Juliette Keating – Comment es-tu venue à l’écriture ?
Sylvie Boksenbaum – J’ai toujours, depuis l’enfance, des jaillissements de textes. Ça remonte à loin. À l’école, j’adorais les rédactions. Petite, je faisais des poèmes dédiés à ma mère, sur les abeilles, sur des thèmes enfantins, mais qui n’étaient pas liés à ma vie puisque j’étais parisienne, je n’avais pas de contact avec la campagne. C’était sans doute en relation à des rêves assez prégnants où je pars dans des voyages comme si j’étais une caméra, des rêves très visuels. Des phrases, des mots me viennent, souvent la nuit. Je suis aussi sensible à la musique des mots. Quand j’écris mes textes, je me les dis tout haut, je les façonne avec la musique des mots, avec leur rythme. Mon conte sur le zèbre a commencé comme cela.
Juliette Keating – Est-ce que l’on peut dire que c’est une inspiration d’ordre poétique ?
Sylvie Boksenbaum – Oui, c’est comme un fil qui émerge de l’inconscient et se déroule. J’écris des phrases et, à un moment, elles vont s’assembler, soit en histoire, soit en poème. J’aime beaucoup cette idée que les différentes facettes que l’on a en soi se parlent, se répondent. Ce dialogue intérieur permet l’écriture.
Juliette Keating – Ton conte a pour personnage un zèbre, pourquoi ce choix ?
Sylvie Boksenbaum – J’ai beaucoup de tendresse pour les animaux. Le zèbre, je n’avais pas d’attirance particulière mais c’est lui qui est venu à ma rencontre. Cela vient peut-être de l’expression « drôle de zèbre », du côté rêveur du personnage et épris de liberté. J’ai eu des sensations particulières la nuit au Costa Rica où les cieux sont immenses épargnés par la lumière des villes. On peut perdre ses repères et flotter dans dans l’obscurité et en même temps dans les étoiles. J’ai vraiment plongé dans les étoiles comme mon personnage. On peut voyager dans les étoiles, en quelque sorte.
Juliette Keating – Jacqueline Dérens, tu es une militante contre l’apartheid, engagée notamment auprès de Dulcie September, représentante de l’ANC (Congrès National Africain) en France jusqu’à son assassinat en 1988. Aujourd’hui tu continues d’exiger la vérité sur l’assassinat de Dulcie September, tu écris encore sur l’Afrique du sud. Et tu publies un ensemble de textes courts et de poèmes aux éditions Le Ver à Soie. As-tu toujours inscrit l’écriture dans ta vie de femme engagée ?
Jacqueline Dérens – J’ai toujours aimé écrire et beaucoup lire, ça ne m’a jamais quitté même quand j’étais militante. J’écris, je tiens un journal et, quand je pars en voyage professionnel en Afrique du Sud ou dans les Balkans, j’ai un carnet de voyage avec moi qui n’est pas mon carnet de travail. C’est un carnet de sensations, de petites choses : une grand-mère sur un marché qui était drôle, un étal magnifique comme à Belgrade, la mimique d’un chat que je ne reverrai plus, je les note et je vois après ce que j’en fais.
Juliette Keating – Comment abordes-tu l’écriture dans ces textes qui ne sont pas directement militants ?
Jacqueline Dérens – Mon écriture militante est très raisonnée, je vérifie tout ce que j’avance, j’aiguise mes crayons. L’écriture militante est une écriture du but. L’autre écriture est de cœur, de sensations, de couleurs, d’instants. Des textes courts, des poèmes, des nouvelles, j’en écris beaucoup mais je ne pensais pas les publier. Quand Virginie Symaniec m’en a fait la proposition, j’étais très contente parce que mes moments de colère ou mes moments d’admiration peuvent être partagés. Un texte est poétique parce qu’il éveille quelque chose d’immédiat qui va toucher le lecteur. C’est ce qui compte pour moi, toucher le lecteur. En vieillissant, je pense que ces moments où l’on est ému par la grâce d’un chat, par le vent qu’on sent différent – j’habite au bord de l’océan, il est très capricieux ! –, prennent toute leur importance. Je m’y retrouve entière, pas uniquement une femme de tête, une militante qui pèse ses mots, essaie de faire comprendre, de penser juste. C’est très intellectuel la poésie, mais dans un registre différent. Nous avons un cerveau mais aussi un nez pour sentir, des yeux pour voir, des émotions.
