, j’ai rencontré l’entreprise qui les diffuse en France et j’ai commencé à travailler sur ce projet. J’ai créé la collection poésie du Ver à Soie qui est aussi une marque : Les poèmes à planter.

Juliette Keating - Les poèmes à planter se présentent sous la forme d’un livret fabriqué à la main. Comment la maquette a-t-elle été conçue ?

Virginie Symaniec - La maison d’édition traversait une mauvaise passe après une expérience désastreuse. Je devais exposer sur le marché de la tulipe dans les Landes et je voulais prendre un peu de temps pour moi. Avec mon mari, nous étions sur la terrasse d’un café quand nous avons imaginé la composition, l’élaboration du poème à planter, en nous servant d’un cahier à petits carreaux et d’un couteau en guise de règle, c’est parti de là.

Juliette Keating - Il s’agit donc d’un objet artisanal et revendiqué comme tel ?

Virginie Symaniec - Il n’était pas question de faire quoi que ce soit d’industriel. Tout d’abord, c’est impossible, le papier ensemencé est très fragile, il ne supporte pas un traitement industriel. On ne peut pas l’imprimer dans n’importe quelle machine, il ne faut pas écraser, ni brûler les graines. Il est aussi évident que l’objet « papier ensemencé » est antithétique avec la notion d’industrie, c’est exactement l’inverse. Je travaille beaucoup sur ces questions d’inversion, de renversement de ce qu’on me dit « devoir » faire pour que cela « fonctionne ». Là, il s’agit d’une inversion radicale : on ne peut pas faire autrement que de composer chaque poème à planter à l’unité, de façon lente et très artisanale.

 

Juliette Keating - Le choix de la graine est-il en rapport avec le poème ?

Virginie Symaniec - Je ne suis pas papetière, mon fournisseur me propose un panel de papiers ensemencés avec un choix de graines. À partir de là, j’associe telle graine à tel ou tel poème. Il n’y a rien de prémédité. Je dois m’adapter à ce qui est disponible. Je demande aussi aux auteurices sur quelles graines ils ou elles souhaitent idéalement voir leur poème être imprimé. On voit aussi ce qui est possible sur le moment.

Juliette Keating - Le catalogue est composé à la fois de poètes du patrimoine classique et de poétesses contemporaines. Comment expliques-tu ce choix ?

Virginie Symaniec - En cherchant des poèmes dans le domaine public, je me suis rendue compte que la majorité des poètes du passé, reconnus, célébrés, visibilisés, sont des hommes. Il y a très peu de femmes visibles ou reconnues. Pour les écritures contemporaines, je choisis donc prioritairement des femmes pour rétablir l’équilibre. Les classiques sont au catalogue pour soutenir les poétesses d’aujourd’hui. Hugo n’a pas besoin de moi pour devenir célèbre, en revanche les poétesses du Ver à Soie, peut-être. Il s’agit d’une mixité revendiquée. Mais que ce soit pour la poésie ancienne ou contemporaine, la ligne éditoriale de la maison prévaut : il faut que les textes parlent du mouvement en littérature.

Juliette Keating - Qui sont les lecteurs et lectrices des Poèmes à planter ?

Virginie Symaniec - Les gens qui, dans le monde d’aujourd’hui, sont encore capables d’émerveillement. Les lecteurs et lectrices que je rencontre, qui connaissent le catalogue du Ver à Soie. J’ai travaillé avec des institutions, beaucoup avec le musée Victor Hugo à Paris. Il m’est arrivé aussi d’avoir des commandes pour des événements privés, pour un mariage par exemple. C’est formidable de sortir des lieux dédiés, de faire son métier en diffusant plus largement la poésie contemporaine.

Juliette Keating - Dans les livrets des Poèmes à planter, on trouve un mode d’emploi qui préconise d’apprendre par cœur le poème, puis de le réciter tous les jours en l’arrosant. Quel lien se crée entre mémoire et littérature ?

Virginie Symaniec - Ce lien est fondamental. Nous baignons dans la culture occidentale du livre, très matérialiste où le livre, comme la culture d'ailleurs, est souvent considéré comme un objet de possession.  Avec les Poèmes à planter, il convient au contraire d'expérimenter l'art de se séparer de l’objet-livre, de découper ses pages, de les mettre en terre et de faire symboliquement pousser des mots qu’on a préalablement appris par cœur. Symboliquement, c’est vertigineux parce que le livre a priori vient de la terre : le papier est généralement fabriqué aujourd'hui à partir de fibres végétales, il s’agit donc de rendre à la terre quelque chose qu’elle nous a donnée. La question du cycle, de la boucle qui se ferme entre donc en jeu. C’est un exercice de séparation, qui engage donc la notion de deuil. Cela concerne en cela la mémoire, parce qu’une fois appris par cœur, le poème nous reste en mémoire, fait partie de nous et entre par conséquent dans le domaine des biens immatériels. Cela m’a fait beaucoup réfléchir en tant qu’éditrice à la valeur de l’objet-livre. Dans tous les cas, planter un poème ou ressentir une joie enfantine parce qu’on sait qu’on a planté des mots ne peut nuire à personne. J'ai même sous-titré l'objet "Petit exercice de soin littéraire : poétisez vos peines, fleurissez vos solutions." Dans Barnum, publié aux éditions Signes et Balises, où je raconte comment est née la maison au fils de cinq années de chroniques, et grâce à Anne-Laure brisac, la création des Poèmes à planter est devenu le fil rouge autour duquel s'organise la narration. Je décris la manière dont j'ai moi-même utilisé ces papiers pour guérir d'un certain nombre de choses. Je lis aujourd'hui de l’émerveillement dans les yeux des personnes qui les achètent. Ces personnes jouent souvent le jeu lorsque je leur dis que ce petit objet me permet de leur présenter de la poésie contemporaine d’autrices bien vivantes qu'il s'agit aussi de soutenir.

Propos recueillis par Juliette Keating

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