Dans cette Lettre ouverte, le traducteur et écrivain d’opposition biélorussien Alhierd Bacharevič fait part de sa peine et de sa culpabilité pour la guerre en Ukraine comme pour ses compatriotes. Pendant que le dirigeant autoritaire Aleksandr Loukachenka soutient l’invasion de son homologue russe Vladimir Poutine, Bacharevič s’oppose aux accusations qu’on lui lance que son pays devrait désormais être regardé comme une « tache de honte » sur la carte de l’Europe. Publiée dans le journal Ukrainskyi Tyzhden de Kyjv le 4 mars 2022, puis traduite en anglais par Jim Dingley pour le site Voxeurope, elle est traduite par Virginie Symaniec pour le site du Ver à soie.
Chers Ukrainiens ! Mes héros, mes chers amis.
Vous tous pour qui nous ressentons de la peine.
Je ne veux pas que cette lettre ressemble à une justification. Il est déjà trop tard pour essayer de se justifier auprès de l'Ukraine ; cela n'a aucun sens de le faire, la machine de guerre est déjà en marche, la mort avance de tous côtés, y compris dans ma patrie, et aucune tentative d'autojustification ne pourra y mettre un terme. Je ne veux pas non plus que cette lettre soit lue comme un acte de repentir. Que les gens qui ont du sang sur les mains se repentent. Vous êtes en guerre, vous défendez votre pays – et nous ne sommes pas à l'église. Nous sommes tous ensemble dans le prétoire de l'histoire, de part et d'autre d'une frontière entre civilisations que nous n'avons pas tracée.
Slovo a vojna – Marek Vadas – publié dans Knižná revue 2022/3, LIC, Bratislava : tribune traduite du slovaque par Hélène Prost, Sabine Bollack, Dragan Maricic et Julia Mistewicz, étudiants de slovaque à l’Inalco, Paris.
« Tu as déjà lu le roman de Tolstoï Opération spéciale et paix ? » Cette plaisanterie circule dans l’underground russe.
Elle illustre parfaitement la Russie d’aujourd’hui, où le mot guerre ne doit pas être prononcé, où rapporter les massacres de civils est passible de quinze ans de prison, et où les soldats russes se contentent de mener une opération spéciale pour se défendre et assurer la démilitarisation de leur voisin. Une Russie tombée dans une sombre dystopie, où les mots ont perdu leur sens.
De l’herbe à la place de Lviv
Pendant de nombreuses années, le monde occidental a allègrement isolé le régime russe, vivant tranquillement sa vie et ne prêtant aucune attention au vocable employé par les représentants russes. Il n’a pas pris au sérieux les propos émis lors des discussions sur les chaînes gouvernementales russes, qui exacerbaient jusqu’à l’absurde les déclarations des hommes politiques. J’ai moi-même, par le passé, eu à plusieurs reprises l’occasion de regarder un extrait de débat de l’émission phare du soir de la télévision russe. Le cynisme, l’arrogance, la bêtise, la malveillance et l’étroitesse d’esprit, les blagues sur l’herbe qui remplacera Lviv ou sur les armes nucléaires qui consumeront l’Amérique et l’Europe, le mépris envers les nations – j’ai contemplé tout cela comme un spectacle d’un autre monde. Il n’y avait pas que ces shows télévisés qui devaient renforcer l’assurance du régime totalitaire, laver quotidiennement le cerveau de ses propres habitants et repousser les limites du supportable. En les entendant, on ne pouvait que secouer la tête, et presque personne n’admettait qu’il fallait les prendre au mot, que, aux yeux de ces tragiques imitations d’humains, le monde occidental tout entier constitue l’ennemi qui paiera le prix pour sa société "civilisée". Les Ukrainiens ont probablement été les seuls à le comprendre.
Déjà bien avant l’invasion de l’Ukraine, l’actuel criminel de guerre et président Poutine avait affirmé que les Ukrainiens étaient en réalité des Russes, des frères, qui partagent une même identité. Si quelqu’un a décelé ne serait-ce qu’un semblant de ton amical dans son discours du mois de juillet dernier, c’est qu’il a dormi les dix dernières années. Ses mots indiquaient clairement que la fraternité ne signifiait plus ce qui prévalait jusqu’alors, qu’il ne reconnaissait aucune nation ukrainienne, et qu’il la rayerait de la carte en sa qualité de frère. Le frère se muera en victime.
