Julliette Keating - Comment avez-vous commencé à écrire ?

Eve S. Philomène - J’ai écrit mon premier roman à 13 ans, alors que je m’ennuyais beaucoup au collège. J’avais du temps libre et cet ennui s’est avéré fertile pour créer des histoires d’abord fantastiques, puis plus réalistes. J’ai commencé Comme une fougère quand j’étais étudiante en master de traduction littéraire à l’université d’Avignon. Un professeur nous avait donné l’exercice d’écrire une première page de roman. J’ai été très emballée, j’ai continué. Je l’ai terminé assez rapidement, mais j’ai mis beaucoup de temps à le retravailler. Pendant plusieurs mois, j’ai fait un grand voyage à l’étranger et je pensais à ce roman dans le car ou le train, à ce que je devais remanier. À mon retour, il y a eu le confinement, j’ai eu le temps de le peaufiner. Je l’ai fait lire, et les réactions m’ont confortée dans l’idée qu’il était prêt, que je pouvais le faire publier.

Juliette Keating - La montagne est pour vous une passion que l’on retrouve dans Comme une fougère. C’était important d’écrire sur la montagne ?

Eve S. Philomène - J’ai découvert les Pyrénées quand j’étais petite, on allait marcher en famille plusieurs fois dans l’année, pendant les vacances. Aujourd’hui je suis accompagnatrice en moyenne montagne, je fais aussi des vidéos sur ma chaîne youtube liées à l’itinérance, au bivouac. C’était important d’inclure la montagne dans le roman comme lieu propice à la découverte de soi. S’éloigner de la civilisation, entrer dans un univers où l’on doit être plus attentif, plus attentive. La montagne est une ouverture au monde, amplifiée par le fait d’être seule, qui permet une plus grande conscience des choses. Il y a le côté grandiose des paysages, du fait de l’altitude, qu’on ne trouve nulle part ailleurs.

Juliette Keating - Vous avez choisi d’écrire une dystopie, pourquoi ?

 

Eve S. Philomène - Je n’avais jamais écrit de roman d’anticipation, soit l’histoire se passait dans des millions d’années, soit dans un monde parallèle. Mais la proximité d’un futur très compliqué pour les humains est prégnante dans ma tête depuis l’adolescence, je suis même passée par des moments difficiles où je devais me mettre à l’écart de l’information parce que j’avais l’impression que nous allions toustes mourir dans les années avenir ! Ça n’a pas changé, je suis assez pessimiste mais j’ai appris à prendre de la distance. Malgré tout, j’avais envie d’imaginer quelque chose de positif : presque tout s’est écroulé mais une nouvelle forme de vie en société a émergé, j’avais à cœur d’en parler et d’imaginer un avenir plus positif au moins pour certaines personnes.

Juliette Keating - Dans votre roman de nombreuses villes sont à l’état de ruines. Est-ce pour déstabiliser les lecteurs en leur faisant visualiser les ruines de villes qui sont encore debout ?

Eve S. Philomène - Paradoxalement je n’aime pas les ruines, mais en visitant un village abandonné près de chez mes grands-parents j’ai été fascinée par les maisons recouvertes de végétation. Pourtant le village était habité il n’y a pas si longtemps. La nature reprend ses droits très rapidement. Décrire des ruines était un moyen très graphique de montrer le changement de paradigme, le passage du temps.

Juliette Keating - Vous avez repris ce texte au moment du confinement. Ces circonstances ont-elles eu une influence sur votre écriture ?

Eve S. Philomène - J’ai ajouté des détails : la situation de l’ancienne ville de Lyon, rebaptisée Dendelion dans ma fiction, emmurée à cause d’un virus, est directement liée à ce que nous avons vécu. La prise de conscience que tout pouvait basculer du jour au lendemain a accentué le besoin de retourner à la nature qui était en moi depuis longtemps. Avec le confinement, de nombreuses personnes se sont rendues compte de la nécessité d’être dehors, de quitter la ville, mon écriture était dans le prolongement de cet état d’esprit.

