Virginie Symaniec – Veronika, tes premières publications aux éditions l'Espace d'un instant concernaient déjà le thème de l'exil et des migrateurs. Comment passe-t-on du thème de l'Est-européen à celui de la migration dans l'écriture ? Et quel fut pour toi le marqueur historique ? La chute du Mur ? La guerre des Balkans ? Comment ces événements ont-ils impactés ton écriture ?
Veronika Boutinova - 1989 – L’année-phare. J’ai dix-neuf ans et je regarde la chute du Mur de Berlin à la télévision, avec l’envie d’être là-bas et de vivre ce moment historique. À ce moment, je perçois que l’Histoire, on ne fait pas que l’étudier à l’école comme quelque chose de passé, mais qu’on la vit au présent. Ce sera la même chose ensuite en ce qui concerne la guerre des Balkans qui me tue par écran interposé, et pour l’histoire des migrants dans la ville de Calais. Ce sont des événements tellement forts, qui m’émeuvent, qui m’indignent et je me dois de les vivre pleinement, en citoyenne actrice, pas en spectatrice immobile : il me faut me bouger et me rendre sur les sites où l’histoire se fait ou vient de s’achever, encore chaude. L’indignation ressentie et le manque de réactions que ces événements suscitent m’incitent à en témoigner pour en parler autrement que les journalistes qui les couvrent. Mettre sur scène la guerre des Balkans ou le sort des réfugiés, cela permet un autre langage. Cela permet de donner à voir aux spectateurs des corps, ceux des comédiens, hic et nunc, en direct, qui miment les souffrances des migrateurs, des victimes de la guerre. Je refuse que les citoyens continuent de bouffer leur steak en regardant les infos, je veux les secouer face au plateau.
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Virginie Symaniec - Comment vient-on à l’écriture alors qu’on n’a pas nécessairement choisi d’en faire un métier ?
Valéry Adelphe - En fait, je suis convaincu depuis très jeune d’être écrivain ! J’écris depuis longtemps, mais la velléité de publier ne m’est venue que tardivement (ce n’est pas forcément une évidence pour qui écrit, et encore moins d’en faire une source de revenus).
V. S. - Vous écrivez avoir commencé à écrire D’une Guyane au Caire en 1995. C’est assez étonnant. Est-ce à dire que vous connaissiez déjà la Guyane avant de vous y installer ? Ou bien votre premier projet d’écriture était-il autre ? Quel était le projet au tout début ? Quel a été le point de départ de l’écriture ? La forêt ? Une intrigue ? Un personnage en particulier ?
V. A. - J’ai vécu huit ans en Guyane, de 1984 à 1992, et l’ai quittée pour l’Égypte sans même songer à un éventuel retour. Or la vie au Caire, grande agglomération urbaine où les arbres sont assez rares et surtout couverts de poussière, m’a donné une certaine nostalgie de la forêt. J’ai essayé de réunir mes notes (il y en avait peu) et mes souvenirs, dans une démarche que j’ai immédiatement appelée, de façon assez pompeuse mais je crois plutôt juste, une catharsis. J’ai donc ouvert un fichier, et j’ai commencé à l’alimenter comme un dossier, puis à l’organiser en fonction de la matière recueillie. Ce fut longtemps sous forme d’un diptyque, avec deux fils distincts que j’ai plus tard pensé à entrelacer. L’idée était plus ou moins de rabouter mes quelques bribes mémorielles dans un ensemble cohérent. Mais très vite mon imagination s’est donnée cours ; je savais déjà que les faits rapportés sont souvent perçus comme des fictions ou des mensonges, et que de toute manière ils sont toujours plus ou moins altérés dans le ressouvenir. La frontière est si floue que je ne saurais parfois distinguer ce qui peut être attesté et ce qui fut retouché, même involontairement. Il me semble que les souvenirs sont toujours arrangés, et même « romancés » (dès la sélection de ce qui est retenu).
Quant au scénario, son origine tient autant à une lecture de Roucou de Jacques Perret, qu’au risque de s’égarer dans cette forêt, éventualité qui n’a rien d’extraordinaire (surtout avant la commercialisation du GPS)…
Diana Jamborova Lemay – Marek, le Cameroun est omniprésent dans vos livres depuis plus de 20 ans. Vous semblez fasciné par ce pays et par sa culture. Comment un Slovaque tombe-t-il amoureux de l’Afrique ?