Les mots qui tuent
Lorsque, vers 2012, les premiers sites de désinformation ainsi que les pages Facebook contenant des imbécillités sur le traitement du cancer grâce à l’eau de Javel et d’autres balivernes ésotériques du même acabit sont apparus chez nous, en Slovaquie, ils ont attiré une énorme masse de gens prêts à croire n’importe quoi, et qui allait être facile à manipuler et à influencer. Nous n’avons pas tardé à comprendre qu’ils faisaient partie intégrante de la propagande du Kremlin qui s’est assigné pour tâche de polariser et de fractionner la société, d’envahir chaque jour l’espace public à l’aide de théories conspirationnistes nouvelles et contradictoires, de parsemer des mensonges sur la vérité pour qu’elle soit cachée à notre vue. Nous avons considéré ces canaux de propagande comme des méthodes russes pour influencer l’opinion publique et imposer leurs intérêts : une Europe divisée par des querelles signifie une Europe plus faible et donc une Russie plus forte. Nous avons compris cela comme une affaire politique, sans chercher à discerner dans ces pensées leur visage véritable et brutal. Ce sont bien des mots qui tuent qui se sont répandus dans notre espace – qu’il s’agisse de la guérison par l’eau de Javel ou du refus du vaccin lors de la pandémie. Ils sont responsables de nombre de morts inutiles en Slovaquie. Ils sont porteurs de cynisme et de mépris pour l’humanité dans son ensemble.
La désinformation russe consiste tout d’abord en un narratif qui obscurcit la vérité sous une avalanche de demi-vérités, de mensonges et d’absurdités, qui permet ensuite de l’effacer complètement. Nous-mêmes, nous nous sommes habitués au fait que les fascistes traitent tout un chacun de fasciste, selon des instructions bien balisées, afin que les significations des mots se perdent dans le chaos. Selon Lavrov, l’opération spéciale russe doit empêcher la guerre qui pourrait venir du territoire ukrainien. C’est une paraphrase parfaite du slogan orwellien « La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. » Milonov, député de la Douma, a déclaré avec un enthousiasme sadique à la BBC que la Russie envoie à Kyiv des colombes de la paix, tandis que des jeunes gens bizarres parlent de dénazification dans des vidéos de propagande qui ont l’air de sortir tout droit de films de Léni Riefenstahl.
Cela fait longtemps que nous sommes en guerre
Les fake news et ceux qui les diffusent avaient la part belle chez nous, et aucune mesure n’a été prise à leur encontre pendant toutes ces années. Aucune interdiction, aucune punition, aucune sensibilisation dans les écoles, même s’il était facile de s’inspirer de l’étranger – de la Finlande, par exemple. La désinformation et ses dangers n’étaient évoqués dans les écoles qu’exceptionnellement, et quant à la lecture avertie, nous en sommes à l’âge de pierre. Finalement, aucun des gouvernements que nous avons eu depuis la création de la République slovaque n’a compris l’importance des questions liées à l’éducation et à la culture, l’importance d’apprendre aux gens à comprendre les mots. Comme si pendant dix ans il nous avait échappé que la Russie nous méprisait et nous considérait comme un ennemi contre lequel elle faisait la guerre, hybride pour l’instant. Pour mes connaissances ukrainiennes ces choses étaient évidentes : elles ont de riches souvenirs de l’Union soviétique. Elles ont leur expérience de la famine organisée par Staline et, par la suite, de la liquidation de l’intelligentsia et surtout des écrivains afin d’effacer la langue ukrainienne de la vie publique.
Enfin, les Ukrainiens sont dans une vraie guerre depuis 2014, et l’agression actuelle en est la suite logique. Ils savaient exactement ce qui se cachait derrière les mots du tyran : « Le Donetsk ne sert à rien à la Russie, ça ne l’intéresse pas, c’est toute l’Ukraine qu’elle veut », m’ont-ils expliqué il y a des années, et moi, à l’époque, même en rêve je ne pouvais imaginer l’ampleur de l’agression future.
Un voisin inconnu
Malgré notre proximité géographique nous ne connaissons que très peu l’Ukraine. Comme souvent dans cette région, l’attention se porte sur l’Occident et l’autre côté est automatiquement considéré comme quelque chose d’arriéré, qui n’est pas digne d’attention. La littérature de ce pays de 45 millions de habitants ne fait pas exception : on pourrait compter sur les doigts d’une main le nombre de livres traduits en slovaque ces dernières années. Il est vrai que les personnes intéressées par l’histoire ont pu trouver des livres sur ce territoire ensanglanté ; des auteurs comme Timothy Snyder, Anne Applebaum, David Satter, Orlando Figes, Michail Zygar, Ryszard Kapuscinski, Lawrence Schrad, Svetlana Alexievitch, Peter Pomerantsev ou Tomáš Forró ont expliqué bien des choses sur le fond historique et politique et les relations Kyiv-Moscou, mais aucun d’eux n’est ukrainien. En littérature n’ont été publiés chez nous que Serhiy Jadan, Yuri Andrukhovych, Taras Prokhasko et l’album illustré d’Andriy Lesiv et de Romana Romanyshyn. Jusqu’ici le regard sur le monde, les idées et les problèmes ukrainiens ont été complètement méconnus de nos lecteurs. Nous n’avions pas la possibilité de découvrir leur façon de penser et surtout ce qui se cache derrière leurs histoires. C’est aussi pourquoi, après le choc de l’agression militaire, nous sommes passés à un émerveillement surpris quand nous avons découvert la résolution de ce peuple, la fierté pour leur pays et pour les valeurs européennes qu’ils défendent au prix de leurs vies.
