Juliette Keating - Tu connais bien l’histoire du mur dont la découverte t’a fortement ébranlée lors d’une visite de jeunesse à Berlin. Berlin est le cadre de cette saga en trois tomes, La famille Müller, dont le deuxième volume Les Morsures de l’inachevé a paru en 2024 aux éditions Le Ver à Soie. J’ai l’impression, peut-être fausse, que le mur de Berlin est peu présent dans la littérature contemporaine, malgré ses retentissements en Europe et dans le monde.
Laurent Maindon - Dans la littérature française, le thème est quasi inexistant. Dans la littérature allemande, l’histoire du mur de Berlin apparaît dans des romans, mais elle est rarement le propos principal. Le mur est souvent mentionné mais n’est pas véritablement un sujet. Dans ma saga romanesque, il détermine l’évolution de la famille Müller.
Juliette Keating - On se souvient du mur couvert de graffitis côté ouest, en lien avec l’art urbain et donc partiellement coupé de son sens politique. Le mur serait-il un décor qu’il s’agirait de briser ?
Laurent Maindon - Je n’ai pas voulu faire un roman historique, mais on peut considérer le mur de Berlin comme l’un des personnages principaux du cycle romanesque La Famille Müller, même quand il sera absent, dans le troisième tome. Le mur structure ou déstructure les relations intrafamiliales et détermine la psyché des personnages, il est beaucoup plus qu’un décor.
Juliette Keating - Nous sommes de la génération qui a vu tomber le mur de Berlin. Qu’as-tu ressenti au moment des événements du 9 novembre 1989 ?
Laurent Maindon - L’année qui a précédé la chute du mur, je faisais de fréquents voyages à Berlin pour des relevés topographiques des graffitis, parce que c’était le sujet de mon mémoire de maîtrise. J’ai rédigé ce mémoire à l’été 1989 et, en même temps, je lisais dans la presse que les ambassades de RFA à Budapest, à Prague, étaient prises d’assaut par les Allemands de l’est qui demandaient l’asile politique. Il y avait des mouvements de protestation très forts contre le régime. À l’époque, on avait peur que ça se termine en bain de sang comme à Budapest en 1968. L’expérience polonaise assez récente avec Solidarność, avait refroidi les gens. Erich Honecker, à la tête de la RDA, était un dur. On ne pensait pas possible qu’il puisse plier. On a été estomaqué de voir Gorbatchev disqualifier Honecker et donner presque un blanc-seing à l’opposition et aux opportunistes qui penchaient pour une solution pacifique. Le soir de la chute du mur, nous regardions les informations transmises à la télé, en pleurs. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde était adossé à cette répartition de la géopolitique globale en deux blocs antagonistes. Mais, d’un coup, le mur s’écroulait comme s’il suffisait de taper dedans. Alors, se demandait-on, pourquoi ne l’a-t-on pas fait plus tôt ? Trois semaines après, je suis retourné à Berlin pour sentir ce qui se passait sur place et faire quelques interview parce que mon éditeur m’avait demandé d’y aller prendre le pouls. Ce qui m’a frappé, c’est le flux quotidien des trabants qui traversaient la frontière pour remplir le coffre de produits qu’on ne trouvait pas à l’est, puis qui repartaient faire un peu de commerce. On sentait qu’il y avait un mélange d’opportunistes et de gens qui avaient un besoin immense de sortir de leur territoire, ne serait-ce que pour aller à Berlin ouest, c’était fascinant.
Juliette Keating - Il suffisait d’une pichenette pour faire tomber le mur, c’est l’impression que tu donnes au début des Morsures de l’inachevé où ce qui déclenche les événements, c’est un mot à peine prononcé.
Laurent Maindon - C’est extravagant, quand on y regarde de près, c’est presque un lapsus de la part de Schabowski, le secrétaire pour l’Information au sein du Comité central du Parti Socialiste Unifié d’Allemagne. Il a suffit d’un petit moment d'inattention pour qu’il glisse ce mot un peu improvisé lors de la conférence de presse, parce qu’il était acculé. Et, d’un coup, tout a pris une ampleur insoupçonnée.
Juliette Keating - Dans Les Morsures de l’inachevé, tu fixes un cadre temporel resserré, du 9 au 12 novembre 1989, c’est-à-dire les quelques jours de la chute du mur. Pourquoi ?
Laurent Maindon - C’est comme si je regardais un ralenti de tout ce qui se passait. J’ai voulu ramasser en deux ou trois jours, comment un tel événement bouleverse la vie de chacun, directement concerné. Dans Terre, ciel, enfer j’ai voulu comprendre comment le mur pénètre dans les cerveaux, dans les représentations mentales. Dans Les Morsures..., j’avais besoin de resserrer le temps pour observer heure par heure les effets des ondes de ce coup de théâtre.
Juliette Keating - Resserrer le temps mais aussi le rythme dans l’écriture ?