Diana Jamborova Lemay – Question pour Jana. Comment avez-vous commencé à écrire Café Hyène ?
Jana Beňová – Quand j’étais enfant, je voulais avoir un chien et je l’ai eu ce chien rêvé. Mais, c’était un chien mauvais, méchant. La vérité est qu’il n’y a pas de chiens méchants, il n’y a que de mauvais maîtres. A l’époque, j’étais enfant, alors ce n’était pas de ma faute si ce chien était méchant, il avait été élevé par des membres de ma famille. Tous ont été mordus par le chien. Nous avions peur de lui. C’est là que j’ai commencé à écrire un roman, l’histoire d’un chien que tous les enfants rêvent d’avoir. Qui serait mon bon compagnon, mon ami, avec qui je passerais pleins d’histoires amusantes et agréables. Dans mon livre Café Hyène, je mets fin à l'histoire de ce chien. Son histoire se termine au moment où le personnage principal, une femme, finalement, le tue.
Diana Jamborova Lemay – Question pour Marek. Vous avez écrit beaucoup de livres, y compris pour les enfants, qui se déroulent en Afrique. Notamment des contes, mais aussi Le Guérisseur et Noir sur Noir. Dans votre dernier roman, Six étrangers, à paraître au Ver à soie, on revient en Slovaquie. Vous vous êtes inspiré de faits réels dont personne ne se souvient, et qui se sont déroulés durant les années 1920 dans une petite ville de Slovaquie où les villageois ont massacré des Rroms. Alors j’ai envie de vous demander s’il y a une différence entre écrire dans un écrin africain et écrire en milieu slovaque.
Lorsque je suis allé pour la première fois au Cameroun en 1997, j’avais déjà publié trois livres en Slovaquie. En écrivant, j’ai compris que l’environnement exerce une grande influence sur moi. Quand je plaçais les intrigues de mes histoires en Afrique, j’avais le sentiment d’être un écrivain plus libre. Dans beaucoup d’histoires africaines, la réalité est marquée par les esprits et par les dieux. Les histoires des conteurs africains me permettent de mieux incorporer les différents plans de la réalité à la fiction. Souvent, j’écris sur des choses très triviales, très basiques. Mais lorsque j’écris une histoire du point de vue d’une personne vulnérable – comme une personne en marge de la société, un alcoolique, quelqu’un qui aurait des problèmes psychiques ou encore un enfant -, si je situe les problèmes de cette personne dans un milieu Africain, la façon dont ce milieu va agir sur les actions de ces personnages apporte des réponses inattendues. Pour ce qui concerne les trois livres que j’ai publiés en Slovaquie, les critiques étaient bonnes. Elles ont souvent dit que j’ai très bien décrit la vie des pauvres Africains, mais ce n’était pas mon but, je décrivais pratiquement mon autobiographie. Alors je suis revenu à la Slovaquie, car je voulais savoir si cela allait changer quelque chose dans mon écriture et ma façon d’aborder l’œuvre. Finalement les critiques ont dit que cela ne changeait rien et que j’écrivais de la même façon. Au fond, Le Guérisseur n’est pas un guérisseur à proprement parlé. C’est quelqu’un qui aide, qui accueille. Actuellement, j’ai des réfugiées Ukrainiennes chez moi. C’est sans doute par là qu’on retrouve le trait autobiographique. Le Guérisseur n’est pas un guérisseur traditionnel, Africain etc. C’est juste une personne connectée à la vie.
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Virginie Symaniec – Comme beaucoup d’auteurs du Ver à soie, tu viens étonnement du théâtre mais pour écrire cette fois de la prose. Tu es un spécialiste de l’Allemagne et notamment de l’Allemagne de l’est. Tu m’as proposé de rédiger une sorte de saga qui serait celle de la famille Müller et dans Terre ciel enfer, le premier volume, nous découvrons cette famille le jour où on a posé la première brique du mur de Berlin. Peux-tu commencer par nous dire un peu d’où tu viens et aussi comment a commencé pour toi ce projet d’écriture ?