Les auteurs sur les barricades
J’ai eu l’occasion de me rendre à plusieurs reprises au salon du livre Bookforum de Lviv et au Salon international du livre de l’Arsenal de Kyiv. Ils comptent tous deux parmi les choses les plus intéressantes et les plus inspirantes qu’il m’ait été donné de découvrir dans le monde du livre. Des centaines de spectateurs se pressant lors des présentations de livres, des discussions engagées, un théâtre bondé lors des lectures nocturnes de poésie, un centre-ville foisonnant de personnes aux sacs débordants de livres, des soirées-débats autour de la littérature et de nouvelles idées, organisées sur les terrasses et dans les cours des palais historiques. Serhiy Jadan, Oksana Zaboujko, Taras Prokhasko, Sofia et Yuri Andrukhovych sont appréciés à l’étranger, ils sont de véritables superstars dans leur pays.
Lviv, fière ville historique ayant autrefois fait partie de l’Empire austro-hongrois, ville qui, dans l’imaginaire russe, devrait être rasée sous peu et ne laisser derrière elle que de l’herbe, se prépare aujourd’hui à une attaque russe. Dans le centre-ville, à la place des cafés et des stands vendant de la liqueur de griotte s’alignent des « hérissons » antichars et des sacs de sable prêts à l’emploi. La statue du Christ de la Cathédrale arménienne ainsi que les ouvrages précieux ont été mis à l’abri au sous-sol. La gare, pleine à craquer de réfugiés en provenance des villes détruites, est le témoin des dernières étreintes des pères avec leurs enfants et leurs épouses.
À l’université Ivan Franko, au département d’études slaves, on enseigne le slovaque, et plusieurs traductrices de talent y ont obtenu leur diplôme au cours des dernières années. Alexandra Kovalchuk a tout récemment traduit le roman de Balla Au nom du père, et Lydia Khoda traduit nos livres pour enfants. Mais aujourd’hui, des écrivaines et traductrices dispersées dans le centre-ville et les petites villes environnantes sont en quête de gilets pare-balles, fabriquent des cocktails molotov, font passer de l’aide humanitaire, organisent des évacuations, aident dans les centres d’hébergement temporaires et dans les centres médicaux. En ce moment, elles écrivent l’histoire.
Parmi ceux que je connais, personne n’a encore besoin d’aide pour évacuer. Un merci poli et toujours la même réponse : « Si vous voulez nous soutenir, envoyez quelques euros à notre armée. » D’autres mots seraient superflus, le temps manque. Tout le monde reste chez soi. L’horreur et le désespoir nous submergent lorsque nous suivons de loin les attaques contre la population civile, mais les Ukrainiens restent calmes en apparence. Ils sont remplis de colère et pleins de détermination, car ils défendent la civilisation face à la barbarie. Nous aurions pu découvrir cela il y a déjà longtemps dans leurs livres, mais nous n’avons pas encore mis la main dessus.
Lorsque j’ai voulu envoyer ses honoraires à Oleksandr Irvanets, suite à la publication de son poème sur Irpin, ville bombardée, il m’a fait savoir que ça pouvait attendre. Quand l’Ukraine remportera la victoire, il viendra en Slovaquie et s’en servira pour acheter de la borovička, notre gin slovaque.
Virginie Symaniec – Veronika, tes premières publications aux éditions l'Espace d'un instant concernaient déjà le thème de l'exil et des migrateurs. Comment passe-t-on du thème de l'Est-européen à celui de la migration dans l'écriture ? Et quel fut pour toi le marqueur historique ? La chute du Mur ? La guerre des Balkans ? Comment ces événements ont-ils impactés ton écriture ?