Marek Vadas – J’ai découvert le Cameroun en 1997, c’était donc il y a très longtemps. J’y suis d’abord allé sans rien savoir du pays. Je devais faire deux reportages pour le journal pour lequel je travaillais à l’époque. J’étais inexpérimentée, je craignais diverses maladies et la criminalité, mais c’est tout autre chose qui m’attendait et je n’y étais pas préparé.
J’ai été submergé par l’intensité de mon expérience, par les senteurs, par les couleurs. Mais ce qui m’a surpris le plus étaient les manières d’agir des gens. Surtout celles des gens de la campagne, car il y a une grande différence entre la campagne et les villes. Les villes, là-bas, ressemblent déjà aux villes européennes. À la campagne, les gens sont très pauvres. Il y a des maladies dangereuses et peut-être que, plus la mort est proche et plus est grande l’intensité avec laquelle ils vivent leur vie et expérimentent leurs sentiments. Dans leur philosophie, il n’y a pas de futur, seulement le passé et le présent.
En se tournant toujours vers le passé pour savoir comment se comporter, en demandant toujours aux ancêtres quelles décisions prendre, leur vie ressemble à celle de leurs ancêtres il y a des centaines d’années, et, ce qui me fascine dans tout cela, ce sont toutes ces traditions qui sont toujours très présentes.
D.J.L – Vous êtes membre du Conseil des Anciens dans un petit royaume de Nyengié qui compte 1000 habitants. Comment êtes-vous devenu conseiller du roi et quel est votre rôle ?
M.V. – Dès mes premières visites au Cameroun, j’ai toujours été à la recherche de pratiques traditionnelles liées à la guérison, à la divination, à la sorcellerie et ainsi de suite, et j’ai donc rencontré beaucoup de guérisseurs. Je suis arrivé à Nyengié, où le roi lui-même est guérisseur. Il s’occupe des troubles locomoteurs et peut remettre les gens sur pied après une polio ou une attaque cérébrale grave. C’était un homme jeune, à peu près de mon âge, et dès le début, il a été assez spontané avec moi. Il était surpris qu’un homme blanc s’intéresse aux herbes qu’il ramassait, à la façon dont il préparait de la potion pour les malades ou à ce qu’il faisait pour eux. Un soir, le roi m’a dit que tout le monde me connaissait désormais, que nous étions amis et que nous n’allions pas seulement boire ce vin de palme sous un arbre. Il m’a annoncé que nous allions faire la fête pendant le week-end, et à ma grande surprise, pendant cette célébration, on m’a fait asseoir dans le groupe de ceux qui faisaient partie du Conseil des Anciens.
Virginie Symaniec – Pouvez-vous vous présenter en quelques lignes et nous dire ce qui vous a conduit vers l’Albanie ou peut-être, comment l’Albanie vous a-t-elle choisie ?
Evelyne Noygues – J’avais terminé mes études universitaires et je travaillais à mi-temps quand j’ai commencé à apprendre l’albanais à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Nous étions entre 1988 et 1991 et, à la même époque, j’ai effectué plusieurs séjours linguistiques d’été en Albanie avec des bourses du gouvernement français. Bénévole dans l'association humanitaire « Pharmaciens sans Frontières », j’ai accompagné en 1991 un convoi de médicaments jusqu'à Tirana. J’ai eu envie de retourner travailler et vivre en Albanie. De 1991 à 1994, j’ai été attachée culturelle et de coopération à l'Ambassade de France à Tirana, où tous les jours j’ai parlé, lu, écrit en albanais.
Rien ne me destinait à traduire de la littérature de langue albanaise jusqu’à ce que je reprenne des études à l’Inalco dans les années 2000. Dans le cadre d’un Master2 « Etudes européennes », j’ai suivi une formation à la traduction qui m’a passionnée. Pour mes recherches, j’ai traduit de nombreux documents en histoire et en littérature. Une fois diplômée, j’ai sauté le pas et je suis passée de la traduction universitaire à la traduction littéraire. En 2011 est tout d’abord parue à Tirana une édition bilingue et illustrée de poèmes traduits plusieurs années plus tôt. En 2013 puis en 2018, j’ai contribué à faire connaître en France deux romanciers : Dashnor Kokonozi et Ridvan Dibra, en les traduisant pour le compte des éditions Non-Lieu et Le Ver à Soie. Entre-temps, en 2011, j’avais rejoint le réseau européen de traduction théâtrale Eurodram pour lequel j’ai traduit plusieurs auteurs dramatiques de langue albanaise originaires du Kosovo et d’Albanie, dont les textes ont été sélectionnés entre 2012 et 2020 par le comité de lecture albanais. Dans la foulée, fin 2020, sont parus deux pièces chez L’Espace d’un Instant que j’avais co-traduites avec Sébastien Gricourt du même auteur : Jeton Neziraj. En 2014, je me suis engagée avec enthousiasme dans la publication de la première BD en albanais diffusée en Albanie en co-traduisant avec Arben Selimi, cette fois-ci vers l’albanais, l’album « Le Sceptre d’Ottocar » d’Hergé. En 2020, le site lyrikline.org qui réunit des poètes contemporains du monde entier a publié mes traductions en français de poèmes enregistrés en VO par leur auteure : Luljeta Lleshanaku. La même année, j’ai travaillé à la traduction de récits épiques à paraître en 2021 chez QBD à Tirana.