Laurent Maindon – Germaniste de formation universitaire, j’ai participé à un voyage d’études en avril 1986 à Berlin. C’était la première fois que je mettais les pieds dans cette ville. Et là comme pour de nombreuses personnes arrivant dans cette ville partagée pour la première fois, ce fut un choc. J’avais beau connaître la situation particulière de Berlin Ouest, avoir lu moults récits, il n’en reste pas moins que cette cicatrice de béton imposait d’emblée, par sa présence aussi bien que par les conséquences qu’elle avait produites, une intimidation. On se savait immédiatement posé à l’endroit de la veine sur laquelle il suffisait de poser la main pour prendre le pouls de cette guerre froide interminable. Mais bien d’autres sentiments, parfois confus ou indescriptibles sur le coup, nous habitaient durant ce séjour. Un mélange de sidération, comparable à celui qui saisit ceux qui viennent d’assister à un accident et qui ne parviennent pas à détourner le regard. Le franchissement de la frontière entre Berlin Ouest et Berlin Est, qu’il soit anonyme lorsque nous empruntions les lignes de métro qui traversaient certains quartiers de la partie Est de la ville pour se rendre de l’Ouest à l’Est de Berlin Ouest, ou bien qu’il soit officiel après l’obtention d’un visa journalier aux quelques checkpoints existants, constituaient une aventure pleine d’intérêts. Frissons et vertiges garantis, néanmoins sans risques pour nous citoyens occidentaux. Beaucoup de choses de la vie quotidienne étaient dissemblables, des vêtements aux ustensiles, des devantures de magasins aux produits de première nécessité. On finissait, non sans a priori, par distinguer à l’allure qui était de l’Est ou de l’Ouest. Une culture des clichés entretenue qui imprimait durablement en nos esprits la dualité du monde d’alors, de la ville en particulier. Bref, tout ceci pour dire que l’abondance des ressentis, parfois contradictoires, ne pouvait se diluer dans l’album photos d’un voyage inopiné.
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Virginie Symaniec – Veronika, tu as déjà publié Sursum corda au Ver à soie qui interrogeait la notion de frontières en narrant un amour absolu entre un Serbe de la Krajina déraciné lors de la guerre des Balkans et Charlotte, une Française. Cette fois, tu nous racontes une histoire dont une partie de l’action se déroule dans ton lieu de vie, Calais, tristement célèbre aujourd’hui pour sa jungle et sa brutalité vis-à-vis des migrants qui tentent de traverser la Manche pour se rendre en Angleterre au péril de leur vie. Tu décides cette fois d’écrire un conte qui narre l’histoire d’une femme dont les cheveux captent les paroles et les récits des noyés. Quelle est non seulement l’histoire de ce texte, mais aussi celle de ton engagement pour ceux que tu dénommes les migrateurs ? »
Veronika Boutinova – Le lien entre les deux textes est l’Europe, l’Europe d’hier, celle d’aujourd’hui. L’Europe, ses frontières. Sursum corda évoque les guerres de territoires dans les Balkans, rappelle les atrocités commises pour que la Yougoslavie demeure la Yougoslavie (ou la Grande Serbie) et ne soit pas démembrée en moult pays. Ce texte évoque encore l’impossible reconnection entre Est et Ouest malgré les retrouvailles des deux parties du continent.
Avec L’Homme qui flotte dans ma tête qui emmène Magda et Baptiste de la Manche en mer Egée, nous plongeons dans la gestion monstrueuse des réfugiés des guerres du monde entier qui souhaitent se mettre en sécurité au sein de nos frontières européennes. L’Europe est synonyme de paix pour les populations sous les bombes de Syrie, du Soudan, d’Afghanistan. Puis bien vite, les exilés comprennent que cette appellation est un leurre. Notre continent met en place des stratégies de guerre pour lutter contre la pénétration de ses terres par les étrangers et pour les en expulser. Les frontières tuent, parce que les Etats européens tentent de les rendre infranchissables. Que ce soit dans la gestion des vivants ou la gestion des morts, tous invisibilisés, nous n’avons plus visage humain : l’Europe est responsable d’un nouveau génocide, ne serait-ce qu’en Méditerranée, dont les fonds marins sont un cimetière dense, et aujourd’hui dans la Manche, là, à deux pas de chez moi. Comment ne pas devenir insomniaque ? Comment dormir à Calais-ville-frontière quand je vois dans le parc sous ma fenêtre des hommes donner des liasses de billets à un passeur, quand je vois les valises recouvertes de cellophane, quand je vois les enfants courir dans l’herbe, les bébés dans les bras de leur mère et que je les sais la nuit sur un dinghy dans les eaux dangereuses de la Manche ; que je les imagine flottant noyés ? Magda bien entendu c’est moi qui ne peux m’empêcher de me faire le film des naufrages, de voir et d’entendre les êtres humains en train de couler.