Veronika Boutinova - 1989 – L’année-phare. J’ai dix-neuf ans et je regarde la chute du Mur de Berlin à la télévision, avec l’envie d’être là-bas et de vivre ce moment historique. À ce moment, je perçois que l’Histoire, on ne fait pas que l’étudier à l’école comme quelque chose de passé, mais qu’on la vit au présent. Ce sera la même chose ensuite en ce qui concerne la guerre des Balkans qui me tue par écran interposé, et pour l’histoire des migrants dans la ville de Calais. Ce sont des événements tellement forts, qui m’émeuvent, qui m’indignent et je me dois de les vivre pleinement, en citoyenne actrice, pas en spectatrice immobile : il me faut me bouger et me rendre sur les sites où l’histoire se fait ou vient de s’achever, encore chaude. L’indignation ressentie et le manque de réactions que ces événements suscitent m’incitent à en témoigner pour en parler autrement que les journalistes qui les couvrent. Mettre sur scène la guerre des Balkans ou le sort des réfugiés, cela permet un autre langage. Cela permet de donner à voir aux spectateurs des corps, ceux des comédiens, hic et nunc, en direct, qui miment les souffrances des migrateurs, des victimes de la guerre. Je refuse que les citoyens continuent de bouffer leur steak en regardant les infos, je veux les secouer face au plateau.
Lire la suite : Veronika Boutinova : "Ecrire la faillite de l'Union"
Virginie Symaniec - Comment vient-on à l’écriture alors qu’on n’a pas nécessairement choisi d’en faire un métier ?
Valéry Adelphe - En fait, je suis convaincu depuis très jeune d’être écrivain ! J’écris depuis longtemps, mais la velléité de publier ne m’est venue que tardivement (ce n’est pas forcément une évidence pour qui écrit, et encore moins d’en faire une source de revenus).
V. S. - Vous écrivez avoir commencé à écrire D’une Guyane au Caire en 1995. C’est assez étonnant. Est-ce à dire que vous connaissiez déjà la Guyane avant de vous y installer ? Ou bien votre premier projet d’écriture était-il autre ? Quel était le projet au tout début ? Quel a été le point de départ de l’écriture ? La forêt ? Une intrigue ? Un personnage en particulier ?
V. A. - J’ai vécu huit ans en Guyane, de 1984 à 1992, et l’ai quittée pour l’Égypte sans même songer à un éventuel retour. Or la vie au Caire, grande agglomération urbaine où les arbres sont assez rares et surtout couverts de poussière, m’a donné une certaine nostalgie de la forêt. J’ai essayé de réunir mes notes (il y en avait peu) et mes souvenirs, dans une démarche que j’ai immédiatement appelée, de façon assez pompeuse mais je crois plutôt juste, une catharsis. J’ai donc ouvert un fichier, et j’ai commencé à l’alimenter comme un dossier, puis à l’organiser en fonction de la matière recueillie. Ce fut longtemps sous forme d’un diptyque, avec deux fils distincts que j’ai plus tard pensé à entrelacer. L’idée était plus ou moins de rabouter mes quelques bribes mémorielles dans un ensemble cohérent. Mais très vite mon imagination s’est donnée cours ; je savais déjà que les faits rapportés sont souvent perçus comme des fictions ou des mensonges, et que de toute manière ils sont toujours plus ou moins altérés dans le ressouvenir. La frontière est si floue que je ne saurais parfois distinguer ce qui peut être attesté et ce qui fut retouché, même involontairement. Il me semble que les souvenirs sont toujours arrangés, et même « romancés » (dès la sélection de ce qui est retenu).
Quant au scénario, son origine tient autant à une lecture de Roucou de Jacques Perret, qu’au risque de s’égarer dans cette forêt, éventualité qui n’a rien d’extraordinaire (surtout avant la commercialisation du GPS)…
Diana Jamborova Lemay – Marek, le Cameroun est omniprésent dans vos livres depuis plus de 20 ans. Vous semblez fasciné par ce pays et par sa culture. Comment un Slovaque tombe-t-il amoureux de l’Afrique ?
Marek Vadas – J’ai découvert le Cameroun en 1997, c’était donc il y a très longtemps. J’y suis d’abord allé sans rien savoir du pays. Je devais faire deux reportages pour le journal pour lequel je travaillais à l’époque. J’étais inexpérimentée, je craignais diverses maladies et la criminalité, mais c’est tout autre chose qui m’attendait et je n’y étais pas préparé.
J’ai été submergé par l’intensité de mon expérience, par les senteurs, par les couleurs. Mais ce qui m’a surpris le plus étaient les manières d’agir des gens. Surtout celles des gens de la campagne, car il y a une grande différence entre la campagne et les villes. Les villes, là-bas, ressemblent déjà aux villes européennes. À la campagne, les gens sont très pauvres. Il y a des maladies dangereuses et peut-être que, plus la mort est proche et plus est grande l’intensité avec laquelle ils vivent leur vie et expérimentent leurs sentiments. Dans leur philosophie, il n’y a pas de futur, seulement le passé et le présent.
