Juliette Keating - Quels sont tes premiers souvenirs d’écriture ?
Clara Rose Delange - J’avais trois ans. Mes parents tenaient un magasin à Deauville. Entre les deux boutiques était mon lieu préféré : trois petites marches où j’allais m’asseoir et me raconter des histoires tout haut. Je n’étais pas encore capable d’écrire mais c’était important pour moi de jouer, de chanter avec des mots. Après, je n’ai pas été une élève très studieuse, j’aimais beaucoup rire. Les mathématiques ne me posaient pas de problème, mais j’écrivais les mots un peu comme j’avais envie de les écrire. Au lieu de me brimer, les institutrices m’ont encouragée en disant qu’elles gardaient mes devoirs pour la fin parce qu’en faisant abstraction de l’orthographe, elles aimaient leur côté joyeux, par exemple ma façon de réinventer l’histoire de France. Je n’aimais pas lire alors que mes sœurs étaient des lectrices assidues : j’avais tellement d’histoires à raconter, à inventer, la lecture m’apparaissait comme une perte de temps. Pour faire plaisir à mes sœurs, j’ai commencé à lire de petites choses, puis en cinquième, les romans proposés par la prof de français, Mon bel oranger par exemple. Ensuite je suis passée directement à Baudelaire, à Sartre. Baudelaire me touchait le plus ; son poème « L’étranger » reste celui qui me touche le plus car, pour moi, il dit tout. Malgré sa noirceur, ce poème était la note d’espoir qui me faisait croire que les choses pouvaient être belles envers et contre tout et tous. J’ai pris l’habitude d’écrire beaucoup de textes poétiques en jouant avec le sens des mots, je les prenais au pied de la lettre. Quand j’ai découvert Boris Vian, je me suis dit : tiens, voici quelqu’un qui écrit comme moi ! Des auteurs reconnus ont le droit d’écrire comme ça ! Ça m’a rassurée et passionnée. J’écrivais un peu tout le temps, en parallèle avec l’écriture, je faisais des maths qui me canalisaient l’esprit, me permettaient de mettre de l’ordre dans mes émotions et dans ma tête.
Juliette Keating - L’écriture est donc partiellement liée pour toi à l’école ?
Clara Rose Delange - Oui, j’ai eu la chance de rencontrer un autre prof de français, un genre de savant fou qui ressemblait au professeur Keating dans Le Cercle des poètes disparus. Il y avait du chahut dans la classe, et il ne voulait plus faire cours. Ça nous privait, nous qui étions plusieurs à suivre cet enseignement par choix. Alors, nous avons passé un compromis avec ceux qui étaient obligés d’être là, ils pourraient faire ce qu’ils voulaient, à condition de nous laisser profiter du cours. Ce prof donnait quatre sujets de dissertations, je les faisais tous, je n’en avais jamais assez. Ces écritures imposées me permettaient de sortir de ma zone de confort. À cette époque, j’étais dans une phase compliquée, j’écrivais beaucoup de poésie sombre, très sombre.
Juliette Keating - Comment as-tu évolué ?
Clara Rose Delange - J’ai eu un accident très grave, j’ai failli y rester. Ça a tout modifié pour moi, j’ai pris conscience de la chance d’être en vie. J’ai pris conscience de la finitude des choses. Mon écriture a changé, j’ai continué à écrire sur des sujets graves mais avec plus de légèreté. C’était un moment d’autocritique de ce que j’avais écrit avant. Si j’avais envie d’écrire et j’en avais viscéralement l’envie, il fallait que j’apporte de la légèreté, du bien-être, du bonheur. Je pouvais aborder des sujets graves, de ceux qui me touchent profondément, mais je ne m’autorisais plus la plainte. Plus tard, quand j’ai été licenciée de mon travail, j’ai suivi la formation en écriture créative de l’université de Cergy. On m’a demandé une élégie et je me suis lancée dans La con-plainte de l’élastique, où un pauvre personnage est au bout de sa vie comme un vieil élastique usé qui ne sert plus à rien. J’ai eu beaucoup de mal à me glisser dans la peau de ce pauvre bougre désespéré et, à la fin, j’ai rebondi sur une pirouette. Je n’arrive plus à être dans l’apitoiement sur soi. Avant tout, ce que j’ai envie de partager c’est la joie, la rêverie. Il y a du désespoir ? Hop, je rebondis, je vais me laisser pousser les dents et devenir un lapin. Mon poème « Elle dit » exprime cela, il me résume. Quelquefois, je n’arrive plus à écrire, parce que tout est trop petit par rapport à ce que je ressens, mon corps, ma cage thoracique, ma tête, il n’y a pas assez de place pour faire sortir les mots, mes mots eux-mêmes sont fatigués, blottis au fond d’un puits, prêts à se noyer ; dans ce cas, je m’impose un thème et cela m’oblige à me concentrer, jusqu’à ce qu’un mot, une phrase me saute au visage ; je ne choisis pas ces mots qui jaillissent du fond, ces mots courageux qui malgré TouT remontent à la surface.
