Virginie Symaniec - Deux trains, trois personnages principaux : un Afgan qui cherche à atteindre le Nord de l’Europe, un fonctionnaire du ministère fédéral de l’Intérieur qui se fait la voix de la raison d’Etat sur la question du droit d’asile et dont le couple a volé en éclat. Son ex-compagne, militante pour le droit d’asile au contraire, aide concrètement le jeune Afghan. Et les trains se croisent, comme les points de vue sur la question de ce que devrait être l’Europe en regard de ce qu’est réellement le droit d’asile. Pourquoi avoir voulu raconter cette histoire en pesant le pour et le contre ?
Roland Siegloff - La nuit tombe pendant que ces deux trains se mettent en route pour traverser quatre frontières entre cinq pays. Puis, il fait noir. Mais le monde n’est pas noir et blanc. Il y a le crépuscule, il y a l’aube, il y a beaucoup de degrés de gris entre les extrêmes. Comme les trains qui passent de part et d’autre pour arriver finalement au même quai d’une gare à Berlin, j’ai voulu entrecroiser des arguments plus ou moins antagonistes, ainsi que la théorie et la pratique, la raison d’Etat et l’approche humaniste. Il fallait rapprocher des positions contraires pour voir plus clair dans le gris de la réalité. En même temps, je pense que le vrai visage d’une société se révèle dans son comportement vis-à-vis des plus faibles, des plus vulnérables. Décrire la réaction d’une société aux migrants et aux demandeurs d’asile peut donc dire beaucoup sur la nature de cette société.
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Virginie Symaniec – Le premier livre que vous avez proposé de traduire pour le compte du Ver à soie était Les Enfants d’Alendrier d’Alhierd Bacharevič : un texte où l’un des personnages principaux est la langue – biélorussienne, russe, mélange des deux –, dans tous ses états. Que se passe-t-il pour vous lorsque vous découvrez ce texte ? Et pourquoi avoir souhaité commencer par ce livre en particulier ?
Alena Lapatniova – À l’époque, A. Bacharevič avait déjà publié 5 romans et Les Enfants d’Alendrier venaient de sortir. Alors que j’entamais la lecture de plusieurs de ses romans à la fois pour faire mon choix, Alhierd a souhaité que ce soit son dernier livre que je traduise. Il disait entretenir un rapport particulier avec ce livre. C’était son « dernier bébé ». Les autres romans avaient déjà été traduits en allemand, alors que celui-ci avait rapidement été qualifié par les traducteurs d’intraduisible. Cela m’a évidement intrigué ! J’ai avalé le livre en quelques jours et j’ai été convaincue que c’était ce livre-là qu’il fallait traduire. Et tant pis pour son intraduisibilité – inscrite en formation de traduction littéraire dispensée à l’ENS par les meilleurs traducteurs-rices français-es, j’étais prête à relever le défit.
Très vite, moi-aussi j’ai entretenu un rapport particulier avec ce livre. En avançant dans la lecture, je faisais de plus en plus de découvertes … à l’intérieur de moi-même. J’éprouvais une sorte d’étonnement : avec chaque personnage, avec chaque dialogue, je sentais que quelque chose de très proche et quotidien, mais insaisissable, prenait forme. Et la forme était cette langue ou plutôt ce mélange des langues que je découvrais être ma langue : cette langue vivante qui faisait écho à mille souvenirs de mon enfance. Le plaisir de reconnaître l’omniprésence de cette polyphonie fut d’autant plus immense que les personnages « typiques » du livre – l’employée de l’état civil, l’ancien militaire, etc – n’avaient jamais rien du stéréotype.
Lire la suite : Entretien avec Alena Lapatniova : "Traduire pour sauvegarder et partager"
Virginie Symaniec – Depuis combien de temps écris-tu maintenant ?
Sonia Ristic – Depuis toujours, mais les premiers textes que j’ai envoyés à des maisons d’édition et des revues – des nouvelles –, datent d’il y a un peu plus de vingt ans. Les premières publications et reconnaissances institutionnelles sont arrivées il y a quinze ans.
V. S. – Tu as d’abord commencé à écrire du théâtre ou bien tu as commencé par la prose ? En fait, j’aimerais comprendre le lien que tu fais ou pas entre l’écriture théâtrale et la prose, car même lorsque tu écris de la prose, on sent qu’il y a une grande oralité dans ton écriture – en tous les cas dans Une île en hiver -, et que l’écriture théâtrale n’est jamais très loin. Est-ce que tu peux nous dire ce que tu ressens sur ce rapport entre écriture et oralité ?
S. R. – Comme dit plus haut, les premiers textes que j’ai donnés à lire étaient des nouvelles. Sans en être forcément consciente au moment où je les ai écrites, ces nouvelles étaient souvent à la première personne et s’apparentaient aussi à des monologues. Peut-être parce que j’étais comédienne à l’époque et que j’avais l’habitude de l’adresse directe. Peut-être ça venait aussi du fait que, n’étant pas publiée encore, et comme ça avait lieu avant internet, les mails et les réseaux, pour partager ces premiers écrits, je les lisais à des proches. Je crois donc que l’oralité était là depuis le début. Plus tard, c’est l’écriture ouvertement théâtrale qui m’a ouvert les premières portes – publications, bourses. Mes pièces empruntent régulièrement au récit et dans mes romans l’oralité est très présente. Dans Une île en hiver, qui emprunte aussi quelques éléments au conte, la musicalité a été très importante depuis le début.