Juliette Keating - Les personnages de Comme une fougère vivent dans cent ans. Mais il y a des liens avec notre actualité, comme les panneaux solaires qui fonctionnent encore. Pourquoi avoir choisi un cadre temporel où les derniers liens avec ce que nous connaissons se rompent progressivement ?

Eve S. Philomène – Il y a aussi les dernières bouteilles de vin. J’avais envie d’une continuité avec ce que nous vivons maintenant. Dans ce roman, une coupure franche s’est faite entre les gens qui sont retournés vivre dans la forêt et ceux qui se sont enfermés à Parys. Cela représente pour moi la polarité existant dans notre société entre les personnes qui ferment les yeux sur la catastrophe écologique et les autres qui essaient de s’organiser autrement, de réfléchir à des solutions. Cette dichotomie aboutit à une séparation complète, après une suite de catastrophes différentes.

Juliette Keating - Vous imaginez plusieurs communautés qui vivent sans contact les unes avec les autres. Le personnage de Raphaëlle fait le lien entre ces groupes au cours de son voyage. Chaque communauté semble représenter un système d’idée particulier, avez-vous souhaité explorer les différents voies de survie possibles ?

Eve S. Philomène – Je crois que nous avons besoin de plus de communauté dans le monde actuel. Mais j’ai dans l’idée qu’il est très difficile de vivre bien dans une trop grande communauté, comme une grande ville. J’explore donc la nécessité de vivre dans des communautés plus petites et séparées les unes des autres. Mais ce n’était pas totalement réfléchi au moment de l’écriture, j’ai suivi mon instinct.

Juliette Keating - Comme une fougère est d’abord un roman d’apprentissage. Le personnage de Raphaëlle devient progressivement adulte. Quel sens donner à un roman d’apprentissage aujourd’hui ?

Eve S. Philomène - J’avais envie que cette histoire touche aussi les adolescents et les adolescentes. Je voulais ouvrir des possibles différents, ancrés dans ce que l’on vit maintenant avec #metoo, avec la libération de la parole des personnes LGBT. Ce sont les adolescents et les adolescentes qui s’approprient ces nouvelles ouvertures, et c’est important d’en parler dans les romans. Le personnage de Raphaëlle s’est imposé à moi, j’avais envie de montrer l’évolution d’une jeune femme qui ne connaît que son coin de forêt et qui va s’ouvrir avec le voyage, les rencontres, la marche à pied.

Juliette Keating - La narration tourne autour de la relation père-fille, entre Matéoh et Raphaëlle. Comment ces deux personnages fonctionnent-ils l’un par rapport à l’autre ?

Eve S. Philomène - La relation entre la fille et le père est en effet centrale. Il y a là quelque chose qui vient de ma propre histoire. Je voulais montrer le cheminement de Raphaëlle entre la colère ressentie vis-à-vis d’un parent auquel elle reproche ses manquements et puis le pardon, l’apaisement. Père et fille ont une relation complexe. Le père l’oblige à chasser alors qu’elle a la chasse en horreur, il la dispute souvent mais elle finit par comprendre que malgré une forme de brutalité, il l’aime. Elle comprend ses failles, et les deux apprennent l’un de l’autre.

Juliette Keating - Les corps sont très présents sous différentes problématiques. L’entraînement du corps par l’entraînement au combat par exemple. Que représente le corps pour vous dans ce roman ?

Eve S. Philomène - J’ai pratiqué de nombreux Arts martiaux. C’est un travail sur soi, on apprend à gérer ses pulsions, sa colère, ses faiblesses. Je trouve aussi les arts martiaux très scénographiques. Dans le roman, il est important pour le développement de Raphaëlle de se confronter physiquement aux autres. Le combat est bien sûr physique, mais c’est aussi symboliquement un combat contre elle-même, contre le père, contre les hommes en général peut-être. C’est en même temps une manière de s’apaiser. Quand on se bat, il ne faut pas perdre ses moyens, il faut rester calme. Pour moi, ça a été un apprentissage, se confronter à l’autre en passant par le corps, connaître ses propres limites physiques et mentales, affirmer sa confiance en soi, c’est un sujet qui me tient à cœur.