Virginie Symaniec - Deux trains, trois personnages principaux : un Afgan qui cherche à atteindre le Nord de l’Europe, un fonctionnaire du ministère fédéral de l’Intérieur qui se fait la voix de la raison d’Etat sur la question du droit d’asile et dont le couple a volé en éclat. Son ex-compagne, militante pour le droit d’asile au contraire, aide concrètement le jeune Afghan. Et les trains se croisent, comme les points de vue sur la question de ce que devrait être l’Europe en regard de ce qu’est réellement le droit d’asile. Pourquoi avoir voulu raconter cette histoire en pesant le pour et le contre ?
Roland Siegloff - La nuit tombe pendant que ces deux trains se mettent en route pour traverser quatre frontières entre cinq pays. Puis, il fait noir. Mais le monde n’est pas noir et blanc. Il y a le crépuscule, il y a l’aube, il y a beaucoup de degrés de gris entre les extrêmes. Comme les trains qui passent de part et d’autre pour arriver finalement au même quai d’une gare à Berlin, j’ai voulu entrecroiser des arguments plus ou moins antagonistes, ainsi que la théorie et la pratique, la raison d’Etat et l’approche humaniste. Il fallait rapprocher des positions contraires pour voir plus clair dans le gris de la réalité. En même temps, je pense que le vrai visage d’une société se révèle dans son comportement vis-à-vis des plus faibles, des plus vulnérables. Décrire la réaction d’une société aux migrants et aux demandeurs d’asile peut donc dire beaucoup sur la nature de cette société.
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Virginie Symaniec – Le premier livre que vous avez proposé de traduire pour le compte du Ver à soie était Les Enfants d’Alendrier d’Alhierd Bacharevič : un texte où l’un des personnages principaux est la langue – biélorussienne, russe, mélange des deux –, dans tous ses états. Que se passe-t-il pour vous lorsque vous découvrez ce texte ? Et pourquoi avoir souhaité commencer par ce livre en particulier ?
Alena Lapatniova – À l’époque, A. Bacharevič avait déjà publié 5 romans et Les Enfants d’Alendrier venaient de sortir. Alors que j’entamais la lecture de plusieurs de ses romans à la fois pour faire mon choix, Alhierd a souhaité que ce soit son dernier livre que je traduise. Il disait entretenir un rapport particulier avec ce livre. C’était son « dernier bébé ». Les autres romans avaient déjà été traduits en allemand, alors que celui-ci avait rapidement été qualifié par les traducteurs d’intraduisible. Cela m’a évidement intrigué ! J’ai avalé le livre en quelques jours et j’ai été convaincue que c’était ce livre-là qu’il fallait traduire. Et tant pis pour son intraduisibilité – inscrite en formation de traduction littéraire dispensée à l’ENS par les meilleurs traducteurs-rices français-es, j’étais prête à relever le défit.
Très vite, moi-aussi j’ai entretenu un rapport particulier avec ce livre. En avançant dans la lecture, je faisais de plus en plus de découvertes … à l’intérieur de moi-même. J’éprouvais une sorte d’étonnement : avec chaque personnage, avec chaque dialogue, je sentais que quelque chose de très proche et quotidien, mais insaisissable, prenait forme. Et la forme était cette langue ou plutôt ce mélange des langues que je découvrais être ma langue : cette langue vivante qui faisait écho à mille souvenirs de mon enfance. Le plaisir de reconnaître l’omniprésence de cette polyphonie fut d’autant plus immense que les personnages « typiques » du livre – l’employée de l’état civil, l’ancien militaire, etc – n’avaient jamais rien du stéréotype.
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