Laurent Maindon - J’essaie de restituer la pensée intérieure propre, spontanée, des personnages, mais aussi leur pensée instrumentalisée par la morale ou les injonctions sociales. Ils sont manipulables et manipulés par leurs représentations, en lutte permanente avec la spontanéité. C’est ce va-et-vient que je tente de transcrire. L’écriture n’est pas la même entre Terre, ciel, enfer et Les Morsures de l’inachevé, parce qu’il y a quelque chose de l’ordre d’une urgence, on est dans une fulgurance de sentiments contradictoires qui impose ce rythme.
Juliette Keating - Tu es metteur en scène, un homme de théâtre. Il y a un effet cinématographique dans la narration des Morsures de l’inachevé, est-ce un effet recherché, revendiqué ? Si le cinéma est une source d’inspiration, quel cinéma ?
Laurent Maindon – Je me demande toujours comment je filmerais les scènes si j’avais à les filmer. Où placer la caméra ? Les Morsures de l’inachevé est comme un road movie sur les trois jours de la chute. Comme si j’observais ce qui se passe, caméra à l’épaule, en suivant le fil d'une histoire d’amour qui se crée par un curieux hasard.
Juliette Keating - Comment fais-tu le passage entre ce qui pourrait relever du cinéma documentaire et la construction d’une fiction. Pourquoi faut-il en passer par la fiction ?
Laurent Maindon - Il y a évidemment un aspect documentaire, puisqu’il y a un événement historique. Mais cela m’intéresse assez peu. Je le pose comme un cadre qui va déterminer l’errance des personnages. Ce qui m’intéresse profondément c’est l’histoire d’Eva, comment ce personnage va grandir, évoluer, murir dans ce cadre-là. Comment, à la suite de cette rencontre fortuite avec Thomas, son existence va se trouver bouleversée. Je suis avec elle, en caméra subjective, et je regarde ce qui se passe autour. De même avec Thomas, cet électron libre.
Juliette Keating - Ce qu’apporte la fiction c’est de pouvoir pénétrer les consciences ?
Laurent Maindon - C’est un jeu entre ce que raconte la caméra, et ce que je peux en déduire. C’est probablement une influence de mon métier de directeur d’acteurs : déceler quelles intentions les personnages développent dans leur environnement. Il y a toujours de l’intentionnalité dans ce qu’on fait, dans une décision, un geste, une attitude. La caméra est là pour saisir les moments qui vont être instructifs sur ce que les personnages sont et ce qu’ils ressentent.
Juliette Keating - Comment as-tu tissé ce lien entre le collectif, la joie de la foule, et les sentiments individuels ?
Laurent Maindon – Pour répondre, je dois passer par une digression. Ce cycle romanesque, j’ai voulu l’écrire devant l’impuissance ressentie à chaque fois que j’ai emmené des amis à Berlin après la chute du mur. J’essayais d’expliquer comment ça avait pu être du temps du mur, comment s’était passée sa chute, et je sentais bien qu’il y avait une compréhension intellectuelle, mais il manquait la dimension charnelle, organique. C’est ce qui m’a conduit à traiter ce sujet de cette manière-là, un désir d’entrer sous la peau, dans la tête, dans les corps pour rendre compte de tout ça. Effectivement, il y a l’élan collectif, le côté orgiaque des soirées qui ont suivi la chute et, par contraste, il y a celui qui se dit : « Tout ça pour ça ? », il y a Thomas qui découvre l’Ouest de ses propres yeux et non plus à travers les images de propagande de la RDA, avec un mélange de fascination et de dégoût. Il y a donc une multitude de ressentis individuels qui complexifient l’image de liesse populaire que l’histoire va garder. Au niveau de chacun, les choses sont beaucoup plus complexes parce qu’on ne peut pas effacer d’un trait près de trente ans d’existence du mur, des histoires de famille déchirées et tout ce que ça charrie, pas toujours consciemment. C’est donc un mélange assez inextricable que j’ai voulu tramer pour avoir ce que les livres d’histoire ne raconteront jamais. Il faut la littérature pour dire cela.
Juliette Keating - Dans la manière de percevoir le temps, on a l’impression de lambeaux temporels que les personnages tentent de recoudre, en se blessant dans cette entreprise et sans vrai succès ? Il y a un manque aussi, le rapport à l’avenir, pourquoi est-il si problématique ?
Laurent Maindon – Effectivement, ce qui se joue au moment de la chute du mur renvoie les personnages au passé. La sidération empêche une projection immédiate dans le futur. Le premier regard se tourne vers l’arrière. Pour Thomas et Eva, qui découvrent ce qu’ils ignoraient concernant leur famille, le passé est un obstacle qui empêche de se projeter dans l’avenir.
Juliette Keating - Pour pouvoir s’envisager dans l’avenir, il faut que le passé ait un sens. La chute du mur, c’est aussi la chute du sens. Tout ce qui a été vécu avant, surtout pour ceux qui y ont cru, s’effondre avec le mur.