Juliette Keating - Le corps apparaît comme une sorte d’outil intime qu’il faut entretenir en bonne forme.

Eve S. Philomène - Oui et peut-être dans un rapport qui se rapproche des animaux : prendre de la graisse quand arrive l’hiver par exemple. Nous avons perdu ce rapport au corps ; quand on vit en ville, qu’on travaille dans un bureau, on ne connaît plus l’inconfort, on n’a plus besoin d’aller chercher de l’eau au puits, de porter du bois pour se chauffer, je trouvais important de redonner de la force aux personnages, qu’ils se réincarnent. C’est un besoin que je ressens personnellement, de reprendre possession de mon corps. Nous avons un potentiel énorme et sous-utilisé. Le corps non utilisé s’affaiblit, de même pour le sens de l’orientation et de nombreuses autres facultés.

Juliette Keating - Le thème de la maladie est présent malgré tout, maladies dues aux toxiques du monde d’avant la catastrophe. Des personnages meurent de cancers, et ils ne peuvent pas faire grand-chose pour y échapper. Est-ce un effet du pessimisme ?

Eve S. Philomène - Je ne voulais pas prétendre qu’il suffit de s’entraîner, de bien manger, de vivre sainement pour être à l’abri de tout. Non, ça ne marche pas comme ça. Même Raphaëlle et son père qui vivent sainement dans un lieu de vie paradisiaque, ne sont pas à l’abri de la maladie, ni les familles autour d’eux. On a bousillé la planète, il y a donc des répercussions pour les générations futures.

Juliette Keating - Un autre personnage important est celui de la sorcière. Elle a des remèdes fondés sur la puissance des plantes et une forme de spiritualité. Peut-on parler d’animisme ?

Eve S. Philomène - Ça s’en rapproche un peu. J’avais envie de mettre de la spiritualité dans tout ça, comme j’ai envie de développer cet aspect dans ma vie. Les sociétés ne peuvent pas abandonner toute forme de spiritualité. Dans le roman, les populations se sont éloignées des croyances monothéistes. Petit à petit, les personnages reviennent à un mode de perception des éléments beaucoup plus ancien, mais ils le font à leur manière, avec une grande liberté, certains croient à des choses, d’autres pas ; il n’y a pas de dogme.

Juliette Keating - L’amitié et l'amour traversent le roman, occupent même une place centrale. Ces sentiments sont-ils la seule possibilité de réparer un monde détruit par les politiques antérieures ?

Eve S. Philomène - Il y a la force des liens personnels, la possibilité de se créer un cocon d’amis, d’amoureux et d’amoureuses qui permette aux gens de vivre heureux. Toutes les vies ont besoin de ces liens, les ermites sont rares. L’amitié et l’amour sont la base de tout.

Juliette Keating - Dans la communauté de Raphaëlle, ces liens d’amitiés et d’amour paraissent d’une grande pureté, dans le respect de l’autre, du consentement. Est-ce l’expression d’un idéal ?

Eve S. Philomène - C’est peut-être mon côté naïf. Il s’agit d’un roman d’apprentissage dans lequel je voulais exprimer des valeurs, montrer des choses attirantes. J’essaie d’être honnête avec les gens qui m’entourent, de ne pas avoir de masques et de faux-semblants, de nouer des relations les plus justes possible. Ça m’a semblé nécessaire de dépeindre de telles relations.

Juliette Keating - Les questionnements de Raphaëlle sur son identité de genre font aussi partie de la modernité de ce roman.

Eve S. Philomène - La construction de ce personnage s’inscrivait dans un moment où j’en avais marre d’être identifiée à une femme, d’être toujours mise dans cette catégorie des femmes obligatoirement faibles, que le patriarcat avait enfermées dans une case. Je voulais que l’héroïne sorte de ça, qu’elle se questionne et qu’elle s’en fiche un peu, finalement, d’être une fille ou un garçon, ça ne l’empêche pas de nouer des relations, d’être heureuse. Je voulais qu’elles s’affranchissent des normes.

Propos recueillis par Juliette Keating

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