En se tournant toujours vers le passé pour savoir comment se comporter, en demandant toujours aux ancêtres quelles décisions prendre, leur vie ressemble à celle de leurs ancêtres il y a des centaines d’années, et, ce qui me fascine dans tout cela, ce sont toutes ces traditions qui sont toujours très présentes.
D.J.L – Vous êtes membre du Conseil des Anciens dans un petit royaume de Nyengié qui compte 1000 habitants. Comment êtes-vous devenu conseiller du roi et quel est votre rôle ?
M.V. – Dès mes premières visites au Cameroun, j’ai toujours été à la recherche de pratiques traditionnelles liées à la guérison, à la divination, à la sorcellerie et ainsi de suite, et j’ai donc rencontré beaucoup de guérisseurs. Je suis arrivé à Nyengié, où le roi lui-même est guérisseur. Il s’occupe des troubles locomoteurs et peut remettre les gens sur pied après une polio ou une attaque cérébrale grave. C’était un homme jeune, à peu près de mon âge, et dès le début, il a été assez spontané avec moi. Il était surpris qu’un homme blanc s’intéresse aux herbes qu’il ramassait, à la façon dont il préparait de la potion pour les malades ou à ce qu’il faisait pour eux. Un soir, le roi m’a dit que tout le monde me connaissait désormais, que nous étions amis et que nous n’allions pas seulement boire ce vin de palme sous un arbre. Il m’a annoncé que nous allions faire la fête pendant le week-end, et à ma grande surprise, pendant cette célébration, on m’a fait asseoir dans le groupe de ceux qui faisaient partie du Conseil des Anciens.
Virginie Symaniec – Pouvez-vous vous présenter en quelques lignes et nous dire ce qui vous a conduit vers l’Albanie ou peut-être, comment l’Albanie vous a-t-elle choisie ?
Evelyne Noygues – J’avais terminé mes études universitaires et je travaillais à mi-temps quand j’ai commencé à apprendre l’albanais à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Nous étions entre 1988 et 1991 et, à la même époque, j’ai effectué plusieurs séjours linguistiques d’été en Albanie avec des bourses du gouvernement français. Bénévole dans l'association humanitaire « Pharmaciens sans Frontières », j’ai accompagné en 1991 un convoi de médicaments jusqu'à Tirana. J’ai eu envie de retourner travailler et vivre en Albanie. De 1991 à 1994, j’ai été attachée culturelle et de coopération à l'Ambassade de France à Tirana, où tous les jours j’ai parlé, lu, écrit en albanais.
Rien ne me destinait à traduire de la littérature de langue albanaise jusqu’à ce que je reprenne des études à l’Inalco dans les années 2000. Dans le cadre d’un Master2 « Etudes européennes », j’ai suivi une formation à la traduction qui m’a passionnée. Pour mes recherches, j’ai traduit de nombreux documents en histoire et en littérature. Une fois diplômée, j’ai sauté le pas et je suis passée de la traduction universitaire à la traduction littéraire. En 2011 est tout d’abord parue à Tirana une édition bilingue et illustrée de poèmes traduits plusieurs années plus tôt. En 2013 puis en 2018, j’ai contribué à faire connaître en France deux romanciers : Dashnor Kokonozi et Ridvan Dibra, en les traduisant pour le compte des éditions Non-Lieu et Le Ver à Soie. Entre-temps, en 2011, j’avais rejoint le réseau européen de traduction théâtrale Eurodram pour lequel j’ai traduit plusieurs auteurs dramatiques de langue albanaise originaires du Kosovo et d’Albanie, dont les textes ont été sélectionnés entre 2012 et 2020 par le comité de lecture albanais. Dans la foulée, fin 2020, sont parus deux pièces chez L’Espace d’un Instant que j’avais co-traduites avec Sébastien Gricourt du même auteur : Jeton Neziraj. En 2014, je me suis engagée avec enthousiasme dans la publication de la première BD en albanais diffusée en Albanie en co-traduisant avec Arben Selimi, cette fois-ci vers l’albanais, l’album « Le Sceptre d’Ottocar » d’Hergé. En 2020, le site lyrikline.org qui réunit des poètes contemporains du monde entier a publié mes traductions en français de poèmes enregistrés en VO par leur auteure : Luljeta Lleshanaku. La même année, j’ai travaillé à la traduction de récits épiques à paraître en 2021 chez QBD à Tirana.