Laurent Maindon - Au début du roman, il y a ce personnage assis sur un trottoir, il boit. C’est l’homme qui s’adresse à la petite Eva quand elle découvre que l’on construit le mur au bout de sa rue. Oui, Helmut a cru au rêve communiste, et selon lui le mur est tombé dans le mauvais sens. Mais les autres ne rêvaient qu’à une seule chose, sortir des frontières, accéder à une forme de reconnaissance sociale par l’opulence, la consommation. Ils ont été douché assez rapidement. La RDA a été bradée, il y a eu de grandes vagues de licenciement et beaucoup de pauvreté.
Juliette Keating - Les thèmes croisés du mensonge et de la vérité traversent le roman. Comment penser ce qui sépare les deux et le rapport au langage qu’ils convoquent ?
Laurent Maindon - Le rapport entre vérité et mensonge me travaille beaucoup, je le traite régulièrement dans ce que j’écris. Il y a des mensonges qui sont salutaires et des vérités nocives. C’est bien plus complexe qu’une vision dichotomique des choses. Pour ce qui concerne la famille Müller, tout le monde est contraint à s’arranger avec la vérité, à tricoter un peu de mensonge pour que les vérités se tiennent. Cette thématique m’intéresse: comment on s’arrange, parce qu’on s’arrange tout le temps. Et ça ira assez loin dans le troisième volume de la saga. C’est ma manière de saisir la multitude des contradictions, parce que j’aime que mes personnages ne soient pas monolithiques, qu’ils puissent agir par moments de manière illogique par rapport à ce que l’on sait d’eux.
Juliette Keating - Les personnages sont différents mais semblent tous assez exigeants avec eux-mêmes. On a l’impression qu’ils ne se font pas de cadeau. On sent de la souffrance dans cette intransigeance. Finalement, la vérité les taraude.
Laurent Maindon - Ils ne s’épargnent pas. La vérité est coupante, elle est à vif. Parce qu’il y a toujours cette morale qui ne lâche pas les personnages. Les trahisons viennent en contrepoint de l’enthousiasme ou des sentiments nobles comme l’amitié ou l’amour. L’amour, c’est compliqué, c’est l’empathie, mais aussi c'est des choses mystérieuses pas toujours avouables.
Juliette Keating - Qu’en est-il de la mémoire ? Eva ne se rappelle plus Berlin sans le mur, mais son père, Manfred, oublie le présent. Est-ce qu’il y a une volonté d’oublier l’histoire de la séparation ?
Laurent Maindon - Dans la famille Müller, il y a deux façons de vivre le mur. Celle d’Eva est une forme de lucidité, elle sait que le mur va disparaître, qu’il disparaît déjà à la surface parce que les gens en collectent des petits morceaux comme souvenirs. Chez Eva il y a une conscience assez aiguë du rapport au passé et au présent. Manfred vit dans le passé, mais il lui échappe en partie à cause de la maladie. Eva a vécu comme tous les berlinois de l’Ouest, en occultant le mur, mais sa destruction lui rappelle la mort de son frère.
Juliette Keating - C’est une question de génération ?
Laurent Maindon - Manfred a décidé d’aller vivre à l’Est pour le rêve communiste ; mais après les événements de 1953, il se met à dos le régime et doit quitter la RDA. Il ressent de la frustration par rapport à ses idéaux, ce qui entretient une nostalgie qui ne l’empêche pas de déblatérer sur "ces salauds de communistes". Eva est née avec le mur, elle a six ans quand il est construit, elle ne se souvient pas de ce qui précède, ça fait partie de sa psyché. À l’Ouest, les berlinois oubliaient le mur. Ils ne s’en rappelaient l’existence que quand un touriste demandait à le voir. D’ailleurs, les graffitis n’étaient fait que par des étrangers.
Juliette Keating - Le nazisme et la mémoire de la Shoah transparaissent en filigrane dans l’histoire de la famille Müller. En quoi est-ce important ?
Laurent Maindon – Pendant les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale puis la constitution de la RFA, la question de la Shoah était omniprésente. C’était là, mais sans qu’on en parle vraiment, plutôt comme quelque chose de lancinant. J’ai voulu raconter l’histoire de Christa dont les parents sont Juifs, et que ça revienne, comme s’il y avait toujours quelque chose qu’il fallait taire. La mère de Christa lui fait promettre de ne jamais dire qu’elle est juive, parce qu’elle pense qu’un jour le nazisme peut ressurgir. On voit malheureusement ce qui est en train de se passer aujourd’hui en Allemagne où l’antisémitisme renaît de manière virulente.
Juliette Keating - Dans Les Morsures de l’inachevé, tu transcris le besoin d’émancipation des plus jeunes, et pas seulement de la dictature, de la séparation, du mur, mais beaucoup plus généralement.
Laurent Maindon - Le fait que le mur s’écroule annonce l’imminence de quelque chose, un désir non formulé, non formulable, une appétence exacerbée pour ce qui va advenir. Quelque chose est en train de se passer qui va bouleverser leur vie et le monde. C’est comme un effet de souffle après une explosion, les personnages sont un peu sonnés. Mais ils sont là, juste au moment où ça bascule. Toutes les illusions sont permises.
Propos recueillis par Juliette Keating