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Virginie Symaniec – Sébastien, tu viens de publier au Ver à soie le poème épique Espars illustré par Elza Lacotte et nous venons d’apprendre que ton livre est lauréat du Prix méditerranée « Poésie » 2023. Il est donc temps d’en parler un peu plus en détail. Pourquoi avoir voulu narrer une traversée de Villefranche à Cagliari sous Victor-Amédée III, âge d’or de la marine de Savoie dans le comté de Nice ? Ou comment l’histoire peut-elle faire suffisamment rêver pour qu’on écrive à partir d’elle un poème épique de 280 pages ?
Sébastien Cagnoli – Une de mes motivations était effectivement de partager l’histoire du Pays niçois : le fait que l’agglomération de Nice-Villefranche fût un port majeur d’un État européen pendant un demi-millénaire, de 1388 à 1860, est aujourd’hui largement méconnu.
Ensuite, du point de vue de la navigation maritime, le XVIIIe siècle est une période de transition qui stimule particulièrement l’imagination : c’est celle des grands voiliers, après les galères, avant la machine à vapeur. C’est l’époque des pirates et des grands récits d’aventures maritimes. C’est justement ce grand tournant scientifique qui va aboutir à la révolution industrielle : la navigation à voile nécessite des connaissances et des compétences très complexes, qui relèvent à la fois de l’astronomie, des mathématiques, de la mécanique, etc. Toutes ces sciences sont alors en plein essor, les mathématiques sont poussées au-delà de leurs derniers retranchements (je pense aux nombres complexes), et des applications immenses vont en résulter pour les générations à venir. Mais on a beau maîtriser les chiffres et les théories, la réalité reste imprévisible et difficile à appréhender. C’est le cœur du sujet : le rapport entre réel et imaginaire, entre pratique et théorie, entre vérité et légende…
V. S. – Est-ce parce que tu es aussi simplement passionné d’histoire et de voyages, voire de grandes épopées, ou bien parce que cela te permettait d’évoquer également une partie de ton histoire familiale ?
S. C. – Oui, mon histoire familiale est une des sources de ce livre. Mes recherches généalogiques m’ont permis de découvrir, sur l’histoire du Pays niçois, des choses qu’on n’apprend pas à l’école. Mes ancêtres ont été directement concernés par les nouveaux horizons économiques présentés d’abord par le développement de la marine royale à Villefranche et à Nice (nouveaux métiers dans les chantiers navals et en mer), ensuite par sa délocalisation à Gênes en 1815 (reconversion dans de nouveaux métiers en ville). De même, le parcours de mes ancêtres niçois qui ont servi dans la marine de Savoie et qui ont été appelés sous le drapeau vert-blanc-rouge pour deux « guerres d’indépendance italienne » en 1848 et en 1859 (voire pour la guerre de Crimée) m’a fait comprendre bien des choses sur l’histoire de l’Europe et de la Méditerranée. À vrai dire, la rédaction d’Espars est allée très vite : je n’ai fait que remanier des matériaux que j’avais accumulés depuis plus de dix ans – sous prétexte de recherches généalogiques – et autour desquels j’avais vaguement développé des récits de fiction qui n’avaient jamais abouti. Il manquait un déclic, une étincelle.
À propos de grandes épopées, je dois avouer que le Kalevala – l’épopée nationale finnoise – m’a certainement influencé, par exemple sur des figures de style comme les parallélismes ou les allitérations. Mais c’est aussi que toute épopée, toute poésie traditionnelle, repose sur des contraintes formelles plus ou moins strictes, plus ou moins intuitives, transmises de génération en génération. En l’occurrence il ne s’agit pas de poésie traditionnelle, bien sûr, mais l’influence s’en fait sentir, et je cherche à renouer avec une certaine tradition de poésie métrique.
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