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Est-il vrai que, pour écrire Awa, tu as commencé par écrire sur la chaleur ? Qu’est-ce qui t’intéressait dans cet exercice ?
Je me souviens du lieu et de l’instant précis où m’est venu le désir, le besoin absolu, d’écrire sur la chaleur et plus exactement, sur la chaleur dans la ville. En plein été, dans la ville de banlieue parisienne où j’habite depuis presque toujours, mais pas en son centre. Dans l’un de ses quartiers limitrophes, je regardais les plaques de rues à la recherche d’une adresse en me demandant où situer sur le plan cette placette que la chaleur avait vidée et si je n’étais pas sortie des frontières communales. C’est ce déplacement excentré dans une ville familière, mais qui me devenait soudain étrangère, méconnaissable, écrasée sous une intense chaleur, qui est à l’origine de l’histoire d’Awa : la sensation physique éprouvée par un corps de femme, déambulant dans la ville caniculaire qu’elle ne reconnaît plus.
La grande chaleur, par les vibrations de l’air et les modifications de la perception sensorielle qu’elle engendre, a pour effet la déréalisation du monde ordinaire, la perte des repères et des évidences. Il en est de même de la perception temporelle. La canicule suspend le temps, enferme ceux et celles qui la subissent dans une éternité infernale. Les plus riches ont le luxe du mouvement, grâce à la climatisation. Ils ont la possibilité de quitter la ville pour des destinations qu’on imagine plus tempérées, aérées, où le manque d’eau ne se fait pas sentir, parce qu’ils sont privilégiés. Les pauvres, les vieux, les malades, demeurent dans la fournaise, tétanisés, mourants, jusqu’à ce que ceux et celles qui le peuvent encore, poussés par la volonté de vivre, retrouvent la maîtrise du temps avec la capacité à se révolter ensemble.
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Anonyme est le second livre que vous publiez au Ver à soie. Sa tonalité est très différente de Marche ou rêve qui narrait l’odyssée de deux Sénégalais pensant arriver au pays des Droits de l’Homme et du citoyen. Dans Marche ou rêve, le sentiment était que vous vous écartiez du thriller ou du roman psychologique. Avec Anonyme, on a l’impression que vous y revenez en force, mais en y ajoutant un zeste de Kafka, de Hitchcock ou de certains romans russes de la fin du XIXe siècle comme Le Double de Dostoïevski ou Le Nez de Gogol. Est-ce que ce genre de références, cela compte lorsqu’on écrit un texte comme Anonyme ? Et qu’est-ce que le genre du thriller vous apporte ?
Dans mon panthéon littéraire, Kafka occupe une place éminente. À mes yeux, c’est le créateur du roman moderne : il assume totalement un regard subjectif sur la vie et, à partir d’une anecdote, il arrive à développer une vision du monde à laquelle il est possible de s’identifier. Ce que j’aime aussi chez lui, c’est le côté fable de ses récits : il ne se soucie pas de vraisemblance, il est surtout attentif à la cohérence de son intrigue. Ainsi, Joseph K est logiquement amené à se confronter à des situations de plus en plus absurdes, dont l’issue paraît chaque jour un peu plus compromise. Mais comme il suit une procédure, il lui semble normal d’aller de plus en plus loin dans l’impasse. C’est un visionnaire. La pandémie due au coronavirus nous a fourni l’exemple d’un monde qui s’effondre graduellement, et cela à cause d’un organisme minuscule, invisible à l’œil nu. Kafka aurait adoré cette métaphore d’une société qui passe son temps en palabres mais se révèle incapable de faire face à un danger qui se propage insidieusement.
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Dans Couteau tranchant pour un cœur tendre, vous racontez l’histoire d’un homme-fleuve. Pourquoi avoir souhaité raconter l’histoire d’un homme-fleuve ?
Le livre a commencé comme cela : j'avais un dialogue interne dans ma tête en allant me coucher. Je parlais encore avec un ami qui n'était pas là, c'était juste dans ma tête. Et le nom de cette personne ressemble un peu au mot « rivière » et, par accident, je n’ai pas dit son nom, mais j’ai dit « rivière » comme si je m’adressais à une personne. J'ai pensé que c'était une idée très intéressante, qu'une rivière puisse devenir une personne et qu’une personne puisse devenir une rivière. Comme si tout le monde était un flux. Pour moi, l’image de l’homme-fleuve était surtout l’incarnation de l’idée de l’inconnaissable d’autrui. Nous pensons que nous connaissons nos amis, nos relations, mais, en fait, ils peuvent s’avérer être absolument différents de ce que nous pensons d’eux. Peut-être ne sont-ils même pas humains, comme Ortiz ne l’est pas.
C’est pourtant le crime passionnel qui semble à l’origine de l’intrigue. Pourquoi faire du meurtre un moteur de l’action ?
Parce que je voulais parler du fait d’avoir le cœur brisé. Je trouve qu’un couteau dans le cœur est une bonne métaphore pour exprimer la douleur causée par l’absence d’amour. Puis plus tard, ce titre m'est venu à l'esprit : dans Couteau tranchant pour un cœur tendre, il y avait la combinaison de deux choses : l'amour et la cruauté. Cela m’est venu en même temps que l’idée d’inhumanité de l'homme-fleuve.
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