Juliette Keating - Tes poèmes sont traversés par les thèmes de l’amour, de la joie, de la beauté des choses simples. Peut-on dire qu’ils sont une célébration de la vie ?
Clara Rose Delange - Tout à fait, dans mon recueil paru au Chèvrefeuille étoilée, La Mouette rieuse, il y a des poèmes sur des sujets qui me sont chers, la maltraitance, la violence, tout ce qui me révolte et m’empêche de respirer, il y a aussi des fabluettes qui tiennent en trois lignes, et des poèmes d’amour. L’amour est important, sous toutes ses formes, avec la joie, l’espoir. Les mots me choisissent et j’ai beaucoup de chance d’avoir reçu le « don des mots », beaucoup de chance d’avoir eu une seconde chance alors chaque jour je goûte la joie de me réveiller dans mes poèmes. Je veux donner l’espoir et dire au monde entier - enfin au moins à ceux et celles qui me lisent -, que rien n’est jamais perdu tant qu’il y a la vie ! On peut être au fond du trou, et quelques fois, c’est bien de se laisser un temps d’immobilité au fond du trou parce que c’est tellement dur d’exprimer ce qui se passe au fond, tout au fond enfoui en soi, les émotions, le désespoir devant la bêtise humaine, les injustices. Dans ces périodes, si je n’arrive plus à écrire, je fais des maths.
Juliette Keating - Pour toi, est-ce qu’il y a un lien entre les mathématiques et l’écriture ?
Clara Rose Delange - Un texte n’est abouti que quand le rythme est bon. Je ne suis pas musicienne, mais la musique tient une place importante dans ma vie, et quand j’écris, je me lis à voix haute, il faut que le texte soit fluide, dansant, chantant. Tant que je ne sens pas cela, tant que tout mon corps ne ressent pas cela, un texte peut rester inachevé pendant des années. Il y a de la mathématique là-dedans, dans l’élaboration du rythme juste.
Juliette Keating - Est-ce si facile d’apporter de la légèreté quand les sujets qui inspirent restent graves ?
Clara Rose Delange - Pas toujours. J’ai voulu écrire sur la femme qui m’a élevée. Elle a quitté la maison brutalement, j’avais dix ans, je me suis réveillée un matin et elle était partie vivre avec un l’homme qu’elle aimait, mais mes parents ne m’avaient pas avertie. Tout le monde me disait : « Tu dois être triste », mais je répondais que ça ne me faisait rien, et j’ai mis du temps à comprendre cette grande blessure d’abandon. Des années plus tard, quand j’ai su quelle avait été sa vie, qu’elle était morte sous les coups de son conjoint, ça a donné une nouvelle facette et une impulsion plus déterminée que jamais à mon écriture. Je ne voulais pas tomber dans le pathos, mais je voulais dire les choses. Ce n’est pas si léger que ça.
Juliette Keating - Tu as publié aux éditions Le Ver à Soie deux poèmes à planter. Quelle est la genèse de ces textes poétiques ?
Clara Rose Delange - Je suis toujours très étonnée quand les gens aiment et sont touchés par mes poèmes. Virginie Symaniec et Marie-Noëlle Arras, mes éditrices, sont deux femmes très importantes pour moi parce qu’elles ont donné vie à mes mots. Quand j’ai découvert les Poèmes à planter au salon de L’Autre livre à Paris, j’ai trouvé l’idée merveilleuse de faire pousser les mots. J’ai acheté Baudelaire et Virginie Symaniec m’a offert le mot « joie ». J’ai mis les lettres dans quatre petits pots et quand ça a commencé à pousser j’ai été prise d’une joie simple, enfantine. Je lui ai offert en retour un de mes marque-pages imprimé avec mon poème Elle dit. Virginie Symaniec m’a demandé si j’accepterais de le publier, j’ai été évidemment ravie.
De l’amour à planter est inspiré d’une histoire vraie. Mon fils n’aimait pas les fruits, pour l’inciter à en manger, je lui avais dit qu’on allait planter des noyaux d’abricot et tous les jours leur parler, leur raconter une histoire d’amour. On a eu pendant cinq ou six ans un mini abricotier sur notre balcon, puis nous l’avons mis en terre et il a donné des fruits. Il a attrapé une maladie, j’avais installé des suspensions dedans, avec des plants de fraisiers, mais une tempête l’a déraciné. J’avais envie de raconter cette histoire puisque mon fils est ma plus belle création !
Elle dit a été écrit un jour de grande lassitude. J’avais été licenciée, c’était compliqué de se retrouver sans travail, au banc de la société, avec l’impression de n’avoir plus d’existence alors que j’avais très envie de travailler. Le poème est parti de ce sentiment, une perte de croyance en la beauté des choses, en la possibilité de s’émerveiller encore, mais aussi la certitude que tout va redémarrer. Quand Virginie Symaniec m’a annoncé que des futurs mariés voulaient en offrir comme petit cadeau de table, j’ai été très émue. J’avais su transmettre par mes mots quelque chose de joyeux, de l’espoir, et finalement beaucoup d’amour.
Propos recueillis par Juliette Keating.